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Full text of "Mémoires inédits de madame la comtesse de Genlis: pour servir à l'histoire des dix-huitième et ..."

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I 



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1 



MEMOIRES 



INÉDITS 



D£ MADAME LA COMTESSE 



DE GENLIS. 



TOME V. 



De rimprtmerie de G. Schalze, 18, Poland Street. 



MEMOIRES 



INÉDITS 



DE MADAME LA COMTESSE 



DE GENLIS, 



POUR SERVIR A L'HISTOTRB 



DES 



DIX-HUITIÈME ET DIX-NEUVIÈME SIÈCLES. 



TOME CINQUIÈME. 



A PARIS, 
ET LONDRES CHEZ COLBURN, 

NEW BUBLIN6TON STIIBBT. 
1825. 



MEMOIRES 



DE 



M«^ LA COMTESSE DE GENLIS. 



Le premier mois de mon séjour à Berlin fut un véri- 
table enchantement pour moi ; je revis toutes n>es 
connoissances et tous mes amis^ qui me témoignèrent 
encore plus d'empressement qu^aù premier voyage : 
chacun s'occupa de mon amusement^ on me mena 
au spectacle, on me ât faire des parties charmantes 
dans les environs. Nous allâmes jusqu'à Sans-Sou- 
ci, où j'allai recueillir une quantité de souvenirs du 
grand Frédéric ; et en parcourant ces appartemens, 
dont on avoit respecté les meubles et toutes les 
vieilleries, je me confirmai dans Vidée que j'avois de- 
puis long-temps, que les aperçus et les réflexions pré- 
tendues philosophiques de certains auteurs, dans les-* 
quels leurs partisans trouvent tant de profondeur, 
ne sont en général que des niaiseries et des faussetés. 

TOMB V. 1 



2 MÉAiOIREâ 

M. de Volney, dans un de ses ouvrages, dit que, pouf 
juger parfaitement du caractère, des inclinations, dii 
genre d'esprit, d'un homme qui n'existe plus, dont il 
n'auroit jamais entend^ parle% avec lequel il n'auroit 
jamais eu le moindre rapport, il lui suffii*oit de se 
trouver à son inventaire et d'examiner avec une i«- 
tention philosophique ses DSfeubles, ses habits, ses bi^ 
joux, ses livres, etc. ^ parce que toutes ces choses, par 
leur sdlidité ou leur frivolité, lui donneroient une 
idée complète du personnage. Ainsi donc, si l'on eût 
transporté M. de Volney, Ce profond penseur, dans 
le» appartemèns du grand Frédéric, comme il n'y 
auroit vu que des meubles et des draperies couleur 
de rose et argent^ que des gravures et des tableaux 
mythologiques, et une c<dlection de tous les bijoux 
les plus fragiles, et de tous les colifichets des bouli'- 
qiies françaises, comme il auroit trouvé dans la bi«- 
bliothéque on nombl*e infini d'ouvrages licencieux ^ 
de poésies frivoles, il auroit certainement pensé que 
le défunt) dont nous supposons qu'il auroit ignoré le 
nom, étoit «m jeune Sybarite entièrement dépourvu 
de méiilte et d'esprit ; et cependant ce prétendu Sy- 
barite étoit vai vieux guerrier, le plus gvand capitaine 
de son temps, le rdi le plus vigilant^ le p^us laboriark, 
et '^) mi milieu de ses ^aperies couleur de it^se, 
ctfttclM^ tôujouiis avec ses bettes. Voilà comme 
cfèfs w^ssSeuTS ont jugé tant de fois et sans appel 1 
La^«q)â;rt de m)â voyagetirs moderne ent^adopté 



BE MADAME DB .<3£NLIS. 3 

cette manière de juger, qui, au reste, est commode ; 
car alors il suffit d'entrevoir pour connoiti«, ce qui 
épai^e beaucoup de temps etde recherches fatigantes. 
Il en résulte qu'un vojrage n'est qu'un recueil de con- 
jectures. Il ne falloit aux anciens voyageurs jque du 
boAsens etde la vétiacité; il faut aux nôtres une 
pénétration admirable. U n'est pas bien étonnant de 
peindre fidèkmEent ce qu'on a .bien examiné : il est 
merveilleux de donner une idée juste et précise de 
ce qu'on n'a pu que deviner. Pour moi, qui ne suis 
qu'une voyageuse très-vulgaire, je ne jugerai jamais 
par induction ; voici là-dessus ce qui m'est arrivé* 
J'avois entendu dire que les protestans, ennemis dans 
leur culte de toute décoration', n'ornoient jamais 
leurs églises de vases de fleurs. Etant depuis peu 
de jours à Hambourg, je me promenois seule, un 
matin, aux environs de cette ville ; ^e vis réunis plu- 
sieurs jolis jardins de paysans, entourés seulement 
d'une petite haie. J'entrai dans un de ces jardins^ 
il étoit rempli de légumes, à l'exception d'un petit 
carré pkm de flçurs charmantes, cultivées avec soin. 
Je savois assez l'allemand pour &ire quelques ques^ 
tions et pour entendre quelques phrases. Je félicitai 
la bonne paysanne qui me recevoit, d'avoir ce goût 
pour les fleurs ; elle me répondit qu'elle les cultivoit 

pour l'église. Surprise de ce fait, je m'écriai: ^^Quoi! 

< 

pour l'église î-:~Otrf, reprit-elle, ces flewrs ^ontf mites 
pmar être des bouquefts d'égUsey^vouS trmv^rtz ia 

1 * 



4 



MÉMOIRES 



même chose dans tous les jardins.'' Cela étoit positif^ 
néanmoins^ pour n'avoii: aucun doute là-dessus, j'en- 
trai dans cinq ou six autres jardins. Je vis partout 
le même carré de fleurs, et partout on me fît la même 
réponse sur leur usage. E^n rentrant chez moi, 
j'écrivis sur mon journal que les paysans de ce canton 
avoient une piété que je voudrois voir aux catholiques, 
et qu'enfin les églises de Hambourg, ainsi que les 
nôtres, étoient ornées de fleurs. Si j'étois partie de 
Hambourg le lendemain, j'aurois à jamais gardé cette 
opinion, et j'aurois laissé une erreur sur pion journal. 
Quelques jours après, j'allai dans un temple protes- 
tant, persuadée que j'y trouverois beaucoup de vases 
. de fleurs. Il n'y en avoit point; mais je vis un 
grand nombre de villageois qui tous avoient un bou- 
quet à la main. J'étois avec un Hambourgeois que 
je questionnai là dessus, et qui me dit : " Tous ces . 
paysans portent ces bouquets pour montrer qu'ils 
ont une propriété, qu'ils possèdent du moins un petit 
coin de terre. Aussi, dans tous leurs jardins, ils 
cultivent une plate-bande de fleurs pour les bouquets 
de t église. Ceux qui, parmi eux, n'ont aucune pro- 
priété, n'oseroient> dans ce lieu solennel de rassem- 
blement, porter un bouquet; Jes propriétaires ne 
soûffriroient pas qu'ils en eussent. Ainsi les fleurs 
ici sont dea marques d'honneur, c'est une vanité 
d'un nouveau genre qui s'en pare." D'après cette 
explication, j'effiiçaî dans m^^n journal mes belles 



DB MADAMB DB GBNLIS. 

réflexions sur la piété des paysans hambourgeois^ et 
tout ce que j'avois écrit sur les bouquets d'église. 
Ceci prouve combien les voyageurs doivent être en 
garde contre les apparences, et combien il est facile, 
en pays étranger, de se tromper et de porter de faux 
jugemens, alors même que Ton croit avoir pris toutes 
les informations possibles. 

Je reviens au grand Frédéric. La personne qui 
m'avoit menée à Sans-Souci étoit petite-fille de M. 
, Jordan, Tami intime du grand Frédéric^ et dont ce 
prince fit la fortune par reconnoissance des preuves 
d'intérêt qu'il en avoit reçues durant 6a disgrâce et 
son exil lorsqu'il n'étoît encore que prince royal. Ce 
grand prince fut toujours le plus reconnoissant des 
hommes. On nous conta de ce monarque et de sa 
cour plusieurs* traits d*un autre genre. En voici 
trois qui me paroissent assez plaisans pour être 
contés. Lorsque le roi faisoit de petits voyages, il 
avoit coutume d'emmener avec lui Voltaire. Dans 
une de ses courses. Voltaire, seul dans une chaise de 
poste, suivit le roi. Un jeune page que Voltaire, 
quelques jours auparavant, avoit fait gronder avec 
sévérité, s'étoit promis de s'en venger; en consé- 
quence, comme il alloit en avant pour faire préparer 
les chevaux, il prévint tous les maîtres de poste et 
les postillons que le roi ayoit un vieux singe qu'il 
aîmoit passionnément, qu'il se plaisoit à faire habiller 
à peu près comme un seigneur ^e la cour, et qu'il s'en 



MKMOIRB» 



feisoit toujours suivre dans .tous ses petits voyages; 
que cet animal ne respectoit que le roi^ et quHl étoit 
d'ailleurs fort méchant ; que si^ par hasard, il vouloit 
sortir de la voiture, on> se gardât bien de le sofiffirir. 
D'après cet avertissement, lorsqu'aux postes. Vol- 
taire voulut descendre de sa voiture, tous les valets 
d'hôtellerie s'y opposèrent formellement; et lors- 
qu'il étendoit la main pour ouvrir la portière, on ne 
^jnanquoit jamais de donner sur cette main deux ou 
trois coups de canne, et toujours en faisant de longs 
éclats de rire. Voltaire, ne sachant p(vs un mot 
d'allemand, ne pouvoit demapder l'explication de 
ces étranges procédés ; sa fureur devint extrême et 
ne servit qu'à redoubler la gaieté des maîtres de 
poste, et, d'après les rapports du petit page, tout 
le monde accouroit pour voir le singe du roi et 
pour le huer. Le voyage se passa de la sorte ; et, ce 
qui mit le comble à la colère de Voltaire, c'est que le 
roi trouva le tour si plaisant, qu'il ne voulut point 
en punir l'inventeur. Ainsi la vengeance du jeune 
page fut complète. 

Ou sait combien ce prince aimoit la musique. Un 
soir, venant de se coucher, il ' crut entendre une 
symphonie lointaine et charmante. Aussitôt il se 
lève, ouvre une fenêtre, et rçconnoît avec sur- 
prise que cette musique pianissimo, à deux parties, 
s'exécute près de la guérite de la sentinelle en faction 
sou^ son appartement. Il appelle cette sentinelle^ 



I 



DE MADAMB I>JS 6BNUS. / 

rinterroge^ et son étoBoeznent redouble en apprenant 
que c'est ce soldat qui produit Tillusion de cette pré- 
tendue symphonie en jouant à la fois, et avec peiw 
fection, de deux guimbardes. Le roi, ne concevant 
pas ce prodige, ordonne au soldaJb de monter chez 
lui. Le soldat^ répond : " C'est impossible ; je dofe 
garder ma consigne/'-*" Mais je suis le roi."—" Je 
le sais ; mais je ne puis être relevé que par mon 
colonel.^' A ces mots le roi, du premier mouvement, 
se fâcha; mais la sentinelle lui dit que, à'il obéissoil, 
il le feroit punir le lendemain pour avoir manqué à la 
discipline. Alors }e roi loua sa fermeté, referma 
sa fenêtre, se coucha, et^ le jour suivant, fit venir 
ce soldat, l'entendit avec admiration, lui donna ein^ 
quante frédérics et son congé. Ce. musicien d'un 
genre si nouveau a fait fortune en parcourant l'Al- 
lemagne. Quelques années après, je l'ai entendu à 
Hambourg. Il alloit jouer dans les niaisons, il exi- 
geoit qu'on éteignit toutes les lumières, et, lorsqu'il 
jouoit, on croyait véritablement entendre une belle> 
symphonie dans le lointain. 

Un autre trait moins généreux, mais qui prouve 
aussi la ' passion que ce monarque avoit pour la 
musique, est l'anecdote sur notre feuneux Duport, le 
premier violoncelle de l'Europe. Appelé en Prusse 
par le roi, il comptoit ne passer à Berlin que cinq ou 
six mpis. Le roi, sUchant qu'il se disposoit à partir, 
chargea quelques-uns de ses musiciens de lui donner 



8 MÉMOIRES 

une espèce de fête et de Tenivrer. Lorsqu'il fut 
dans cet état^ ou lui fit signer, de bonne volonté, un 
engagement par lequel, entrant dans un régiment 
du roi, il s'y trouvoit au nombre deà tambours, de 
sorte qu'il n'auroit pu quitter la Prusse sans s'ex- 
poser à la peine de mort comme déserteur. Ce fut 
ainsi que ce grand artiste se^ fixa dans le Bmnde- 
bourg. Il fut d'abord désespéré; mais une forte 
pension, un excellent mariage le consolèrent. Il 
habitoit Sans-Souci avec sa famille lorsque j'allai 
visiter cette maison royale. 11 revint en France 
depuis la révolution, quelques années après moi, et 
je l'ai entendu jouer du violoncelle au concert spiri- 
tuel avec un éclatant succès. Il avoit alors soixante 
et dix-sept ans. 

Ce fut à mon second voyage de Berlin que l'on 
loua, pour la première fois, une tragédie allemande, 
intitulée : Octavie, épouse de Marc- Antoine. Voici 
le récit fidèle de cette singulière représentation à 
laquelle j'assistai. La toile se lève, une musique 
douce se fait entendre, et4'on voit dans un beau lit 
égyptien, ou romain, ou grec (je ne sais lequel), mais 
un lit à rideaux relevés élégamment en draperies, et 
à moitié entr'ouverts ; on voit, dis-je, Antoine et 
Cléopâtre couchés et endormis dans les bras l'un de 
l'autre sous une' superbe couverture de pourpre. Au 
bout d'un moment, Cléopâtre se réveille ; elle regarde 
Marc- Antoine, lé baise au fronts et ensuite se lève. 



DB MADAME J>B GENLIS. 9 

Alors la musique cesse. Apparemment que Tusage 
des reines d'Egypte étoit de se coucher tout habil* 
lée^y car Cléopâtre sort de son lit légèrement vétue^ 
mais avec l'habit qu'elle garde durant tout ce premier 
acte. Elle appelle ses femmes, non pour se mettre 
à sa toilette, mais seulement pour leur parler de son 
amour. Pendant cette conversation, Antoine, qui, 
comme on voit, a le sommeil un^ peu dur, se réveille 
enfin, et, s'arrachant aussi de son lit, vient entretenir 
Cléopâtre de sa passion. Telle est l'exposition de 
cette pièce. Le troisième acte offre une situation 
aussi décente et beaucoup plus singulière. La ver- 
tueuse Octavie vient chercher son infidèle époux; 
elle pénètre jusque dans l'appartement de sa rivale, 
qu'elle trouve tête à tête avec Marc- Antoine. Ce 
dernier, loin de montrer de l'embarras, harangue 
sa femme et sa maîtresse et les attendrit l'une et 
l'autre. * Alors il les pfend toutes les deux à la fois 
dans ses bras. Les deux rivales, dans cette situa- 
tion, fondent en larmes et s'embrassent. Antoine, 
cpmme époux et comme amant, jouit avec transport 
de cette noble et touchante réunion; il les âerre 
contre son sein et les embrasse toutes deux à son 
tour. Voilà une scène neuve et des sentimens peu 
communs!. ... 

Je dois dire que le lit* de Cléopâtre et d'Antoine 

* Voici une anecdote intéressante snr les lits. 

Le roi de Suède, quelque temps atant sa mort tragique, fit une 



10 



MÉMOIRES 



scandalisa le public; il fut supprimé à la seconde 
représentation : on ne changea d'ailleurs rien à la 
scène ; mais, au lieu du lit à rideaux^ on mit sur le 
théâtre un canapé, sans retrancher la couverture dé 
pourpre. Les amans étoient de même couchés en- 
semble, endormis, etc. ; mais, comme il n'y avoit 
pins de lit, tous les spectateurs furent satisfaits : les 
prudes seules murmurèrent sourdement qu*elles 
aimèroient encore mieux un fauteuil qu'un canapé* 
Ce rigorisme outré auroit mené loin si Ton y eût 
cédé : on eût fini par exiger que Cléopâtre et Marc- 
Antoine passassent la nuit ensemble sur des tabourets. 
La sagesse n'est jam^^is dans les extrêmes, ainsi 
le canapé resta au théâtre. 

J'ai vu aussi jadis, à Paris, la première repré- 
sentation d'une Octavie de M. Marmontel. Il y 
avoit quelques belles scènes; mais, vers la fin, un 
personnage venant dire à Auguste, e,n parlant, de 
Cléopâtre : Seigneur^ elle est vivante^ on éclata de 
rire, et la pièce tomba. Peut-être que, sans ce mot 
ridienle, elle auroit pu se soutenir pendant quelques 
^représentations. Je conçois bien qu'avec beaucoup 



elrate èe cberalet se cassa lè bn»j lorsqo^il fat goéri, la bourgpeoisie 
de Stockholm consacra une sommepour entretenir à perpétuité, à i^faô- 
pital royal^ an certain nombre de Uis» où i*on traite s^tis les firac- 
tures de bras et de jambes de ceux qui s*y font transporter. Ces lits 
furent nommés lits de Loulais, en mémoire ^ camp de LonlaiS) où 
Taccident étoit arrivé au roi. -^Note de r Auteur J 



DE MADAMB DJB GENLIS. 



11 



dé mérite on fasse ^ un Quyrage très-foible ; je ne 
conçois pas qu'un bon littérateur laisse dans un 
ouvrage un seul vers absolument ridicule, dans un 
^ temps où le goût et la langue sont tout-à^fait formés. 
Cela pou voit arriver à Corneille, et non à Racine. 
La ThêhàiAe est tombée, parce que cette tragédie 
est foible de style et dHntérêt ; mais on y ti'ouv.e 
déjà le germe du talent admirable de son auteuri 
l'élégance, la noblesse, la sensibilité et elle ne contient 
pas une seule expression ridicule^. 

L'affection de mademoiselle Bocquet pour moi 
semblait s'accroître tous les jours. Cela dura tout 
l'été et une partie de l'automne. Mes Petits Emigrés 
parurent et eurent le plus grand succès. Cependant 
ma santé étoit toujours languissante; j'avois dans la 
tête le plan des Mères rivale^, mais je n'avois pas 
la force de commencer cet ouvrage. Je fis^ durant 
ce temps, mes Heures à l'wage desjeunes personnes» 
Ce ùxt alors qu'il arriva à mademoiselle Bocquet,* 
dii fond de la Russie, une. petite pensionnaire si 
singulière, que je ne puis m'empécher d'en parler 
ici. Elle avoit six ans, l'air de la vivacité et de 
rintelligence, et elle ne disoit.pas une seule parole, 
à l'exception de deux pu trois petits àiots en&ntins 

*>On trouve quelques expressions ridicules dans les pièces de 
Corneille, mais la langue n'étoit point encore formée. Espèce 
de création due surtout â Raciney Pascal, Bo6s\iet, çtc— f'iVb/f th 
VAuieurJ 



12 MÉMOIRES 

t 

dans la langue de son pays. On la'fit examiner par 
les meilleurs chirurgiens de Berlin^ qui déclarèrent 
unanimement que sa seule volonté pouvoit l'empêcher 
de parler^ et d'autant plus qu'elle n'avoit aucune 
espèce de surdité ; elle étoit si intelligente^ que par 
ses mines et ses gestes elle pouvoit exprimer tout ce 
qu'elle vouloit. Mademoiselle Bocquet imagina d'en 
faire son eçpion^ et elle apprenoit d'elle dans le plus 
grand détail tout ce qui.se passoit en son absence à 
la classe ; ce qui produisit parmi les pensionnaires 
une infinité de tracasseries, parce qu'elles s'accusoient 
mutuellement de ces dénonciations^ étant bien loin 
d'imaginer que h, petite niuette put les avoir faites. 
Comme dans ce temps mademoiselle Bocquet me 
disoit tout^ ce secret m'étoit coiinu, et j'eus bien de 
là peine à le garder^ d'autant plus que j'étois per- 
suadée que la' petite fille y mettoit de l'exagération et 
de la malice. Cette enfant, extraordinaire dans son 
genre, représentoit à mon imagination une petite 
princesse enchantée; elle me domia l'idée de mon 
conte, intitulé: le Maillot sensible et raisonnable, 
que je fis d'abord maimscrit pour mademoiselle Boc- 
quet, à laquelle je le donnai ; et depuis, sur Ja même 
idée, j'éii ai composé un autre que j'ai fait imprimer» 
Mademoiselle Bocquet m'avoit donné un médecin 
qui me droguoit à l'excès, et qui me faisoit un maf 
affreux. Une de mes amies, inquiète de l'état où 
j'étois et de mon dépérissement visible, me mena chez 



DE MADAME DE GENLIS. . 13 

M.' Zelly premier médecin du roi, que je consultai : 
il me dit que, si j'avois différé encore deux ou trois 
mois, je ^ serois tombée dans un état sans ressource ; 
il m'ordonna de jeter toutes mes drogues par la 
fenêtre, et de me mettre pendant deux mois aux ca- 
rottes pour toute nourriture, en prenant une cuillerée 
de jus de raifort tous les jours dans ma soupe : ce 
régime en effet, que j'eus le courage de prolonger 
deux mois de plus, me sauva la vie et me rendit la 
santé. Je m'aperçus que mademoiselle Bocquet me 
savoit mauvais gré d'avoir quitté son médecin ; mais 
une autre cause produisit entre nous deux un extrême 
refroidissement. J'ai déjà dit qu'elle avoit une 
belle -sœur femme de son frère, madame Bocquet. 
Cette dernière, âgée de vingt-cinq ou vingt-six ans, 
joignoit à une jolie figure beaucoup d'esprit, des 
talens, l'âme la plus sensible, et le caractère le plus 
aimable. J'avois bien remarqué que mademoiselle 
Bocquet ne l'^moit pas, et lorsqu'ellç vit qu'elle me 
plaisoif, elle m'en dit beaucoup de mal ; elle ne pou- 
voit pas attaquer sa conduite, qui étoit celle d'un 
ange, mais elle m'assura qu'elle- étoit excessivement 
fausse, et c'étoit un indigne mensonge. D'un autre 
côté, madame Bocquet ne me parloit de sa belle- sœur 
qu'avec éloge. Cette différence commença à me 
donner mauvaise opinion du caractère de mademoi- 
selle Bocquet. Un incident très-frivole la fit écla- 
ter ; on se fait^ en Allemagne, des présehs à Noël; 



14 MÉMOIRES 

madame Bocquet, qui avoit déjà pour moi une vive 
amitié^ me donna les Nuits d' Young, elle avoit écrit 
' sur la première page de cet ouvrage ces mots : Je 
ïaime assez pour vous V offrir ^ et elle me donna en 
outre une charmante petite canne (ce qu'on appelqit 
alors une badine) avec des orneniens en or et émail- 
lée^ qui^ comme la sienne, avoit une petite corne re- 
courbée de chamois, et il y avoit un ruban d'or émaillé 
en bleu autour de la canne, sur lequel ces mots étoient 
gravés en lettres d'or: Dou:f: présage; c'étoit une - 
allusion au fait suivant. La première fois que je vis 
madame. Bocquet, lorsqu'elle vint m'embrasser, sa 
petite canne à corbin s'accrocha dans mes cheveux 
d'une telle manière, que nous ne pouvions plus nous 
séparer, et c'est ce que rappeloit la jolie devise de la 
canne qu'elle me donna, ^e fus charmée de ces deux 
présens ; j'en parlai et je les louai avec la vivacité 
qui m'est naturelle ; mademoiselle Bocquet le& dé- 
nigra avec une aigreiùr inconcevable, et sa jalousie 
fut au comble en voyant madame Bocquet venir cons- 
tamment deux fois par jour chez moi. Cette con- 
duite extravagante ne m'empéoha pas de me rappeler 
tous les bons procédés de mademoiselle Bocquet ; je 
voulus m'expliquer avec elle pour l'adoucir et la ra«> 
mener : elle me* répondit avec un emportement qui 
me confondit. Jamais l'amour n'a été plus exclusif 
et plus déraisonnable. J'engageai M. Mayet, son 
ami et le mien, à lui parler, rien ne put lui faire en- 



BE MADAMB DK GENLIS. 16 

tendre raison : elle vouloit que je rompisse brusque" 
ment avec madame Bocquet^et que je refusasse n6tte<^ 
ment de la recevoir chez moi. Je ne cédai nullement 
à cette fantaisie, et de- ce moment, mademoîsoile 
Bocquet me pri1^en horreur. Je m'obstinai toujours 
à penser qu'avec un peu de patience, je la rendrois à 
la raison ; d'ailleurs je ne pouvois la quitter sur-le- 
champ, car, par mcâ arrangemehs, j'étois obligée de 
passer encore trois mois chez elle. Elle poussa la 
fureur jusqu'à faire des tracasseries à madame Boc* 
quet auprès de son mari ; elle étoit devenue si acre 
et si violente, que, sous le prétexte de l'austérité de 
mon régime, je pris le parti de manger seule dans ma 
chambre. Alors, ne gardant plus de mesure, elle 
poussa jusqu'à un point incroyable les mauvais pro- 
cédés; elle fit ôter de nm chambre plusieurs jolis petits 
meubles qu'elle avait fait faire pour moi, et un grand 
et beau couvre-pied de taffetas piqué et ouaté et tout 
neuf, qu'elle remplaça par une vieille couverture d'in*» 
dienne remplie de pièces. Je mangeais mes carottes 
an bouillon qu'elle avait fait faire jusque-là avec tout 
le soin possible. Ce bouillon devint de l'eau avec un 
peu de graisse ; il serait trop long de détailler toutes 
les persécutions de ce genre qu'elle m'a fait essuyer, 
mais il en est une qui me fut mille fois plus sensible 
que toutes les autres : elle commanda à Jenny de me 
quitter, lui ordonnant de prendre une place de maî- 
tresse des élèves dans sa maison ; Jenny étoit très en 



16 MÉMOIRES 

état de remplir cette place. J'avois perfectionné son 
écriture et son orthographe, elle me devoit le talent 
de lire tout haut avec un agrément infini, et même 
les vers. Je lui avois donn^ des leçons d'histoire et 
de (icssin pour les fleurs, qu'elle peignoit très-joli- 
ment. Jenny répondit^ avec, fermeté que rien aii 
monde ne pourroit l'engager à me quitter volontaire- 
ment. " Eh bien, reprit mademoiselle Bocquet» vous 
la quitterez de force.*' Jenny étoit catholique au 
fond de l'âme, comme je l'ai dit 5 et l'on a vu que, 
fidèle à ma parole, je n'avois pris aucune part à cette 
conversion; elle n'avoit fait encore aucun acte public 
de catholicité : c'étoit un secret entre nous deux. Ce- 
pendant mademoiselle Bocquet assembla un conseil 
de famille, oà il fut décidé juridiquement que Ton 
m'ôteroit sur4e-champ Jenny, parce que sa religion 
étoit en danger avec moi; on signifia cet arrêt à 
Jenny, qui répondit avec courte que, si l'on persis- 
toit à vouloir l'ôter d'auprès de moi, on n'avoit pas 
le droit de l'empêcher de retourner à M agdebourg, 
sa patrie, auprèâ dé ses sœurâ aînées, dont la moins 
jeune avoit vingt-six ans, et qui vivoient du travail 
de leur broderie. Mademoiselle Boc([uet se mit dans 
une fureur épouvantable ; Jenny, malgré sa douceur 
et sa timidité, ne s'en effraya nullement ; le chagrin 
de me quitter lui donnoit une force surnaturelle. Ma- 
demoiselle Bocquet finit par lui dire qu'elle ne lui 
donneroit pas d'argent pour aller à Magdebourg ; 



DB UADAHB DS 6KNUS. 



17 



alors je lui en donnai, et en outre tout ce que je pos- 
sédois en fourrures et en habits ouatés, car nous 
étions dans le cœur de l'hiver ; elle partit, au grand 
étonnement de mademoiselle Bocquet. Cette sépa- 
ration nous fit verser bien des larmes. Je ne trouvai 
de consolation que dans l'amitié de madame Bocquet. 
J'étois réellement bie^ malheureuse: n'ayant point de 
femme de chaçibre, privée de ma chère Jenny, n'étant 
presque plus servie par les servantes de la maison, 
qui avoient ordre de se borner à allumer mon poêle 
deux fois par jour et à m'apporter un grand morceau 
de pain pour ma journée et un plat de carottes crues, 
car j'avois renoncé au bouillon de graisse de mademoi- 
selle Bocquet. Je faisois cuire moi-même mes ca- 
rottes à l'eau, et sans madame Bocquet, c'eCLt été là 
toute ma nourriture ; mais elle venoit me voir deux 
fois par jour, et elle m'apportoit des petits pots de 
gelée de viande qu'elle fainoit exprès pour moi, des 
confitures et des petits pains délicieux. Tant de 
contrariétés, malgré mon excellent régime, me ren- 
dirent très-malade pendant trois semaines: il me 
survint des, clous qui me firent cruellement soufirir ; 
j'en avois un que je ne pouvois panser moi-même'; 
l'angélique madame Bocquet se chargea de ce soin 
deux fois par jour. Mademoiselle Bocquet ne m'avpit 
pas permis de prendre ni une femme de chambre, ni 
une autre demoiselle de compagnie. 

J'avois encore une autre amie qui étoit fort aimable 



18 MSM01RB8 

et foct intéressante^ elle s'appeloit mademoiselle 
Itzig j elle aVoit vingt-huit ans^ et elle étoit aveugle 
depuis Tàge àe^ quatorze, de l'opération mal faite de 
la cataracte. Âj^ant eu tous les meilleurs maîtres 
jusqu'à Tâge de quatorze ans, elle avoit conservé un 
goût passionné pour la musique, sa voix étoit char- 
mante, elle avoit la meilleure méthode de chant, et 
elle s'accompagnoit du piano. Nous fîmes beaucoup 
de musique ensemble ^ et, comme elle avoit une in- 
telligence singulière, j'entrepris de lui apprendre à 
s'accompagner de la harpe et à jouer des petits airs; 
j'en vins parfaitement à bout. Ce fut pour elle que 
j'inventai les petites harpes à dix et à vingt cordes, 
pour exercer les doigts en voiture, et dans tous les mo-> 
mens; ce qui l'avança prodigieusement. Madame 
Bocquet m'amena plusieurs fois une de ses amies, ma- 
dame la comtesse de Thadden, elle étoit jeune et belle, 
et dame du palaisr de la reine. Elle avoit un n\ari plus 
âgé qu'elle de quinze ans, et qui avoit, à tous les 
cb&ngemens de saison, des accès de folie furieuse. 
Depuis sept ans que madame de Thadden étoit m^ 
riée, personne au monde ne s'en doùtoit. Seule elle 
le soignoit avec un vieux valet de chambre, sans être 
effrayée par ses transports ; il est vrai qu'il la recon- 
noissoit et qu'elle Tappaisoit en lui parlant. Qui que 
ce fût né se doutoit de ce malheur : on croyoit seule- 
ment qu'il étoit souvent malade ; quand «es accès 
étoient. passés, il étoit fort raisonnable. Mais enfin 



DE MAJIXA.MB 1>E GENLIS. ^ 19 



m 



ce mal empira tellement^ que, sur la fin de mon séjour 
à Berlin, il fut connu de tout le monde ; il eut un 
accès si furieux, qu'après avoir brisé son lit, il voulut 
se jeter par la fenêtre. Madame de Thadden et le 
valet de chambre, ne pouvant le retenir, appelèrent à 
grands cris du secours : tous les domestiques accouru- 
r«it aussitôt et le virent dans cet état. C'est aind 
que l'on découvrit la conduite admirable de madame 
de Thadden, dont tout le reste de la vie étoit d'accord 
avec ce dévouement héroïque. 

Mademoiselle Bocquet ne savoit qu'une partie des 
soins que sa sœur me rendoit. J'avoi& deux entrées 
à mon logement, l'une par l'appartement de mademoi- 
seDe Bocquet, et l'autre par un petit escalier dérobé 
de mon cabinet, et qui donnoit dans un petit coin de 
la cour, hors de la vue des fenêtres de mademoiselle 
Bocquet ; nous mettions beaucoup de mystère dans 
notre commerce. Madame Bocquet venoit me voir, 
en paësant chez sa soeur, deux ou trois fois la semaine, 
et seulement une fois par jour. Le reste du temps 
elle passoit par mon petit escalier. Pendant long- 
temps mademoiselle Bocquet, qui ne venoit plus du 
tout chez moi, crut que sa belle-sœur ne me voyoit 
qu'après lui avoir fait une visite ; mais* enfin elle ap- 
prit, par son espionnage, que nous passions presque 
toutes nos journées ensemble 3 alors elle fit tous ses 
êjSbrts pour engager son frère à le trouver mauvais, 
mais heureusement ce fut en vain. Le printemps 
vint m'afFranchir de toutes ces persécutions, dont je 



20 > MEMOIR£S 

ne rapporte pas la moitié. Je reçus de Targent de 
me» dialogues ou itinéraires^ que j'avois faits pour 
l'utilité des émigrés, seule réponse digne de mioi à 
tous les libelles anonymes dont j'étois l'ohjet, et qui 
parut universelleoient si noble et si touchante, que 
depuis on n'a plus osé écrire contre moi. Cet ouvrage 
parut si utile en Allemagne, qu'il fut décidé qu'il se- 
roit employé comme ouvrage élémentaire pour ap- 
prendre lé français dans toutes les écoles. 

A propos d'écrits anonymes, j'en avois fait un 
aiissi, mais le motif en étoit estimable : j'avois vu 
dans les papiers publics que MM. de La Harpe et 
Suard étoient persécutés et obligés de se cacher pour 
éviter la mort ou la déportation. M. de La Harpe et 
M. Suard n'étoient point mes amis: j'avois rendu 
plusieurs services au premier, et nous étions brouillés 
depuis long-temps, c'est-à-dirç plus de six ans avant 
la révolution ; mais la situation de ces deux per- 
sonnes m'intéressa si vivement, que le désir de leur 
être de quelque utilité, me fit concevoir l'idée de com- 
poser un petite ouvrage intitulé V^mi des.talens et 
des arts. Le nom d'une femme n'àuroit pu que dimi- 
nuer le poids de mes réflexions ; je cachai mon nom. 
L'ouvrage fut imprimé et débité à Paris, afin qu'on 
pût l'attribuer à un citoyen français. J'avois pris 
pour épigraphe ces vers de M. de La Harpe : 

Beaux-arts, c^est pour vous seuls qu*aujourd*hui je vous aîme ! 
De mon cœur, de mes jours, vous êtes les soutiens, 
ie jouis des travau^ qui surpassent lès miens. 



DE MADAME DE GSNLIS. n 21 

Voici quelques fragmens de l'ouvrage* 

^^•Un despotiisme sanguinaire nous a privés depuisr 
long-temps de la plus grande partie des talens utiles 
et agréables dont la France s'honoroit encore. Les 
artistes s'expatrièrent. Les muses, amies de la paix, 
allèrent la chercher sous un ciel étrasgei: : c'est ainsi 
que jadis, à la chute d'un empire célèbre, chassées 
par les furies, elles s'échappèrent de la Grèce, et fu- 
rent se réfugier dans un autre climat. En France, 
Robespierre, un poignard à la main, leur défendit de 
revenir, les déclarant émigrées et déchues de toutes 
leurs possessions; mais leur bien véritable est la 
gloire, qui ne se confisque point, que Ton porte en tous 
pays, et dont la persécution rehausse encore l'éclat. 

A cette époque affreuse, quelles furent mes in- 
quiétudes pour les gens de lettres et les artistes que 
j'ai connus! Ah! j'ai craint même pour ceux qui 
m'ont donné jadis des preuves d'inimitié ! en songeant 
à leurs dangers, je n'ai plus vu que leurs talens. 
Uami des lettres et des arts^ dans ces jours de pros- 
criptions, ne devoit plus penser à ses ennemis \ et ne 
pouvoit que regretter ses juges. Quel est celui qui 
s'élanceroit avec enthousiasme dans la carrière, s'il 
s'y trouvoit saps concurrens î C'est la crainte d'être 
slirpassé qui donne des ailes dans la course ; et les 
palmes de la victoire n'ont de prix que par les mains 



22 MKMOIRRS 

qui les distribuent, et par les rivaux qui les àispu* 
tent. • • 9 

DsjïB ces temps désastreux, je pleurai encore le 
chantre harmonieux des jardins!» .. le poëte illustre 
qui sut évoquer le génie de Virgile, comme Pope 
fut inspiré par celui d'Homère ! Je vis Delille 
traîné dans les prisons ; le croyant plongé dans le 
fond d'un cachot souterrain, je me le représentai 
privé de jour et d'espérance, récitant les vers ad- 
mirables des catctcombe^ de Itome*\... Grâce au 
ciel il a survécu au tyran^ et j'ai vu depuis, avec 
joie, ce nom si cher aux nuises, sur la liste (hélas 1 
si peu étendue I) des gens de lettres qui aous restent. 

'^ Si Ips conquérans et les chefs des nations qui 
n'ont pas respecté les mpnumens matériels produits 
par les arts, ont, dans tous les siècles, passé pour 
des barbares, que dii^-t-on des hommes féroces qui 
détruisent les inventeurs mêmes de ces arts, on 
ceux qui les cultivent avec succès ou qui ks perfec* 
tionnent ? Dans les temps les plus reculés,, les grands 
talens eui^ent toujours le droit heureux de désarmer 

* Ce poëme alors n^étoit pas imprimé, aîusi que ploBÎeura anireB 
poèmes de ]*autear ; s^il etit péri on perdoit à la fois le poète et les 
ouvrages -, car, se reposant sur sa mémoire, il n'écrit jamais les 
vers qu'il compose, que lorsqu'il veut les livrer à rimpression. 

( Note de VA vêeur.) 



1)£ MADi^MB DE GENLIS. 23 

la colère, la haine et le reBsentiment. L'antique fable 
et l'histoire prouvent également combien les anciens 
ont poussé loin ce sentiment de respect et d'admira- 
tion. Jlomère, en traçant la scène sanglante des 
vengeances de l'implacable fils de Laërte, lïous re<* 
présente ce prince cruel et vindicatif, attendri par 
IcB sons de la lyre de Pfaémius, et n'épargnant que 
ce chantre fameux* Dans Thistoire, nous voyons 
l'atelier de Polignote protégé par les ennemis mêmes 
de son pays ; la maison de Pindare respectée par des 
soldats acharnés au pillage | Marcellus, entrant 
vainqueur dans Syracuse, voulant honorer le grand 
homme dont le génie avoit rendu le siège si périlleux 
et si difficile*, et parcûssant inconsolable en appre^ 
nant aa mort; Auguste, tout^puissant, outragé de 
la maniée la plus sensible, bornant sa vengeance à 
l'exil du séducteur de sa fille. Nous devons à cette 
indulgence les meilleurs ouvrages d'Ovide, qui furent 
composés depuis cette époque. ••, Nous trouvons 
dans ridstoire moderne ui»e foule de traks semblables: 
on sait avec quelle générosité Charlemagae, admira- 
teur des talens ^ Paul Diacre, lui pardonna la 
hardiesse ^ ses réponses, et son a^ttachenoent pour 
la Emilie de Didier. Tout le nu^nde connoît le té- 
faoignage touckant d'estime «t d'admiration ijue les 
evMDemis de . Louis XIV et de la France donnèrent 



24 MÉMOIRES 

à Fénélon^ lorsque, ayant pénétré dans nos provinces, 
et, selon l'aSreux droit de la guerre^ ravageant les 
campagnes qu'ils parcouroient, ils n'épargnèrent que 
les terres et les possessions de l'auteur de Télé- 
moque. 

^^ L'homme qui possède un grand talent bien 
dirigé, n'appartient pas au seul pays qui l'a vu naître ; 
toutes les contrées où Ton cultive les sciences et les 
arts devroient avoir le droit de le réclamer, quand ses 
jours ou sa liberté sont menacés dans sa patrie : s'il 
est coupable envers elle, que l'exil soit son châti- 
ment; mais quelle barbarie d'attenter à ses jours ! Eh 
quoi ! la gloire qui l'environne, ses travaux passés, 
ceux qu'on peut encore en attendre, tant de motifs 
d'admiration, de gra);itude et d'espérance, ne doivent- 
ils pas le défendre ou l'absoudre !.••••• Bienfaits 
qui se transmettront à la postérité la plus reculée, de 
ces chefs-d'œuvre qu'il nous laisse, que vous retrou- 
verez sur vos théâtres, dans vos monumens, dans vos 
muséums et vos bibliothèques !• ; • • Si le grand Cor • 
neille, engagé dans une conspiration, eût péri sur un 
échâfaud, quel sentiment éprouveroit-on en voyant 
représenter Cinnuy .PolyeuciCy les Horaces ? etc. 

^^ Tous les savans, les gens de lettres et les artistes 
distingués par de grands succès, ont droit à cette 
indulgence 5 et même, sans avoh* atteint ce haut point 
de réputation, il suffit qu'ils soient^ entrés avec éclat 
dans la carrière. ,Qui peut savoir le point où ils peu- 



DB MADAMB DB GENLIS. 25 

▼éht s'arrêter ? Milton, n'ajrant fait encore que des 
ouvrages agréa^bles, s'attacha à l'usurpateur Cromwell, 
et profana cette plumé destinée à l'immortalité^ en 
faisant ra£&euse apologie de l'assassinat des rois. 
Charles 11^ monté sur le trône^ lui accorda un géné- 
reux pardon, et Milion fit depuis le Paradis perdu 
De combien d'ouvrages charmans et de découvertes 
admirables ne serions-nous pas privés, si, dans tous 
les temps, on n'avoit pas eu plus d'indulgence pour 
les savans et les littérateurs que pour les hommes 
vulgaires ! Sans cette clémence, dont la reconnois- 
sance publique semble &ire un devoir, Prior en An- 
gleterre, seroit mort en prison, et le fameux chance- 
lier Bacon eût péri mir un échafaud. £nfin, notre 
siècle profiteroit-U de là plus grande et de la plus 
utile découverte qu'on ait faite en physique, si, au 
commencement de la guerre d' Amérique, le gouver* 
nement anglais eût mis à prix la tête de Franklin, et 
eût trouvé des assassins-? 

'^ D'ailleurs, obi^ervons, à la gloire des lettres et 
des arts, qu'en général les granàs talens acquis sont 
le gage des bonnes mœurs ; il faut un -temps si pro- 
digieux pour les perfectionner et pour les entretenir, 
qu'il n'en reste pas pour le vice ou pour l'intrigue. 
Peiit-on séparer de la saine littérature, l'étude de la 
morale ? Ah ! qui peut aimer la vertu, que celui qui 
a passé sa vie à réfléchir sur les devoirs de l'homme ? 
Un bon écrivain moraliste peut sans doute s'égarer ; 

ÏOIIE V. 2 



26 « MÉMOIRES 

mais on n'aura jamais à lui pardonner que des erreurs 
passagères et non une longue suite d'actions crimi- 
nelles ou vicieuses* 

te 

La vertu réunie au génie etttux talens^ voilà les véri- 
tables appuis de la puissance ••••».•.,...•• 

Ce sont les arts qui ont immortalisé les beaux siècles, 
de Périclès, d'Auguste, de Charlemagne, de François 
V',, des Médicis et de Louis XIV, Rappelons-nous 
que ce ne fut ni par la terreur, ni en accordant de 
nouveaux privilèges aux patriciens, que le second des 
Césars ût oublier les fureurs du triumvira^ : guerrier 
sans génie et' même sans courage, tyran barbare^ 
teint du sang de ses concitoyens, 41 asservit son pays, 
il sacrifia sans remords à son ambition, la vertu, la 
liberté publique et l'humanité : cependant il obtint 
le pardon de tant de crimes;. • ..que dis-je? il fut 
aimé ! Il usurpa la gloire ainsi que l'empire de l'uni- 
vers. C'est qu'assis sur le trône, il expia ses forfaits 
par la clémence,' qu'il sut pardonner, et qu'il eut pour 
amis Mécène, Horace et Virgile. 



ce 



^^ Ah ! pour le bonheur de, mon pays, puissent 
ceux qui le gouvernent maintenant rendre aux lettres 
et aux arts la splendeur éclatante dont on les vit 
briller sous le règne de ce prince fameux, qui dut le 
surnom de grand non à ses conquêtes, mais à l'en- 
thousiasme des muses, reconnoissantes !" 

Je fais encore aujourd'hui ce même vœu, et avec 



DE BflADAMB DE GENLIS. 27 

plus d' espérance^ sous le r^gne d'un monarque plus 
justement chéri que ne le fut l'empereur romain^ 
puisque sa vie fut toujours aussi pure que son carac- 
tère est magnanime. Quel ami des arts ne désire pas 
revoir dans sa patrie un vieillard qui sera toujours la^ 
gloire et l'honneur de l'école française^ alors même 
que son génie n'auroit produit que l'inimitable tableau 
du serment des Horaces ! Je l'ai blâmé^ j'ose le dire, 
avec énergie^ dans le temps de ses erreurs ; mais il 
est -malheureux, il est exilé, il gémit sous le poids de 
la vieillesse et des infirmités, je ne vois plus en lui 
que son infortune et son talent sublime. Enfin, tout 
le rappelle à ma pensée quand j'admire les talens su- 
périeurs de ses élèves 3 oui,, les nombreux chefs- 
d'œuvre de Gérard, de Girodet, de Guérin, de Gros,' 
etc., semblent implorer son rappel : et la gloire, 
la conduite, les sentimens de ces illustres artistes 
leur donnent à cet égard les droits les plus tou- 
chans. 

Parmi mes ennemis les plus ardens se trouvoit un 
personnage qui ne l'étoit point du tout par esprit de 
parti, mais uniquement parce que j'avois très^mal 
parlé, disoit-il, de son maître J.-J. Rousseau, dont il 
étoit le disciple le plus passionné, M. le chevalier de 
'Meude-Monpas (c'étoit son nom) ; il fit beaucoup 
d'écrits et de vers contre moi. Ou pourra juger de 
son talent poétique par la petite pièce de vers suivante, 

,2* 



28 MÉMOIRES 

qu'U fit pour rendre raison de son excedsive senai- 
biUté: 

Je rtoM conter lliifllaire siogolière, 
Qui m^anriTa diuis le sein de ma mère. 

s 

' Je passe ici six vers dans lesquels il raconte que 
sa mère portoit dans son sein trois jumeaux, hii, son 
frère et sa sœur^ et il poursuit ainsi : 

Mon ftère étoit d'en oemmerce faroadie ; ' 
Ma triste sœur n'oaTrmt jamais la bovche ; 
Je m'emiuyois . . comme un triste héritier ; 
Un jour enfin, fatigué du métier. 
Je poignardai mon Arère et cette belle^ 
I Je fis cela sans leur chercher querelle : 

Cur il vaut mieux assassiner les gens ^ 
, Que de propos, les fatiguer long4emps. 
Si ma conduite aux yeux^aroit immonde,, 

* 

Avois-je alors quelque usage du monde ? 
Mais poursuiroDS • . Quel étoit mon dessein ? 
D^aToir troU cœmrê . .Je fouillai dans le sein . 
Et de ma sœur et de mon triste frère. 
(Ah ! quel fracas pour ma dolente mère !) 
Je m^emparai du cœur de chacun d*eux. 
Croyant par-là me rendre plus heureux 3 
Funeste erreur ? . .je Téprouye sans cesse. 
Tous les tourmens Tiennent de la tendresse, etc. 

Le jour de la naissance de mademoiselle Boequet 
arriva peu de temps avant notre séparation. Ck)mme 
on reçoit, à cette époque, des présens ^e ses-%pii8| je- 
lui (envoyai un beau couvre-fûed de taffetas piqué et 
ouatté, en lui &isant dire que je le lui offrois, parce 



DS MABAMS DB 6BNLIS. 



29 



qu'ils me paroissoient rares dans sa maison ; je lui 
donnai en outre un charmant déjeuner de porcelaine 
avec deux salières d'argent. J'ëtois depuis un an 
chez elle ; j'y avois été par&itement pendant neuf 
mois, et pour une si modique pension, que, loin d'y 
gagner, mademoiselle Bocquet avoit dû y mettre du 
sien : il est vrai que les trois derniers mois n'avoient 
pas dû lui coûter k prix que je donnois. Elle reçut 
mes présens avec une extrême surprise, mais elle les 
accepta. La veHle de mon départ, il y eut une scène 
qui la mit hors d'elle-même : il y avoit à Potsdam 
une dame fort riche nommée madame la comtesse de 
Schmalensée, que je ne connoissois point du tout, et 
qui m'écrivit qu'elle avoit besoin d'une demoiselle de 
compagnie, qui fût en même temps gouvernante 
d'enfims ; qu'elle vouloit la tenir de ma main 3 qu'elle 
la prendroit sur ma seule recommandation ; qu'elle 
désiroit qu'elle eût entre trente-^nq et quarante ans^ 
et qu'elle me prioit de la lui envoyer : elle me détail* 
loit le sort qu'elle lui feroit, qui étoit très-lucratif et 
très-beau. Je pensai sur-le-champ à Jenny; je 
répondis, je la proposai : quoiqu'elle n'eût que dix- 
huit ans, elle fut acceptée^ Alors, dans ma réponse, 
je demandai qu'on l'envoyât chercher jusqu'à un lieu 
que j'indiquai, qui étoit à trois lieues, de Berlin. 
J'écrivis à Jenny, qui accepta de son côté avec beau- 
coup de reconnoissance, et qui se rendit au rendez- 
vous. Un beau matin, on vit arriver à la porte de la 



30 MÉMOIRES 

pension une grande berline à six chevaux^ qui 
s'arrêta devant la porte de la maison de mademoiselle 
Bocquet ; cette dernière, avec plusieurs de ses élèves, 
se mit à la fenêtre, et leur étonnement fut extrême 
eft voyant descendre Jenny de cette belle voiture. 
Jenny entra d'abord chez sa tante, et lui conta d'un 
air triomphant sa bonne fortune, répétant qu'elle 
étoit doublement heureuse, puisqu'elle ne la devoit 
qu'à moi seule. Mademoiselle Bocquet resta cons- 
ternée, et Jenny accourût chez moi, se jeta à mon 
cou en fondant en larmes. Je pleurai aussi de bon 
cœur ; ce moment fut d'autant plus doux, que ma* 
dame Bocquet étoit dans ma chambre, et qu'elle par- 
tagea du fond de l'âme notre attendrissement et nojkre 
joie. Cette aventure causa un tel saisissement à ma- 
demoiselle Bocquet, qu'elle «en fut malade toute là 
soirée. 

Au moment de- mon départ, qui fut à midi le len- 
demain, je passai dans l'appartement de mademoiselle 
Bocquet pour lui faire mes adieux : je me rappelai 
dans cet instant ses anciens procédés, et ce ne fut 
pas sans émotion que j'entrai dans son cabinet ; mais 
la froideur glaciale et même la rudesse de son accueil 
changèrent promptement ce premier mouvement, qui 
seroit devenu fort tendre si elle l'avoit voulu. Ce- 
pendant je l'embrassai 3 elle me regarda avec des 
yeux flamboyans de colère. Je me hâtai de me 
retirer ; elle ne me fit même pas la politesse de mo 



D£ MADAME DB GENLIS 31 

reconduire. Je traversai son salon où je trouvai trois 
de ses élèves, entre autres mademoiselle de Gerlach, 
jeune personne charmante dont j'ai déjà parlé 5 elle 
se précipita dans mes bras en pleurant. Dans ce 
moment, nous entendîmes mademoiselle Bocquet 
agiter violemment toutes ses sonnettes; ce carillon 
me fit peur, je me sauvai, et j'allai au plus vite re-» 
joindre mademoiselle Itzig, qui m'attendoit dans la 
voiturej elle me conduisît hors de la ville, à peu de 
distance de la porte de Silésie, dans une belle maison 
royale où Ton fabriquoit des canons. Il y avoit dans 
cette maison de très-beaux appartemens : mademoi* 
selle Itzig m'en fit prêter un charmant au premier, 
meublé avec beaucoup d'élégance, et dont j'eus 
l'entière et libre disposition pendant quatre mois. 
Je m'établis là avec une nouvelle demoiselle de coni-^ 
pagnie qui avoit quinze ans ; nous étions très-bien 
-. servies par la femme d'un canonnier, qui de plus 
fai^oit notre cuisine. Cette femme étoit jeune et 
joHe, je me pris d'amitié pour elle ; je remarquai 
qu'elle portoit constamment un jupon vert : elle avoit 
le jupon vert des jours ouvriers et le jupon vert des 
dimanches, et elle m'apprit dans nos entretiens 
qu'elle devoit à un jupon vert son mariage et son 
bonheur, et qu'elle s'étoit promis d'en porter toujours 
un; elle me conta son histoire, sur le fond de laquelle 
j'ai fait Ja nouvelle intitulée, Ida^ ou le Jupon vert, 
et dont M. Radet a fait un vaudeville fort agréable et 



32 ' MBMOIRBS 

qu'on joue encore. J'ai pris dans Témigi-ation plu* 
sieurs autres sujets de nouvelles. Un de mes amis, 
M. Parandier, revenant de Dresde^ me conta Thistolre 
du tombeau de mademoiselle Bause^ sur lequel une 
main inconnue déposoit des fleurs tous lés jo^s 
depuis deux ans. J'ai fait sur ce trait la nouvelle 
qui a pour titre : Les Fleurs funéraires ou la MéUm,' 
çolie ; j'ai donné à M. Fiévée plusieurs sujets de 
contes^ entre autres ceux qu'il a intitulés ; la Ven^ 
geance et Vlnnocence. La première est l'histoire 
d'une dame de Sléswig, et la seconde celle d'une 
jeune Française émigrée très-aimable, npmmée ma- 
, demoiselle J^iZÂo».. Je tiens d'elle-même sa singu- 
lière histoire, dans laquelle M. Fiévëe a mis beaucoup 
d'esprit, comme daxxs tout ce qu'il fait ; mais cette 
anecdote eût demandé surtout de la naïveté. Ma 
tête est tellement romanesque, que souvent les plus 
légers incidens me fournisseiit des sujets de romans : 
j'ai déjà compté le trait de la rose (que je vis passer 
sur l'Alster), incident que j'ai placé dans les Mères 
rivales. 

Je passai cinq mois dans ce bel appartement qu'on 
m'avoit prêtée j'étois tout-à-fait voisine de madé- 
moiselle Itzig, qui occupoit à câté de moi une char- 
mante maison avec un superbe jardin, où j'alloistouA 
les matins me promener ; en outre j'étois entourée de 
promenades délicieuses que m'offroient les champs 
et les bois des. environs* Mademoiselle Itzig et ma^ 



». ' 



DE MADAMB DB GENLIS. 33 

dame Bocquet venoient dans cesse alternativement 
me prendre en voiture pour me faire faire des courses 
de trois ou quatre lieues, et quelquefois plus longues 
encore. J'allai dans le château de M. le comte de 
VosSy où j'entendis pour la première fois une chose 
ravissante, et qui, si elle étoit universellement établie, 
donneroit de plus aux champs un charme inexpri- 
mable : c'étoient des vaches rassemblées en troupeau 
et portant à leurs cous des sonnettes harmoniques 
formant, avec une extrême jus^sse, Taccord parfait 
majeur dans plusieurs octaves hautes et basses. On 
n'a pas d'idée de cette délicieuse mélodie ; quand elle 
est un peu lointaine, c'est une musique céleste dont 
le vague et la douceur agissent si puissamment sur 
l'imagination, qifil est impossible de l'écouter sans 
une vive émotion. 

On me mena aussi voir l'arbre intéressant des ré-« 
fttgiés, du temps de la révocation de l'édit de Nantes; 
il est tout couvert d'inscriptions touchantes, qui 
expriment Tamour de la patrie et la douleur de l'avoir 
quittée. On 'me conta d'eux à ce sujet une chose 
touchante dont je vérifiai l'exactitude. Ces réfugiés 
avoient imaginé de donner, aux environs des lieux 
qu'ils habitoient, les noms de plusieurs villages de 
France, et ces espèces de sobriquets patriotiques 
étoient restés à la plupart de ces villa^s» Je vis 
encore dans ces courses, et avec un grand plaisir, 
Potadam, le ch&teau de marbre, etc. Je repris, durant 

2** 



I 

34 MÉMOIRBS 

cet été, tout moB.aQcien goût pour la botanique? 
j^allois avec ma petite demoiselle de compagnie her-* 
Iboriser dans les bois ; nous avions vis-à-vis de notre 
maison une marchande de petits gâteaux : j'en ache- 
tois de temps en temps pour en donner à des polissons 
de la rue, qui, par reconnoissance, me suivoient en 
troupes dans les bois ; ce qui m'étoit fort agréable^ 
parce qu'ils cueilloient pour moi des moissons de 
plantes, que j'avois un grand plaisir à rapporter chez 
moi pour les peindre et pour en faire un herbier. 

Un soir que je revenois de la promenade, je ren- 
contrai une petite fille à genoux qui coupoit de 
l'herbe 5 sa tête étoit penchée, et ses beaux cheveux 
blonds bouclés lui cachoient tout le visage ; je m'arr 
rêtai pour lui parler, alors elle releva la tête, jeta ses 
cheveux en arrière, et me découvrit le plus beau 
visage du monde ; je la questionnai, et en apprenant 
qu'elle étoit fort pauvre, et que ses parens demeu- 
roient à deux cents pas de là, je la priai de me con- 
duire dans leur chaumière ; je trouvai en effet des 
paysans très-malheureux ^ je leur demandai de m'en- 
yoyer leur fille deux ou trois heures dans la journée 
en ajoutant que je lui ferois faire un petit habillement; 
ils y consentirent avec joie. Cette enfant avoit huit 
ans ; je lui promis, si son caractère me plaisoit, de me 
charger d'elle, de la prendre avec moi et de l'élever. 
Depuis que j'étois émigrée, j'avois toujours désiré un 
enfant, et n'en point avoir du tout me parois^oitla 



I>B MADAME Bfi GBNLIS. 35 

plus grande de toutes les privations. Cette enfant 
vint régulièrement chez moi : elle étoit d'une douceur 
extrême^ jolie comme un ange ; je me passionnai 
pour elle ; et, au bout de quinze jours, je la demandai 
à ses parens. .Ils acceptèrent sans hésiter cette pro* 
position : il fut convenu qu'elle iroit toujours coucher 
chez eux, tant que je resterois à la campagne, et que 
je la prendrois tout-à-fait quand je retoumerois à 
Berlin ; en attendant, je lui fis faire un trousseau 
complet que j'envoyai dans une petite malle chez ses 
parens» 

J'éprouvai dans ce temps une aventure ' qui me 
contraria beaucoup : un matin, ma petite demoiselle 
de compagnie me demanda la permission d'aller à 
Berlin, en me promettant de revenir pour le dîner ; 
j'y consentis, mais elle ne- revint même pas pour ' 
coucher, et je restai deux jours toute seule^.dans ce 
grand appartement, sans entendre parler d'elle. Enfin 
je reçus une lettre qui m'apprit qu'elle étoit eu prison 
pour vols bien constatés, et qu'ayant été interrogée 
sur ce qu'elle étoit, elle avoit dit qu'elle étoit ma 
fille. J'allai conter cette ridicule histoire à made- 
~ moiselle Itzig, qui se chargea de ma réponse et de 
prendre des informations sur le fait. 11 se trouva 
qu*en effet cette fille étoit une voleuse : elle comparut 
à un tribunal, où elle fut condamnée à être enfermée 
dans une maison de correction pendant trois ans* Je 
cherchai une autre compagne, et M. Delagarde, mon 



36 



MEMOIRES 



libraire, me donna sur*le*champ sa nièce, jeune 
personne de dix*huit ans, fort agréable, et dont j^ai v 
été très^contentet Le lendemain de son arrivée, 
comme nous étions dans notre salon, dont les fenêtres 
donnoient sur la rue, nous entendîmes arrêter à notre 
porte une voiture à six chevaux j mademoiselle De- 
lagarde regarda par la fenêtre/ et elle vit que cette 
voiture étoit entièrement chargée de fleurs dans des 
caisses et dans des pots, et des paniers de fruits. 
Nous enviâmes la personne à laquelle ce beau présent 
étoit destiné) un seul homme étoit dans la voiture, il 
en descendit, et un instant après on sonna à notre 
porte. Ma joie fut extrême en apprenantque c'étoit 
à moi que toutes ces choses étoient envoyées, de la 
part de madame la comtesse de Schmalensée, la dame 
<i)i€^ laquelle j'avois placé ma chère Jenhy. Cette 
dernière, aimée de cette dame comme elleméritoitde 
l'être, Tavoit engagée à me faire ce superbe et char- 
mant envoi ; les fleqrs et les fruits étoient de serre et 
d'une beauté admirable. Je donnai presque toutes 
les fleurs à mademoiselle Itzig, mais mademoiselle^ 
Delagarde s'opposa à ma libéralité pour les fruits, 
qui firent, tant qu'ils durèrent, les délices de nos 
déjeuners. 

Je tntvaillai, dans cette maison, à mon roman des ^ 
Mères rivales, dont je fis là en quatre mois et demi 
la plus ^ande partie ; je l'avois vendu d'avance à M. 
Delagarde : le marché étoit fait à cent francs la 



DE MU>AUB BB GENLIS. 37 

feuille^ U m'avoit donné quelque argent d'avance. Je 
croyok ne faire qu'un gros volume^ ce que j'avois an» 
nonce à M. Delagardé. Il se trouva' que j'en fie 
deux;" je craignis qu'il n'imaginât que je l'avois 
allongé pour avoir plus d'argent. Je ne pus suppor* 
ter 'cette idée, et je lui dis que je ne lui demandoii^ 
que le prix d'un volume de 370 pages ; il fut très- 
surpris de ce procédé dont la délicatesse étoit si 
exagérée, qu'elle alloit jusqu'à la folie.* Telle a 
toujours été ma conduite avec les libraires ; celle 
qu'en général ils ont eue avec moi a été fort différente, 
à très-peu d'exceptions près. 

Sur la fin de l'automne, je retournai à Berlin ; au 
moment de partir, je demandai ma petite paysanne 
pour l'emmener^ mais ses parens me déclarèrent 
qu'ils ne me la donneroient qu'à condition que je 
leur fexois présent de soixante frédérics d'or. Il me 
fut impossible de donner cette somme ; je n'eus pas 
cette enfant, et je la regrettai beaucoup, je regrettai 
aussi un peu le trousseau qu'elle m'avoit coûté. Je 
me décidai à aller louer un appartement à Berlin. 
Une personne de ma connoissance, madame Michelet, 
se chargea de m'en faire voir plusieurs; nous en 
vîmes d'abord deux^, et le dernier parut si charmant 
à madame Michelet et si bon marché, qu'elle voulut 



* Depuis, dans une édition faite à Paris, j^ai ajouté ^nn volume de 
^plbaa.'^I^ote deT Auteur.) 



38 MJBM0IRB8 

absolument me le &ire prendre^ sans que je fusse de 
son avis ; elle mit à cette décision un tel ton d'auto-** 
rite que j'en fus choquée, fort mal à propos^ ne 
réfléchissant pas qu'eiwcela elle n'avoit d'autre intérêt 
que le mien ; mais cet intérêt se mai^ifesta par de 
l'aigreur. Alors je m'obstinai à rejeter l'apparte- 
ment ; . madame M içhelet en fut très-rmécontente» 
Cependant nous allâmes en voir un autre ; il étoit au 
troisième étage, et elle étoit si eisou£B[ée en y arrivant^ 
qu'elle ne cliercha plus à dissimuler son humeur, elle 
dénigra avec injustice ciet appartement; j'en fi» 
l'éloge avec exagération, et je l'arrêtai, au grand dépit 
de madame Michelet. 

La personne qui me loua cet appartement avoit 
deux petits garçonsj l'aîné, âgé de huit ans, me frappa 
par son joli visage et la noblesse de sa tournure ; il me 
prit en amitié ; il venoit toua les jours dans ma cham- 
bre ; j'entrepris de lui enseigner le français avec mon 
Itinéraire. Il avoit une iqtelligence supérieure ; au 
bout de quatre mois et demi, il entendoit tout,appre- 
noit par cœur des vers et de la prose, et les récitoit 
sans accent. Je demandai cet enfant à sa mère, en lui 
déclarant que je l'élèverois dans la religion catholique; 
elle y consentit sans résistance^ elle parut même 
charmée, de me le donner ; je le pris avec moi, et je 
l'appelai Casimir, du nom du fils que j'avois perdu. 

Je me fatiguai beaucoup pour finir les Mères rivales, 
ouvrage que j'ai fait en huit mois et demi, ce qui est 



DE MADAME D£ GENLIS. Sd 

prodigieux comme travail } mais aussi JQ me trouvai 
tellement épuisée, qu'il jne fut impossible de songer 
à écrire de long- temps. Cependantj'avois besoin de 
faire un nouvel arrangement d'argent, iï ne m'en 

^restoit plus que pour peu de mois. Comptant que je 
pourrois toujours écrire, j'avois fait beaucoup de 
dépenses pour le trousseau de ma petite fille, mon 
établissement à Berlin, l'acquisition de tout ce qu'il 
faut pour tenir un petit ménage, l'achat de plusieurs 
choses pour moi et entre autres, celui d'une belle mon- 
tre à répétition. J'en étois' privée depuis plusieurs an- 
nées, n'ayant qu'une petite montre d'argent. J'avois 
donné celle que j'emportai de France, avec s^a chaîne 
et tous ses cachets, à mon neveu César, qui, dans une 
auberge, avoit perdu la sienne. Je ne voulois ni 
emprunter ni faire de dettes d'aucun genre. Je pris 
le parti, pour me reposer, de donner des leçons ; me^ 
amis m'offrirent en vain de l'argent sans me fixer le 
terme pour le rendre, je le refusai. Je cherchai quatre 
écolières, et je les trouvai promptement, à un prix 
jusqu'alors inconnu à Berlin, où les maîtres les plus 
chers ne prenoient qu'un petit écu par leçon ; on me 
donna un ducat, c'est-à-dire dix francs. J'enseignois 
à lire le français en vers et en prose, à déclamer les 
vers et à écrire des lettres. On m'avoit offert de faire 
un cours de littérature, on me prêtoit une très-belle 
salle qui ne m'auroit rien coûté ; j'auroîs eu un nom-* 

' bre infini de souscrçteurs, j'aurois gagné beaucoup 



40 MiMOIRB» 

d'argent; mids ma répugnance à me mettre ainsi en 
àcèue fut invincible. J'aimai mieux donner dés leçons 
dans ma chambre. On m'offrit plusieurs écolières de 
harpe ; je les refusai, me contentant de celles que 
j'avois pour là littérature. Je dois nommer ces per- 
sonnes qui ont été si aimables pour moi. Les |)re- 
mières furent madame Bernard, aussi ^ spirituelle 
qu'obligeante ; madame Herz, femme d'un médecin, 
belle comme un ange, et remplie aussi d'esprit et de 
bonté ^5 madame Cohen, femme d'un très-riche né-* 
godant, et M. Lombard, frère du secrétaire intime 
du roi, il étoit de famille réfugiée ; il n'avoit alors 
que vingt et un ans, sa figure étoit charmante ; il 
avoit un goût passionné pour les arts et la littérature, 
beaucoup de talens agréables, un esprit juste et fin, 
et de grandes dispositions pour bien écrire le fran- 
çais. La lecture de mes ouvrages lui avoit inspiré 
en ma faveur une telle prévention que, dès nos pre- 
mières leçons, j'en fus réellement embarrassée, et 
. d'autant plaâ, que je voulois feindre de ne pas m'en 
apercevoir; son trbubïe et son émotion augmentant 
chaque jour, je crus que j'en changerois la nature,-en 
lui disant, comme sans dessein, que je pourrois fort 
bien être sa grand'mère, puisque j'avois duquante-^ 
quatre ans; il en fut étrangement surpris, car j'avois 
l'air d'être beaucoup plus jeune, et il me supposoit 
tout au plus quarante ou quarante-deux ans ; mais 
il me fit un mérite dé cet âge avancé, en prétendant 



D£ MADAHB J>E GBNLIS. 4l 

que mon air de jeunesse achevoit de me rendre une 
personne unique sur la terre, x 

Madame Cohen, jeune et belle encore, mais hydro* 
pique, ^it au moment de subir l'opération de la 
ponction; comme elle ne quittoît plus sa chaise' 
longue, j'allois chez elle lui donner ses leçons ; son 
fils, âgé de seize ans, assistoit à nos entretiens, qui 
m'amu^oient beaucoup, parce que madame Cohen 
étoit extrêmement^ aimable, et supportoit ses maux 
avec une patience inaltérable, et une gaieté char- 
mante. * £lle m'envoyoit sa voiture^ et^ après nos 
leçons, elle me retenoit toujoiurs pour le reste de la 
journée. Je profitai de sa liaison avec le jeune Lom- 
bard, pour rompre mes tète-à^téte avec ce dernier, 
auquel je -déclarai qu'à l'avenir, il viendroit prendre 
ses leçons chez madame Cohen et en commun avec 
elle. Cet arrangement né changea pas ses senti- 
mens, dont l'expression étoit si visible, que tout le 
monde les remarqua ; mais^ malgré leur singularité, 
ils étoient trop séiieux pour que madame Cohen 
même osât lui en faire des plaisanteries. Je fis^ 
dans ce temps, cpnnoissance avec un homme qui 
passoit à lierlin, et qui étoit véritablement extraor- 
dinaire par la diversité de seii talens : il s'appeloit 
M. Plœtz ; ,il étoit à la fois premier pupitre en émail^ 
et premier mécanicien du roi de Danemarck; en 
outre il étoit grand musicien, il jouoit avec perfec- 
tion de k viole d'amour. Il avoit inventé avec 1q 



42 



MÉMOIRES 



fameux Viotti une nouvelle manière de noter la mu* 
sique^ infiniment plus simple et plus commode que 
celle qui est reçue ] avec cette, manière, on pouvôit 
apprendre à la lire beaucoup plus facilement et plus 
vite 5 il avoit inventé aussi une espèce d'instrument 
Reproduisant qu'un son filé, mais d'une force et 
d'une beauté incomparables. Il avoit placé cet ins^ 
trument sous terre, dans plusieurs endroits du jardin 
d'une maison de campagne du roi de Danemarck, 
entre autres, sous un pont ; lorsqu'en marchant, on 
touchoit une certaine planche de ce pont, on for-> 
moit ce son, qui duroit tant que le pied restoit des* 
sus; j'imaginai de faire sur cette invention une 
nouvelle intitulée : la tombe harmonieuse. M. Plœtz 
étoit d'ailleurs très-estimable et d'une adresse mer-- 
veilleuse ; il nie donna plusieurs ouvrages de tour 
qu^il avoit faits et qui étoient des chefs-d'œuvre dans 
leur genre. Je lui donnai une miniature qui repré* 
sentoit une fort belle Madeleine, copiée à Rome 
d'après le Guerchin. 

Mon amie, mademoiselle Itzig, étoit, comme je 
l'ai dit, aveugle depuis l'âge de quatorze ans, et elle 
en avoit vingt-huit. Son plus grand chagrin étoit de 
ne pouvoir écrire, sans le secours d'un tiers, à une 
sœur qu'elle ayoit à Vienne. Je me ressouvins de 
la petite machine avec laquelle madame du Deffant 
•écrivoit toute seule : je l'expliquai à M. Plœtz, qui 
en fit une absolument semblable, que je donnai à 



BB MADAME J>£ GBNLIS. 43 

mademoiselle Itzig^ ce qui lui caus^ une joie inex* 
primable, en lui procurant la possibilité d'écrire, 
quelquefois en particulier à sa sœur; je la fia sur-le- 
chump écrire sous mes yeux ; elle avoit peu oublié 
l'orthographe^ mais elle ne mettoit presque jamais la 
dernière syllabe des mots j ce qui me rappela que 
j'avoisludansrJBTw^oire^^n^rate des Voyages y qu'un 
Anglais trouvé^ au bout de quinze ans, dans une île 
déserte, ne prononçoit plus, en parlant, les dernières 
syllabes des mots. Ce fut .dans mon livre de sou- 
y^iirs que mademoiselle Itzig voulut tracer ses pre-* 
mières lignes H'écriture. Je fis beaucoup de musique 
avec M. Plœtz ; ce qui rendit fort agréables nos 
soirées -chez madame Cohen et mademoiselle Itzig. 

Je voyois toujours aussi souvent madame Bocquet ; 
je lui avois fait faire connoissance avec madame 
Cohen^ afin de passer plus de temps avec elle. Nous 
allions sans cesse nous promener dans le jardin de la 
princesse Henri 5 cette princesse eut envie de me 
connoitre, et me le fit dire. Je répondis avec tout 
le respect que je lui devois, mais je refusai nettement 
de lui êti:e présentée. Je fis la même chose pour 
tous les étrangers qui pàssoient à Berlin, à l'excep- 
tion des artistes. J'ai toujours pensé que, lorsqu'on 
est tout-à-fait déchue du côté de la fortune, on ne 
peut conserver de la dignité qu'en évitant de se 
montrer, en ne faisant d'avances à personne^ en ne 



44 . BlSMOIRltô 

cédant qu'à celles de Tamitié, et en vivant dans une 
profonde solitude. 

Je menois à Berlin une vie fort agréable; mes 
amies et mes écolières *me combloient df attentions ; 
mon appartement ne désemplissoit pas de fleurs, de 
fruits^ de pot^ de confitures, et de beurre de Dresde, 
d'excellentes pâtisseries et de charmantes corbeilles 
de paille, et d'un osier fin particulier à ce pays. Le 
jeune Lombard j<%nit à tous ces dons mille choses 
de son ouvrage, qu'il m'envoyoit dans des paniers, 
ou dans de jolis coffres. De mon côté, je donnois 
en reconnoissance des fruits de mon travail, en pein* 
tures, en broderies, en fleurs artificielles, et je donnai^ 
entre autres, à madame Cohen un très-beau coffire en 
bois d'acajou parfaitement bien monté, et avec cinq 
petits tableaux de moi, représentant des fruits, des 
insectes, et des animaux ; je n'ai rien bit avec plus 
de soin et mieux. 

Je reçus dans cette ville une lettre de Philadelphie, 
de M« le prinae de TaUeyrand. * Cette lettre me fit 
tant de plaisir, que je l'ai précieusement conservée 
(avec quelques autres). La voici : 

" Une lettri^ qui arrive en Amérique est un bien- 
fait ; quand elle est d'une personne qu'on aime, c'est 
un trésor ; jugez du plaisir extrême que m'a &it la 
vAtre. 

/^ Séparé de tous les intérêts de mon cœur, je ne 



DE MADAME DE GENLIS. 45 

în^occupe que des idées qui peuvent me conduire à 
le» retrouver, et à les retrouver pour ne plus les 
quitter, pour vivre avec eux indépendant de tout le 
reste du monde, et former avec quelques amis un 
petit globe à nous, bien impénétrable à toutes les 
folies et méchancetés qui possèdent notre mal- 
heureuse Europe. La situation de mon esprit est à 
peu près la même que vous Favez vue, ni '^lus 
haineux, ni plus. Violent que de coutume. Je ne 
songe guère à mes ennemis ; je m'occupe de refiiire 
de la fortune, et j'y porte l'activité que peut inspirer 
l'emploi que j'espère en faire ; et là mon imagination 
trouve des espérances et des émotions douces. Entre 
les sentimens dont on a besoin pour être content de 
soi, il faut compter celui de l'indépendance : c'est là 
ma tftcLe actuelle. Si je parviens à la remplir, je 
dois regarder ces années- ci comme les plus utiles de 
ma vie, et me croire dans le petit nombre de ceux ^ 
ijui ont été bien partagés. 

*^ Ce pays-ci est une terre où les honnêtes gens 
peuvent prospérer, pas cependant aussi bien que les 
fnpons, qui, comme de raison, ont beaucoup d'avan- 
tfiges. J'avois envie d'écrire quelque chose sur 
l'ÂBiérique et de vous l'envoyer ; mais je me suis 
aperçu que ç'étoit un projet insensé. Je renvoie le 
, peu d'observations que j'ai faites aux conversations 
que j'espère avoir quelque jour dans de longues 
soirées avec vous. L'Amérique est comme tous les 



46 MÉMOIRES 

autres pays : il y a quelques grands faits que tout le 
inonde connoît^ et avec lesquels on peut d'un cabinet 
de Copenhague deviner l'Amérique toute entière. 
Vous savez quelle est la forme du gouvernement ; 
vous savez qu'il y a de grands et immenses terrains 
inhabités oii chacun peut acquérir une propriété à un 
prix .qui n'a aucun rapport avec les terres d'Europe; 
vous connoissez la nouveauté du pays : point de 
capitaux^ et beaucoup d'ardeur pour faire fortune ; 
point de manufactures^ parce que la main- d'ϝvre y 
est et y sera encore long-temps trop chère. Com- 
binez tout cela^ et vous savez l'Amérique mieux que 
/ la majorité des voyageurs, y compris M* de L • • • • .^ 
qui est ici faisant des notes; demandant des pièces, 
écrivant des observations, et plus questionneur mille 
fois que le voyageur inquisitif dont parle Sterne. 

^^ Ma santé n'a pas été mauvaise malgré les ri- 
gueurs et les variations de l'hiver, qui passe subite- 
ment aux douceurs du printemps, et de là revient à la 
neige et à la glace. Ces changemens sont perpétuels; 
l'insalubrité des chaleurs de Philadelphie m'engage à 
passer l'été à New-Yorck. Heureux, direz-vous, 
le pays où l'on songe à é\dter les maladies et les 
causes naturelles de destruction. Dans une grande 
partie de l'Europe, les causes violentes de destruc- 
tion sont si fréquentes, qu'on doit y compter pour 
très- peu tout ce qui n'est que suivre l'ordre de la 
nature» J'attends ici avec impatience l'ouvrage dont 



DB MADAMB D£ 6ENLIS. 47 

VOUS me parlez et quelques miniatures que vous 
voulez bien me faire espérer^ et qui me feront le plus 
sensible plaisir. Il n'y a rien que vous ne puissiez 
m'adresser chez M* John Pdrish^ american consul, 
Hambourg. Votre amie Henriette est-elle avec 
vous ? Soyez assez bonne pour lui parler de moi et 
pour lui dire que je lui suis tendrement attaché. 
Mon vieil âge et une révolution permettent des 
expressions tendres que^ dans un autre temps^ je 
n'aurois jamais osé employer. Recevez avec amitié 
l'assurance d'un attachement qui vous suivra dans 
tous les temps, dans tous les pays et dans toutes les 
circonstances. Je vous en prie, écrivez-moi ; qu'il y 
uit beaucoup de noms propres dans vos lettres, et 
que 'celui de madame de Valence y tienne une grande 
place. Je voudrois bien que vos arrangemens vous 
portassent à habiter le Danemarck plutôt que tout 
autre pays. C'est le royaume d'Europe où le plus 
vraisemblablement je me fixerai ; je n'ai cependant 
sur cela encore rien d'arrêté. Ce qu'il y a de sûr, 
c'est que, pendant toute la guerre, je resterai en 
Amérique. 
. "Je vous prie de m'envoyer un cachet." 

Apprenant, dans ce temps, que Paméla étoit à 
Hambourg, n'ayant pas voulu rester en Irlande depuis 
la mort tragique de son mari, je lui écrivis pour lui 
demander de venir s'établir à Berlin avec moi. La 
manière héroïque dont elle s'^toit conduite dans la 



48 MÉMOIRE» 

malheureusiB aiEstire de s<m mari^ et la pureté de sa 
rie pendant les cinq années de son mariage^ avoient 
encore, s'il étoit possible, augmenté mon amitié pour 
elle. Sa réponse me fit beaucoup de peine; elle refusa 
positivement de Venir avec moi. Je ne m'y attendois 
nullement; ce mécompte m'affligea beaucoup. Eu 
redoublant d'occupation, je cherchois des distractions 
à ce chagrin» et j'en trouvai. Je n'écrivms point, 
mais je faisois beaucoup ^e musique, et je n'ai jamais 
autant fait de petits ouvrages des mains ; mon adresse 
en ce genre devint si célèbre, qu'un marchand de 
Berlin, qui avoit la plus belle boutique de la ville en 
choses de tous genres, m'offrit de me donner quatre 
mille francs par an si je voulois travailler deux ou 
Crois heures de la journée pour lui, sous les yeux et 
avec l'aide de deux personnes, qu'il m'enverroit tous 
les matms, et enfin, en outre, si je lui donnois de 
nouvelles inventions; je n'acceptai point, parce que 
je voulois retourner en France. C'étoit la seconde 
fois qu'il m'étoit possible ^e vivre du travail de mes 
mains, indépendamment de littérature et de musique; 
car, dans les commencemens de l'émigration, j'en 
avois véritablement vécu à Altona, pendant les pre- 
miers mois de mon séjour dans cette'ville, en peignant 
sur papier des fleurs et des mosaïques pour les toQes 
d'une manufieu^ture. 

Peu de temps avant mou départ de Berlin, j'allai 
visiter une« synagogue. Celui qui me la montroit 



DE MADAME DÛ GENLfS. 49. 

étoit un perBonnàge très-distingué dans sa secte par 
sa science et par sa fortune ; il me fit voir tous les 
omemens antiques qui étoient, pour la plupart^ d'or 
pur couvert de pierreries, et tout à coup il me dit: 
'^Je suis sûr, madame, que vous regardez avec in-, 
dignation toutes ces choses sacrées pour nous/'-r 
" Non, monsieur, répondis-je ; au- contraire, je les 
examine avec respect comme étant l'origine de 1^ 
vérité/' Cette réponse le charma, il la conta 
beaucoup ; elle fut citée comme un trait de présence 
d'esprit assez remarquable. Il m'arriva, à cette 
époque, une chose très-singulière. Un jour, en 
lisant l'annonce des livres français nouveaux qui se 
débitoient à Leipsick, j'en trouvai un indiqué sous ce 
titre : Catéchisme fnoraly par madame la comtesse 
de Genlis. Le titre seul de Catéchisme moral in- 
diquoit' tissez que cet ouvrage étoit le fruit de la phi- 
losophie moderne; c'étoiten effet vin radotage anti- 
religieux de M. de Saint- Lambert. Il est assez 
plaisant qu'une telle production ait pu m'ètre at- 
tribuée. Les libraires de Leipsick, afin de la débiter 
mieux, avoient imaginé d'y mettre mon nom. J'en- 
voyai mon désaveu à toutes les gazettes allemandes; 
on pouvoit également, par principes et par amour- 
propre, désavouer un si pitoyable ouvrage. 

Monsieur et madame Cohen avoient la fureur de 
jouer la comédie en société, et ils avoient un théâtre 
charmant dans leur maison; ils me demandèrent 

TOME V. 3 



. 50 MÉMOIRE^ 

ârec instance de composer une petite pièce pour eux. 
Je me portois mieux^ j'avois grande envie de leur 
plaire^ et je cominençai par faire un proverbe que 
nous jouâmes dans la chambre^ et qui eut le plus 
grand succès } il avoit pour titre : A Bon Entendeur 
salut. ^ Je le fis sur une -histoire vraie arrivée jadis 
à M. le comte de Roquefeuille ; ce qui me donna 
ridée d'employer cette histoire^ c'est que la jeune 
personne qui s'engageoit à jouer des proverbes avec 
nous ètoit fort timide^ et me pria de lui donner des 
rôles très-courts, et je promis de lui en donner un 
qui seroit le rôle principal, et qui n'aurait qu'un seul 
mot ; je jouai dans cette pièce le rôle^ dé l'hôtesse. 
Je fis une autre comédie en un acte intitulée les 
Lutins de Kemosi; je pris le fond de Fidée dans un 
conte de madame d'Aulnoy, je ne l'ai jamais fait 
imprimer^ mais retournée en France, je donnai le 
manuscrit à M. Radet, qui "en fit un vaudeviUe. 
Enfin je fis encore à Berlin ma Galatée^ qui se trouve 
dans mes œuvres. Nous jouâmes ces trois pièces ; 
madame la baronne de Grothus, avec mes leçons, 
joua â ravir le rôle de Galatée, je jouai celui d'Eu* 
rimone ; je ne jouai point dans les Lutins de Kffr* 
nosi^ mais Casimir, n'apprenant le français que 
depuis quatre mois, joua un rôle de valet, qui étoit 
fort long, fort essentiel dans la pièce, et le joua avec 



DB MADAME DE OENLIS. 51 

une grâce^ une intelligence dont tout le monde fut 
enthousiasmé, d'autant plus qu'il le débita sans le 
moindre accent; ce qui me confondit, c'est qu'il y 
ajouta de sa tête plusieurs traits et plusieiurs motâ 
fort plaisans. Je jouai de la harpe dans cette pièce, 
en accompagnant un morceau que devait chanter 
une jeune personne; mais aachée derrière une toile, 
au moment de chanter, elle eut tant peur, qu'elle me 
déclara qu'il lui seroit impossible de former un son ; 
alors, comme j'étois cachée, je pris le parti de chanter 
moi-même le morceau : personne ne s'en douta, on 
crut que c'était mademoiselle Haugeom, et je fus 
applaudie à tout rompre ; c!est la dernière fois que 
y aï chanté devant du monde. Ces petites pièces 
eurent tant de succès, que nous en donnâmes plus- 
sieurs représentations, i^e jeune Lombard, auquel 
je faisois répéter ses rôles, s'y distingua par le talent 
le plus agréable. Nous jouâmes aussi le Mariage 
secret^ dans lequel je jouai le rôle de mademoiselle 
Contât ; le fameux Iffland vint nous voir jouer, il 
eut pour moi la galanterie de dire que j'étois la 
meilleure actrice qu'il eût jamais vue. Nous eûmes 
aussi à ces représentations des princes de la famille 
rbyale. On ne m'avoit jamais vue que dans un 
costume fort négligé, on ne me reconnoissoit pas 
avec du rouge, de la parure, et à cette distance; 
beaucoup d'étrangers, qui ne m'avoient vue que là, 

ne me donnoient pas trente ans. Tous 'ces succès 

3*: 



52 MÉMOIRES 

exaltèrent pour moi jusqu'à la folie les sentimens de 
M. Lombard^ il écrivoit toujours des sujets de com- 
position que je lui donnois et que je corrigeois. Il 
m'annonça qu'il vouloit composer lui-même ses 
sujets, parce que ceux que je lui donnois étoient trop 
sérieux, et que, voulant former son style épistolaire, 
il écriroit des lettres. Dès le lendemain, ili m'en 
donna une qui étoit la lettre d'amourla plus passion- 
née. Il ne me fut pas difficile de deviner à qui elle 
s'adressoit, mais je feignis de la prendre pour une 
lettre d'imagination, et je lui dis seulement que je 
le priois d'en écrire à l'avenir dans up autre genre ; 
il me répondit qu'il ne Cesseroit que lorsque je lui 
aurois appris comment on pouvoit plaire dans celui- 
là. Cette discussion se termina par une défense 
positive de ma part, et par une rébellion décidée de 
la sienne. 

Cependant le général Beumonville étoit arrivé à 
Berlin 3 il venoit très-souvent chez madame Cohen, 
et me témoigna beaucoup d'intérêt. , C'étoit une 
chose nouvelle pour une fugitive de recevoir des 
témoignages de bienveillance d'un républicain fran- 
çais; j'y fus sensible, comme si j'eusse mérité 
d'être exilée de mon pays; je lui expliquai mon 
aifaire : il comprit fort bien que véritablement je 
n'étois pas émigrée, et qu'en ne me permettant pas 
de retourner en France, on violoit à mon égard toutes 
les lois conBtit\itionnelles; il me promit d'écrire en 



DE MADAME J}^ GENLIS. 53 

ma faveur^ il me tint {Parole. J'écrivis de mon côté 
à Parifi^ et j'eus bientôt l'espérance d'être rappelée.' 
Peu de temps avant^ M. de Finguerlin, revenant de 
Pologne, vint chez moi^ et me coiîta qu'il avoit été 
auprès de 'Varsovie^ dans une délicieuse maison de 
campagne^ nommée VArcoéMe, appartenant à la prin- 
cesse de Radzivil^ et qu'il avoit vu là, à l'extrémité 
du parc, une charmante maison uouyellement bâtie^ 
meublée avec la plus grande élégance, et avec un 
jardin rempH de pensées et de sensitives, et que sur la 
façade de la maison ces paroles étoient écrites : Asile 
de madame de Genlis, H ajouta que la princesse avoit 
fait faire cette maison, après avoir lu mon Epitre à 
r asile que f aurai. Sur ce récit, j'écrivis une épitre en 
vers à la princesse deRadzivil pour la remercier ; elle 
me répondit une lettre charmante pour m'inviter à 
venir habiter sans délai ma mmsoriy elle m'envoyoit 
en même temps un livre blanc magnifiquement relié, 
que j'ai conservé, dont j'ai fait un souvenir religieux, 
et que j'ai donné à Casimir. 

Madame Cohen avoit à Charlottembourg une belle 
maison de campagne, dans laquelle j'allois souvent 
passer plusieurs jours ; j'avois congédié mes écolières, 
parce que l'argent qui m'étoit dû pour mes ouvrages 
m'étoit rentré, et que ma santé, s'étoit rétablie ; mais 
gratuitement je continuai de donner des leçons à 
madame Cohen et à M. Lombard ; ce 'dernier, sa- 
chant que je comptois retourner en France, tomba 



5^ MÉMOIRES 

dans une si profonde mélancolie, qu'il eh eut la 
jaunisse. Madame Bôcquet et madame Cohen ne 
pouvoient aussi supporter Tîdée de mon départ. 
Comme la dernière devoit subir, sous peu de jours, 
l'opération de la ponction, elle me conjura d'aller 
passer chez elle le reste de mon séjour à Berlin ; j'y 
Consentis, j'emmenai avec moi Casimir ; nous allâmes 
d'abord passer quelques jours à Charlottemboui^. Un 
matin que j'étois dans le jardin avec madame Cohen 
et Casimir, madame Cohen entra dans la serre pour 
jr cueillir des figues avec Casimir; elle me laissa 
dans le jardin, je m'y ennuyai, et j'allai me promener 
toute seule dans les champs: j'y rencontrai sept ou 
huit petits polissons qui me demandèrent fort inso- 
lemment de leur donner des draërs (petite monnoie) ; 
je n'en avois point, paf conséquent je les refusai; ils 
me dirent des injuinss; je retournai à toutes jambes 
à la maison; ils me jetèreiît dels pierres, et un assez 
gros caillou effleura mon chapeau; je le ramassa et 
je l'emportai avec moi, j'allois le montrer à madame 
Cohen, que je retrouvai encore dans sa serre avec 
Casimir. Je lui contai mon aventure, et, au bout de 
quelques minutes, je m'aperçus que Casimir avoît 
disparu; je crus qu'il étoit dans le jardin, nous l'ap- 
pelâmes, mais inutilement; alors nous rentrâmes 
dans la piaison, il n'y étoit pas, un domestique nous 
dit qu'il étoit sorti. L'inquiétude me prit, madame 
Cohen la partagea, et, suivies de deux domestiques. 



D£ MADAME DK GENLIS. Ô5 

> 

nous allâmes aassitdt dans l'endroit oà j'avois été at* 
taqiiée par les polissons; nous^y trouvâmes en effet 
Casimir^ qui les avoit battus et mis en fcdte; il étoit 
maître du champ. de bataille, et nous vîmes courir de 
côté et d'autre les pofissons qu'il avoit vaincus; il y 
en avoit deux dans le nombre qui avoient douze ou 
treize ans. Casimir, fort rouge et fort animé, vint à 
nous eh me disant qu'il m'^avoit vengée, mais qu'il 
avoit eu l'attention de ne frapper personne à la têt^. 
Je rappelai les polissons qui ne vouloient pas revenir, 
mais que les deux domestiques , nous ramenèrent 
de force, à l'exception de deux qu'on ne put rattraper ; 
nous les haranguâmes, pour leur prouver qu'il ne faut 
pas jeter des pierres, en demandant des draërs, et 
je leur donnai im écu pour les consoler de la victoire 
de Casimir. 

Nous retournâmes à Berlin pour l'opération de 
madame JCohen, on la lui fit le lendemain ; je la tins 
dans mes bras tout le temps qu'elle dura; cette 
opération n'est pointdouloureuse, mais elle âte toutes 
les forces, et, lorsqu'elle fut achevée, la malade s'é- 
vanouit; elle fut très-languissante pendant quelques 
jours, ensuite elle reprit la santé; et, à sa taille 
et à sa figure, on auroit pu croire qu'elle étoit 
guérie pour toujours. Ce mal affreux est très-com- 
mun à Berlin, ainsi que la pierre. Pendant mon 
séjour % Berlin, il y eut une opération de la pierre, 
qui fut très-remarquable, et que l'on fit à un oncle 



56 MÉMOIRES 

de madame Bocquet ; il en mourut. La pierre qu'on 
tira de son corps étoit grosse comme un citron; 
elle en avoit la couleur^ la forme et jusqu^à la petite 
protubérance qui se ' trouve à l'une des extrémités. 
Elle parut si curieuse qu'elle fut demandée pour le 
cabinet d'histoire naturelle du roi; mais la veuve 
réfusa, voulant la conserver par sentiments J'eus 
envie de la voir; madame Bocquet me mena chez sa 
tante, qui l'avoit placée sur sa cheminée sous un 
verre; nous fàmes étrangement surprises de ce 
genre de sensibilité qui * portoit cette personne à 
vouloir conserver sous ses yeux la chose qui avoit 
donné la mort à son mari; cependant cette femme 
&voit toujours été la meilleure 4es épousesy et elle 
regrettoit sincèrement son mari qui avoit toujours été 
l'objet de toute son affection. 

Cependant je n'étoisplus occupée que de mon 
retour en France; je reçus une lettre de ma fille qui 
m'annonçoit que j'allois être incessamment rappelée; 
je communiquai cette lettre à madame Cohen, qui 
fondit en larmes, et qui me dit qu'elle mou^rroit si je 
la quittois. Elle me représenta que rien n'étant 
stable en France, et mes sentimens religieux m'ayant 
fait un nombre^ infini d'ennemis dans un pays où la 
religion étoit détruite, je m'exposois à beaucoup de 
persécutions en y retournant ; et un jour, elle me fit 
une scène étonnante : elle avoit de fort beaux dia- 
mans qu'elle ne portoit jamais ; elle alla me chercher 



DIÊ MADAME DB 6BNLIS. 5^ 

SOU écrin^ Touvrit et me fit voir tous ses diamans 
rassemblés que je n'avois vus que partiellement, 
lorsqu'elle nous en prétoit pour jouer la comédie. 
Comme j'admirois ce bel écrin, elle me dit : " Eh 
bien ! restez avec moi, et je vous le donne/' J'éprou* 
vai une telle surprise, que je demeurai immobile sans 
lui répondre; elle crut que cette offire me tentoit, 
elle redoubla ses instances; et ensuite j'eus beau 
■ adoucir mes refus par les protestations les plus 
sincères d'une tendre amitié, son chagrin fut si vif, 
qu'il me rendit pénible le reste de mon séjour chez 
elle. M. Lombard montra une affliction beaucoup 
plus déraisonnable : ce pauvre jeune homme, dans ^ 
sa folie, me proposa très-sérieusement de m'épouser; 
comme il étoit inutile de lui parler raison sur ce 
point, je lui répondis simplement (ce qui d'ailleurs 
étoit vrai) que j'avois fait vœu de ne jamais me ^ 
remarier ; son désespoir fut tel, que tout le monde 
le vit et en connut la cause ; il m'écrivoit tous les 
jours des lettres dans lesquelles il m'appeloit barbare. 
Pour toute réponse, je les lui renvoyois avec des 
corrections sur le style; ce qui le mettoit souvent 
dans une fureur inexprimable; il m'en rapporta 
plusieurs qu'il me conjura de garder, et que j'ai 
encore. Ce singulier commerce de lettres dura 
jusqu'à ,mon départ. Cette passion extravagante, 
non-seulement m'embarrassoit par son ridicule, mais 
l'extrême disproportion de nos âges et l'attachement 

3** 



58v mAm&îmxs 

maternel que j'avois pour lui y donnoient, à mes 
yeux^ je ne sais quoi d'incestueux qui me la rendoit 
réellement odieuse. 

J'eus encore un autre chagrin : ma correspondance 
avec mademoiselle d'Orléans fut rompue. J'ai déjà 
dit^ je croÎB^ que lui ayant envoyé dans une lettre une 
petite miniature représentant sur un fond bleu une 
rose blanche et une rose rouge, dans une caisse verte, 
madame la princesse de Conti dit que c'étoient les. 
trois couleurs, par conséquent un signe révolution- 
naire. Mademoiselle d'Orléans eut beau représenter 
que c'étoit les cinq cmileurs^ puisqu'il y avoit du vert 
^t des tiges brunes ; madame la princesse de Conti 
persista dans son idée, et lui défendit de m'écrîre. 
Mademoiselle d'Orléans trouva le moyen d'obéir et 
de me donner de ses nouvelles; elle confia son 
chagrin à son confesseur, et le pria de m' écrire de 
sa part 5 ce que fit exactement cet ecclésiastique, et 
ce qui dura plus de dix-huit mois. Je lui envoyois 
mes lettres qu'il remettoit ; mais enfin il fut obligé 
d'aller à Vienne. Mademoiselle lui écrivit dans cette 
ville, et notre commerce continua ainsi pendant six 
mois; mais, à l'époque dont je parle, je reçus. de 
Vienne une lettre d'une personne qui m'^toit incon- 
mie, etx|ui me mandoit de ne plus écrire à ce prêtre, 
parce qu'il venoit de mourir* Je le pleurai sincère- 
ment, puisque je n'eus plus de nouvelles de made- 
moiselle d'Orléans* 



J>B MADABdLE D£ GBNLIS. 59 

Par un hasard singulier^ on me remit dans ce 
temps une lettre que j^aurois dû recevoir, et qui, 
par un enchaînement particulier de circonstances, 
traîna prodigieusement en chemin, ce qui arrivoit 
souvent alors; j'en ai même reçu plusieurs d'une 
date très-postérieure; mais celle-ci me touche tel- 
lement, elle montre si bien toute la bonté de l'âme 
et le caractère de mademoiselle d'Orléans, que je la 
place à l'époque précise où elle me procura tant de 
consolations.' Elle est sur la mort de son malheureux 
père, que je luf avois cachée, et qu'elle n'apprit que 
peu de jours après notre séparation. . 
Voici comment elle s'exprime : 

" Fribourgy 10 octobre 1704. 

^^ Oh ! • • amie chérie, à qtiel comble de malheurs 
, le' ciel m'a réduite ! Hélas ! •• je les connois tous ! 
Ah ! . . quelles douleurs. • • «et quelles souffrances, • 
mon trop malheureux cœur n'éprouve-t-il pas ! que^ 
cette vie est cruelle !• . . «Mais la religion et mon 
cœur, amie bien-aimée, m'ordonnent de la supporter 
pour ceux que j'aime; elle est à eux, et non à moi, 
et je la soigne comme un dépôt qu'ils m'ont confié. 
Hélas I il n'y a plus que ces chers objets que j'aime 
si tendrement, qui puissent m'y attacher. Oh ! mon 
amie, pensez-vous que ceux qtd sont tout-à-fidt 



60 MÉMOIASS 

malheureux^ et qui ne se ttient pas soient sans re- 
ligion ? Non, je ne le puis croire : sans ce motif tout- 
puissant^ qui pourroit ne pas se débarrasser d'une exis- 
tence derenUe douloureuse dans tous les momens ? • . 
Mais grâces aux principes que vous m'avez donnés, 
ne soyez pas inquiète, amie bieii chère, Dieu soutient 
votre infortunée Adèle, et lui donne un courage 
et une force véritablement surnaturels. Ma tante me 
témoigne une tendresse et une sensibilité dont je 
suis bien touchée, et m'adoucît par son excessive 
bonté, autant qu'il est possible, mon ai&euse et 
Truelle situation. Adieu, amie tendre et chérie^ je 
vous embrasse avec toute la tendresse de mon mal- 
heureux cœur. Je ne puis vous écrire une plus 
longue lettre aujourd'hui, ce sera pour la première 
fois. Donnez-moi souvent de vos chères nouvelles ; 
hélas ! j'en ai tous les jours plus besoin !" 

Avant de quitter l'Allemagne je dois dire que j'ai 
omis, sans le vouloir, un fût intéressant: c'est, 
qu'étant à Sieik, j'appris que mes deux derniers 
élèves étoient encore détenus à Marseille ; j'envoyai 
au directoire le petit mémoire ci-dessous, que je fis 
insérer dans plusieurs gazettes allemandes^. 

* Durant leiir captivité le jeune comte de Beaujolois» à peine 
sorti de i^adoleBcence, fit une action bien digne d'être rapportée; 
il avoit. formé, arec fM>n frère, le projet de s'évader ( tout leur 
réussit  cet égard 3 après s'être assurés d'un petit bâtiment 
prêt à mettre à la Toile, ils complotèrent 'de se sauver, au milien 



« 



DE MADAMB DIS OBNLIS. 61 

" Une des choses qui sans doute doit contribuer le 
plus à rendre le. nouveau gouvernement aussi res- 



de la nnity par une fenêtre très-élevée» avec des cordes quMIs 
troayèrent le moyen de se procnrW. Le comte de Beaig^loÛB 
passa le premier et descendit heureusement, il courut aussitôt 
au porty mais il y attendit vainement son Mre. Le commandant 
du petit raisseau, impatienté de ce retard, déclara qu*il vouloit 
absolument partir avant le jour. Touché des vives instances du 
comte de Beaujolois, il différa encore de quelques minutes; mais 
enfin il appareilla, et le comte de Beanjolois, ne pouvant se dé* 
terminer à partir sans son frère, sacrifia volontairement sa liberté, 
exposa même sa vie pour aller le rejoindre. Il le trouva étendu 
à terre, avec une grave blessure. La corde s*étoit rompue, et 
le malheureux prince étoit tombé à terre, en se cassant la jambe. 
Le comte de Bea^|olois le prit dans ses bras et appela du 
secours. On les remit en prison, où ils furent gardés plus étroi- 
tement que jamais. ' 

Le comte de Beaujolois, cet intéressant et charmant prince qui 
annonçoit tant d*esprit, et qui déjà montroit . une si belle âme, 
n^avoit pas douze ans lorsque je le laissai en France et que j*al- 
lai dans les pays étrangers. Il étoit dans mes mains depuis Tâge. 
de trois ans ; j'avois pour lui le seutiment le plus maternel y il 
m*écrivit plusieurs fois dans les premiers temps de mon exil. 
Voici la dernière lettre que j*ai reçue de lui, elle est bien enfan- 

ine, mais elle m*est bien chère : 

» 

** Vous mouviez fait espérer une lettre^ mais je Tai attendue en 
** vain. Je me tue d*écrire, et personne ne me répond ; je suis com- 
** me un pauvre délaissé. Je viens d*écrire encore à ma soeur, je 
'< ne sais si elle recevra ma lettre; c^est. bien désagréable, on ne 
^* sait sur quoi compter. Il y a tro^s mois que vous êtes partie, 
*< et vous ne songes pas à revenir; M. Aillon n'est seulement pas 



62 MÉMOIRBS 

'^ pectable que le désirent les citoyens honnêtes^ c'est 
*^ de le voir agir d'après le principe d'une stricte et 
'^ invariable équité. La marque certaine qu'un gou- 
'^vernement est véritablement bon, c'est que la 
"justice n'y soit jamais réclamée- en vain, quel que 
" soit celui qui Tinvoque. Un ami de l'humanité ose 
" donc avec confiance élever sa foible voix en faveur 
^^ de deux jeunes infortunés, que leurs malheurs, leur 
^^ situation actuelle et leur âge rendent égalem^it 
" intéressans. Pourquoi les en&ns de madame d'Or- 
*' léans sont-ils encore en prison ? pourquoi, lorsqu'on 
".a rendu la liberté à leur mère, à leur tante, et au 
^' citoyen Ckinti, les a-t-on retenus dans la captivité? 
'^ Lorsqu'on les a renfermés, l'alné a^'oit dix-sept 
" ans, et le second n'en avoit que treize ; pourquoî,^ 
" cette rigueur cruelle envers eux ? et pourquoi, enfin, 
" quand la porte de leur donjon s'est ouverte pour 
"leurs parens, a-t-on cru avoir le droit de la refermer 
" sur eux ? Personne n'a- craint depuis la chute ie 
*^ Robespierre, de manifester un juste et tendre in- 
" térêt pour la fille de Louis XVI, ces deux malheu- 
*^ reux enfans en doivent-ils inspirer moins ? Ds 
'^ ont éprouvé les mêmes infortunes, ils les ont 

« encore parti ; b^îI pouvott ne pas partir, que tous vinssiez vous- 

" même Pen empêcher, oh ! que je «erois content ! mais Je ne 

** veux pas vous ennuyer davantage. Adieu, ma chère, ma tendre 

^< mère, que j^aime plus que moi-doême. Bbaujqlois. 

<• Ce 5. janvîeir 1792." ' 

CNote de VAuteurJ 



D£ MAI>AM£ BS GENLIS. 63 

^^ aussi peu méritées, tt, de plus^ tout le temps qu'ils 
^^ ont été libres^ ils ont montré constamment le plus 
^^ grand patriotisme^ et aux armées le plus grand 
"courage. Rien ne justifie le traitement qu'ils 
^^ éprouvent et Ton doit attendre de la justice et de 
*^ l'humanité du gouvernement qu*il ne différera plus 
" à les mettre en liberté, ou que du moins, s'il ne 
^^ veut pas leur rendre leurs droits de dt(n/ensy il les 
" fera conduire hors de France dans le lieu qu'ils 
^^ choisiront , car la déportation seroit un bienfait en 
" comparaison d'une telle captivité." 

Je reçus enfin mon rappel en France; ma joie fut 
fort troublée par le chagrin dé quitter mes amis, qui 
étoient réellement au désespoir, madame Bocquet, 
mademoiselle Itzig, madame Cohen, M. Mayet, M. 
Gualtîéry* et M. Lombard. Pour éviter de dou- 
loureux adieux, je partis à quatre heures du matin avec 
Casimir ; je fis les vœux les plus sincères pour le 
bonheur de mes amis, et pour celui du pays hospita- 
lier que je quittois, dont le roi étoit si vertueux, 
et le gouvernement si doux et si équitable. L'hom- 
mage que je lui rends ici n'est pas nouveau; je 
lui en ai rendu un plus courageux dans le second 
volume des Souvenirs de Féliciey oh je fais de la 
Prusse et de son roi le même éloge. Je fis paroitre 

* Envoyé depuis, par nom gonsveroement, en PortngfaI, où il eit 
mort.-— ^2Vb#0 de V Auteur J 



64 MBMOIRBS 

ce volume à Tépoque où Tempereur Napoléon triom* 
phant étoit à Berlin qu'il venoit de conquérir.^ 

J'allai à Hambourg, où je m'arrêtai chez ma nièce 
madame Mathiessen. J'y reçus la visité de Klopstôck. 
Il y a pour les auteurs certaines gens dont la première 
entrevue est insupportable. Ces gens-là veulent, 
non vous connottre. mais vous montrer, en vous 
abordant, tout ce qu'ils savent et tout ce qu'ils ont 
d'esprit. Je me rappellerai toujours ma singulière 
entrevue avec le fameux auteur de la MessiaUde, au 
commencement de mon séjour à Hambourg; j'étois 
en pension chez le pasteur Volters. Klopstôck fit 
demander à me voir y il vint. J'étois seule avec ma 

* Je vais enfin après neuf années d*ezpatriation, retourner dans 
ma patrie ! Je conserverai toujours un doux souvenir des lieux où 
j*ai vécu, et le plus tendre attachement pour les personnes qui 
m*ont accneillie durant ma longue proscription. Je n^oublierai jamais 
la jolie ville de Saint.£dmond*s Bury ; le couvent de Bremgarten, 
humble asile de tontes les vertus; notre petite habitation sur les 
bords du lac de Zug, les bois et les eaux d^Oudenaarden, les villes 
hospitalières de Hambourg et d'Altona, la ferme de ISelk, ma chère 
chaumière de Brevel, le château de Dolrott et Berlin. J*ai trouvé 
partout des amis; ceux que je laisse ici (Berlin) me seront toi^ours 
chers. Pnissent-ils vivre toi]gours heureux et paisibles au son de 
leur patrie ! leur sort ne me sera jamais étranger. S'il change, ... je 
partagerai leurs peines comme ils ont partagé les miennes!... Je 
m'intéresserai toute ma vie à la prospéritéde Berlin, de cette brillante 
et belle ville si sagement gouvernée, ancien et moderne refuge des 
malheureux fugitifs français.— (iVofo de VAuteur.) 



V 



DB MADAME^ DE GSNLI8. 6b 

nièce. Je vis entrer un petit vieillard^ boiteux, fort 
laid ; je me lève^ je vais à lui^ je le conduis vers un 
fisLuteuil ; il s'assied en silence^ • d'un air réfléchi^ 
croise ses jambes, s'enfonce dans le fauteuil, et prend 
le maintien d'un homme qui s'établit là poiu:' long- 
temps. Alors, d'une voix haute et glapissante, il 
m'adresse cette singulière question: ^^ Quel est, 
madame, à votre avis, le meilleur prosateur, de Vol- 
taire ou de Buffon ?...'' Cette manière d'entamer, 
non une conversation, mais une thèse, me pétrifia ; 
et Klopstock, qui avoit beaucoup plus d'envie de me 
faire connoltre son opinion,- que de savoir la mienne, 
n'insista nullement pour obtenir une réponse.. . 
^' Quant à moi, reprit-il, je me décide pour Voltaire, 
et je me fonde sur plusieurs raisons; la première. ." 
Il me donna une douzaine de raisons, ce qui fit un 
très-long discours ; ensuite il me parla de son séjour 
à Dresde et en Danemarck, des hommages qu'on lui 
avoit rendus, et de la traduction qu'un émigré fsûsoit 
alors de la Messiade. Dans tout cet entretien, je ne 
plaçai pas six monosyllabes. Klopstock, au bout de 
trois heures, se retira très-satis&it de ma conversci- 
tion: car il dit le soir à un de mes amis qu'il m'avoit 
trouvée fort aimable. Ass^rément c'étoit l'être à 
peu de frais. 

.Cela me rappelle un trait du même genre, pour le 
moins aussi comique. Une dame firançaise, recevant 
pour la première fois la visite d'un littérateur et baron 



66 MEMOIRES 

allemand, M. de Rambor, lui demanda avant même 
qu'il fût assis : Monsieur le baron, que pensez-vous 
de Faction de Julien Vjipostai qui , en débarquant, 
et quittant le Tigre, fit briller sa flotte ? 

Ce trait singulier m'a été conté par M. le prince 
de T*** ; il prouve que la pédanterie chez t^outes les 
nationsprend les mêmes formes etles mêmes ridicules. 

Je restai quelques jours, ensuite je^artis pour la 
France. Ma nièce, Paméla, et quelques autres 
personnes me conduisirent jusqu'à Harboiû*g, où 
nous nous sépsurÂmes. Je me retrouvai avec joie 
dans la même auberge d'Harbourg, où, sept ans 
auparavant, proscrite et fugitive, j'avois passé une 
nuit pendant laquelle je fis mon JSpitre à F asile que 
J'aurai. Nous coBtinuâmçs fort gaiement notre 
route; M. de Lawoestine vint au-devant de moi à 
Anvers y j'eus un^and plaisir à le revoir; il m'avoit 
donné une véritable preuve d'amitié quelques années 
auparavant, en faisant deux cents lieues pour venir 
passer avec moi quinze jours dans le Holstein« U 
m'arrîva à -ce sujet une aventure singulière que je 
Tais rapporter ici. J'étois encore à Âltona dans mpn 
auberge, lorsque j'appris le lieu où étoit M. de La- 
woestine ; je lui écrivis, il me répondît qu'il alloit 
tout quitter pour venir me voir : je reçus cette ré- 
ponse au moment où je venois de renoncer à 
mon incognito et où j'avois repris mon véritable 
nom% Pendant qu'on m'^rrangeoit un logement à 



DE MADAME DE GENLIS. 



67 



Hambourg, je restai encore huit jours à Altona, 
mangeant toujours à table d'hôte, comme pendant le 
temps de mon incognito. Depuis deux mois, un 
jeune étranger que personne ne connoissoit, et qui 
portoit un ordre très-inconnu aussi, venoit réguliè- 
rement dîner dans cette auberge : il avoit des 
manières assez agréables, parloit fort bien français 
et paroissoit avoir de l'esprit. Il se mettpit toujours 
à table à côté de moi, je causois avec plaisir avec lui. 
Lorsque j'eus déclaré mon nom, il me fit beaucoup 
de complimens, et comme il m'avoit dit qu'il avoit 
séjourné à Clèves, où étoit M. de Lawoestine, je lui 
demandai s'il le connoissoit ; il s'écrie avec enthou- 
siasme quejion-seulement il le connoissoit, mais aussi, 
qu'il étoit son ami intime, et il ajouta qu'ayant un 
logement à Hambourg, il espéroit bien que M. de 
Lawoestine logeroit chez lui quand il y viendroit pour 
me voir. Deux jours après cette conversation, je 
reçus un soir une lettre de cet étranger, qui me 
mandoit qu'il étoit au comble de la joie, que M. de 
Lawoestine étoit arrivé, qu'il ne m'écrivoit pas parce 
que, par un accident qui n'avoit rien de dangereux, il 
ne pouvoit pas se servir de sa main droite, et qu'il 
étoit si fatigué qu'il venoit de se mettre au lit; qu'il 
me conjuroit d'aller le voir tout de suite, et que, 
pour m'épargner tout embarras et tout retard, il 
m'envoyoit une voiture; en effet, une voiture de 
louage m'attendoit à la porte« Cette lettre me parut 



* I 



68 MEMOIRES 

si extraordinaire^ que je la montrai à mon hôtesse 
mademoiselle Plock, qui étoit dans ma chambre; 
mademoiselle Plock me dit que ce jeune homme 
passoit universellement pour être un aventurier^ et 
qu'elle me conjuroit de ne point aller à ce singulier 
rendez-vous. Je renvoyai la voiture en faisant dire 
que je ne pouvois aller à Hambourg. Le lendemain 
l'étranger ne vint point dîner^ ni lès jours suivans : on 
ne le revit plus. - M. de Lawoestine n'étoit point 
arrivé; et quand il vint^ ce qui ne fut que deux mois 
après^ il me dit qu'il n'avoit jamais ni connu ni vu 
cet étranger. J'ai imaginé que cet étranger avoit 
voulu par ce mensonge m'attirer chez lui pour me 
faire signer quelqù'abandon de mes ouvrages; ce 
qu'il y a de certain^ c'est que cette fourberie cachoit 
certainement un complot très- noir. 

Je trouvai ma fille à Bruxelles ; après neuf ans 
d'absence^ ma joie de la revoir fut inexprimable ; car 
les dangers qu'elle avoit courus^ les cruelles inquié- 
tudes qu'elle m'avoit causées, àvoient quadruplé 
pour moi la longueur des douloureuses années de 
l'absence. Je passai xjuelques jours à Bruxelles, 
accueillie avec beaucoup de grâce à la préfecture par 
monsieur et.madame de Pontécoulant. Casimir, qui 
marchoit devant moi, parut le premier dans le salon ; 
son entrée y fut singulière : il n'avoit jamais vu de 
parquet frotté et ciré, parce qu'à Berlin en général 
(du moins alors) les parquets étoient fort rares. Les 



DE MADAME DE GENLIJÏ. 69^ 

pièces des logemens^ très-élëgans*â'aiUeurs^ étoient 
seulement planchéiées, sablées et lavées tous les 
jours, ou couvertes de tapis. Casimir fut donc 
extasié à ta vue de ce plancher luisant, qui lui repré- 
sentoit la glace sur laquelle on patine, et sur-le- 
champ il se mit à fstire une longue glissade, et dans 
son élan impétueux renversa deux en&ns ; il alla~ 
tomber sur les genoux de madame de Pontécoulant, 
qui étoit à l'autre extrémité du salon ; cette manière 
de faire connoissance eut un grand succès, j;af elle 
excita une gaieté générale. Je retrouvai- aussi là 
mon neveu César du Crest; le bonheur de nous 
retrouver réunis me fit passer ces tr&is ou quatre 
jours deja manière la plus charmante. Enfin je revis 
encore à Bruxelles'M. de Jouy^ avec lequel j'avois 
été si liée à Tournai, et au mariage duquel j'avois 
contribué; je lui montrai que j'avois conservé dans 
mon livre de souvenirs des vers remplis d'amitié qu'il 
avoit faits pour moi et signés de sa inain* 

Je retournai à Paris avec ma fille ; je n'essaierai 
point de peindre les émotions que j'éprouvai en pas- 
sant la frontière, en entrant en France, en entendant 
le peuple parler français, en approchant de Paris, en 
apercevant les tours de Notre-Dame, et en passant 
les barrières. 

Des émotions d'un genre bien différent m^atten- 
doient à Psuris, et m'en rendirent le séjour bien 
pénible pendant les trois premiers mois. 



70 MÉMOIRES 

Tout me paroiâsoit nouveau ; j'étoi& cooôme une 
étrangère que la curiosité force à chaque pas de 
s'arrêter. J'avois peine à me reconnoltre dans les 
rues^ dont presque tous les noms étoient changés ^ 
je trouvois des philosophes substitués aux saints; 
j'avois été préparée à cette métamorphose^ en Usant 
-1' Almanach naiionaly où j'avois vu les saints rem- 
placés par les sans-culottidcs et par des ognonSy des 
choux f du fumier j des ânes, des cochons, des lièvres, 
etc.^ etc. L'antipathie très-naturelle que les chefs 
de la république avoient pour tout cequin'étoit pas 
ignoble, ou du moins vulgaire, leur a;(roit fait sup- 
primer les mots hôtels et palais. Ainsi je retrouvai 
à peine effacées les inscriptions qu'on avoit écrites 
sur les façades de ces anciens édifices : maison ci^ 
devant Bourbon, maison ci^devant Conti, propriété 
nationale, etc. Je lisois encore sur quelques mmrs 
cette phrase républicaine: La liberté, la fraternité 
ou la mort.* Je voyois passer des fiaqres que je 
reconnoissois pour les voitures confisquées de mes 
amiis ; je m'arrêtois sur les quais, devant de petites 
boutiques, dont les livres reliés portoient les armes 
d'une quantité de personnes de ma connoissaoce^ et, 

* J^'aTois déjà vu avant mon départ de France, en rerenant de 
Clermont en AaTergnie> sur tous les rochers dont la nion^tgoe de 
Châlonsà Autun est parsemée, ces terribles inscriptions: Tremblez, 
aristocrates. La liberté, ou la mort, etc. — fNote de V Auteur.) 



DB MADAMB BB 6]^N1«IS. 7^ 

dans d'autres boutiques^ j'apercevok leurs portraits 
étalés en vente publique. J'entrai un jour chez un 
petit brocanteur qui en avoit au moins une vingtaine ; 
je les reconnus tous, et mes yeux se remplirent de 
larmes en pensant que les trois quarts des infortunés 
nobles que ces peintures représentoient avoient été 
guillotinés, et que les autres, dépouillés de tout et 
proscrit^, erroient peut-être encore dans les pays 
étrangers ! • • • • 

£n filortant de cette boutique, j'allai, toujours 
seule, me promener sur le boulevart; au bout de 
quelques minutes, un marchand, portant de char- 
mans petits paniers d'osier, passa près de moi ; je 
l'arrêtai pour en choisir une demi-douzaine ; mais je 
n'avois point d'argent, sur moi, et d'ailleurs je 
n'aurois pu les emporter ; il me demanda mon 
adresse, et me trouvant auprès de la porte ouverte 
d'un marchand de vin en détail, j'entrai dans le 
comptoir, qù je ne trouvai qu'un' garçon -de boutique 
auquel je demandai de Tèncre et un peu de papier ; 
j'écrivis rapidement mo^ adresse que je lus tout haut 
au marchand de paniers avant de la lui donner j alors 
le jeune cabaretier s'écria : Eh ben ! vous étés cheux 
vous! — Comment ?— Pardi oui; vous êtes dans le 
cUd^vant hôtel de Genlis !..... En effet, c'étoit la 
maison qu'avoit occupée, pendant quinze ans, mon 
beau-firère, le marquis de Genlis, Il me fut impos- 
sible de la reconnoitre; tout le rez-de-chaussée étoit 
divisé en plusieurs boutiques, et la façade des autres 



\ 



72 ' MÉMOIRES 

logemens tout-à-fait méconnoissable. Cet incident 
ridicule me serra le cœur, et je me hâtai de m'âoi- 
gner de ce lieu si triste pour moi. ' 

Je vis beaucoup de parvenus qui, nés dans la 
classe de simples ouvriers, avoient fait les plus bril- 
. lantes fortunés ; les uns ne se rappeloient leur pre- 
mier état et leur extraction que pour s'enorgueillir 
du chemin qu'ils avoient fait, comme s'il eût été « 
merveilleux qu'un plébéien eût obtenu une excellente 
place dans un temps où les nobles en étaient dépouil- 
lés ou exclus! Les autres, pleins d'orgueil et dé 
suffisance, prenôient l'impoliteâse pour de la di- 
gnité ; les mots respect^ honneur^ n'entroient jamais 
dans leurs formules, même avec les vieillards et les 
femmes ; et substituant à ces mots d'usage parmi les 
gens bien élevés, les mots avantage etcivilité^ comp- 
tant leurs pas en reconduisant chez eux, s'inclinant 
à peine pour saluer, parlant toujours à haute voix, 
ils croyoieiTt avoir les manières des grands seigneurs 
et un ton parfait. 

Je revis avec plaisir le fils d'un de mes anciens 
gardcrchasses, devenu capitaine, qui avoit servi dans 
nos brillantes armées avec la plus grande distinction; 
sa belle tournure et son bon air me rappelèrent ce 
mot de la Rochefoucault : L'air bourgeois se perd 
rarement à la cour^ il se perd toujours^ h V armée. 

Je vis des femmes qui haïssoient naturellement 
toute, conversation intéressante ou spirituelle, parce 
qu'elles n'y pouvoient prendre part ; du comniérage 



DB MADAMB DB OBKLIS. 



73' 



OU de la médisance fdrmoient tout leur entretien ;: 
^les avoient refroidi tous les amis de leurs maris par 
leur insipidité^ leur sécheresse et leur susceptibilité, 
défaut de toutes les femmes qui manquent d'esprit 
et d'éducation. La plupart de ces personnes, ridi* 
culement vaines, comptoient les visites et màr- 
chandoient une révérence, elles étoienît toujours sur 
le qui vive? toujours inquiètes, de là manière dont 
on les traitoit, sans savoir positivement comment on 
doit être traité; de sorte qu^elles s'irritoient con- 
tinuellement de manques d'égards imaginaires et 
d'impertinences idéales* Elles se plaignoient sans 
cesse à leurs maris, qui d'abord n'y faisoient nulle 
attention, mais qui, peu à peu, s'accoutumbient à ce 
Çenre d'entretien, car on n'en pou voit avoir d'autre 
avec elles. Je ne retrouvai plus de bureaux d'esprit, et, 
quoique je n'en eusse jamais tenu, je les regrettai. 
On appeloit ainsi jadis, en dérision, les maisons dont 
la société étoit principalement-composée: de gens de 
lettres, de savans et d'artistes célèbres, .et dont les 
conversations n'avoient pour objet que les sciences, 
la littérature et les beaux-arts: voilà ce que les 
ignorans et les sots tâchèrent toujours de tourner en 
ridicule.* . Cependant ces réunions seroîent aussi 



* Il y eut sans doute quelquefois c^e la pédanterie à Thôtel de 
Rambouillet, mais, en g^énéralj ces réunions de. gens d'esprit, de 
sarans et .^'artistes, durent, par leur éclat,' exciter la jalousie de 
tons les sots, qui ne manquent jamais de généraliser les moqueries 

TOME V. ^4 



sigréflUQs. qu.'inslaructiT«s si efloa éloûttt eacempte» 
de toute péâmtene^ el lud. ftatxe g^iue de société m 
jjaénttvfÀt d'être Mafli ledMOird^ié ; et il sraftroift pamr 
cela que 1» mattra^de: de 1» «e^isan fftt aiis».bte et 
naJtureUe, cttr aioc» oa don»ie aiaévient & K sociétié 
qu'en tafisttntde. le toa fu'on a& sol-^antee. IH|mb 
Khôt(rii de BaartMoilto» les idu» femeiur ânrema*. 
d'espné£^cattt^ dans le dfsrmér «àde^ eeu» d« neft^ 
dame&i diiJL Deff&Bt, Geoffifiu^ d'EspÔMfiae cA d'Hou- 
detot. De tontes, cm femmes efânturika^ cdts qm, 
malgré h viexUestie, frùoit Isè oûeinc kai hottueoea de 
l'un à» ces salons aeadémû|QeSy étoit madame da 
De&nl*- 

J*eus hiesa diMtcet aiçets . de mécoBtetÉtemens^ je^ 
trouvoiè toulï changé^ totttt jusqu'au, loBgagff^* Vowi 

çtrtiicnUèFet, Ijooqa^elles taiiibeiit ^uv lefipeffK>Biie9 d'un fgawà vtèr 
rite. Il seroit curieivc de recueillir tout^ lea seines intéressant^^ 
qui se sont passées^ et tous les bons mots qui se sont dits d^ns le 
ikmenx b6tet de RambonfHet; Ceci me rappeHè un trait qui mérite 
^ôtre cité. BiCMBuet, âgé db seîxft ans^ sy fiouffant nasoiir^ j 
débita^ 4 wnnik, le^ pre^iisr setm^tk qfi'ii» eCU. cfi«n[^3 il £aè a|h 
plaudi avec transport, et Voiture dit â «e sujet. quMl.n^avqit j^aia 
entendu prêcher si tôt et si tard.-^^'Hote de VAuteur.J 

• Ai^ourd^ui les bureaux d^esprit manquent essentiellement à 
Fans, et U focrvemeoMiift sartovt doit Ib» regretter. La. paix- 
universelle seroit assurée, s'ils remplaçoient les bureaux politiques, 

f Ce^qiii anâse tunjspm« daoa. Ick pH»iuti«M>qiiii se pvolpageiit. 
Jt*ai déjà citéy à ce-soje^ rcKmple>d^ kt Dévolution anglaiaa. et. les 
9Hn» que> prit Charlss I( pour célbrraqr. le lengïige tout^-isi^ «M- 
nalaté sous Cï-ommcH, 



DB MADAME DB GBNLIS. 7^ 

lés phmses qui me frappèrent le ptasy tt je. pense 
qti'il n'est pas inutile pour la jeuneide et pour les 
étrangers de les citet ici : ce n^ est pas Fembiarrasy se 
domiêr des tonsy des gens de même farine^ tne pstroid- 
soient aussi vider de sens qu'^nobles) j^aTtrois {Mine 
à cofiïeevo» qitf die» possent passer dans le lafigage 
des petiomiesi bkts élevées. Cela est fatce^ ^éla 
(Xrttte grei^ ou le Pétfm, un objet c(mséquei$t, pour 
Attt un obj^ d'tni gvsaté prix, n'étdient pas d'un 
pins mauvais toii# Pour bien parler, il faut ne rien 
<Kre de tropy et en même temps dire tout ce qui est 
néeessaiitô à te clarté du discours; L'ellipse ne vaut 
jamais rien dans la eonversation, parce que les mots 
sous-entendus peuvent y jeter quelque chose d'êqui- 
vo^e.cfl àe l'obscurité : c'est pourquoi on parle mal 
en £saiif;f la Capitale, pour dire Paris; du Chamt-- 
pûgMy dvf Bordeaux j au fieu de vin de Qiampagne \ 
ou les FranqaiSy au lieu de la Comédie Française. 
EUe a de Vusage, de quoi ? • • • «On doit dire : eUe a 
de l'usage du monde» Lorsqu'on dit^ un lotiis d'or^ 

Quoique parmi nous, plusieurs personne» emploient encore quel- 
qntfin» de majorfmaim locutionsy on parle infiniment mieux qu*à Tépo- 
que de mon^'retonr en France.*— (jVb#e de V Auteur^ 

* Bans ce temps^ on cita beaucoup^ de'M. le prince de T. . . . ^ 
uiA gégoBse charmante dans son genre» parce qu'elle prouve autant 
da préKnœ d*espnt que de facilité à prendre tous les tons quand 
il le fiHit. U doBBoit une fête OMignifique. Une dame très-parée, qui 
k» étoii ineonnuey s^apprôoha de lui en- disant : Cda doit vouê coûter 
Sremi^^h! réfonditai^ «c iCeUjftu U Ptfrou.— (^e#e fis VAut,) 

4* 



76 MEMOIRES 

i 

on parle mal dans le sens opposé. Éduquer; il reste, 
pour, il demeure; Fon équipagey^M lieu de sa voiture;. 
venez manger ma soupe; un castor^ pour un cha-; 
peau; ^ vous^ fais excuse, il roule carrosse; une 
bonne trotte, pour une. bonne course; son cW, pour 
son salaire; le beau monde; un beau râtelier ou une 
* superbe denture, pour louer de belles dents^ sont des 
façons de parler si basses**, ainsi que ces mauvaises, 
expressions, elle est puissante, c'est-à-dire . grosse ; > 
un muscadin, un fat; Jlaner, poi;r muser; et les 
vérbeé embêter, endéver, etc. ; je suis mortifié, pour 
je suis fâché. JVorti/ié veut dire humilié ; il est jbrès- , 
ridicule de dire qu'on est humilié de n'avoir pas , 
trouvé quelqu'un chez lui. 

Je ne fus pas moins surprise en entendant dire 
votre demoiselle, pour mademoiselle votre .fillef. Ma- 
dame, tout court, en parlant à un mari de sa femme ; 

* Ce qui n^est pas inutile, car les étranglera, n^apprenant com- 
munément le langage familier qu^en parlant avec des domestiques, 
emploient souvent des expressions ridicules. On a entendu plu- 
sieurs grandes dames anglaises dire qu^elles avoient froid 1[>a chaud 
comme Vote*»— (2Vbfe de F Auteur.) 

f Ou a remarqué comme une inconséquence de la langue que le« 
mots mari et femme soient proscrits dans le g^nre héroïque, et que' 
les mots époux et épouse, consacrés à ce genre, soient de mauvais 
ton dans le langage fapilier; mais ce n^est point uiie inconséquence, 
c*est précisément parce que ces mots sVmployoient seuls dans le 
genre héroïque, qu'on les a exclus de la conyersation, non comme , 
'ignobîeSf mais comme emphatiques. Le peu^ile ne s'en sert que par' 
analogie Le mot épousaUUey le verbe épouêer, lui ont fait prepdre. 



DE MADAME DE GENLIS. 77 

en usez^vous ? (du tabac) pour en prenez- vous ; j*y 
vais de suite, pour j'y vais tout de suite } il a des 
éctis^ pour il est riche. // lui fait la cour, c'est-à- 
dire il en est amoureux y ce qu'on exprimoit jadis plus 
délicatement en disant : il est occupé {Telle. 

Voici quelques manières de parler que l'on trouvoit 
très-niàuvaises autrefois^ et qui sont assez usitées, 
aujourd'hui: fai pris une glace ; on disoit bien 
prendre des glacçs^ mais il falloit dire : j'ai pris une 
ou plusieurs tasses de glaces^ et c'est en effet par- 
ler plus régulièrement. Des manières engageantes 
étoient une phrase ridicule 3 on le trouvoit, et avec 
raison : d'un homme c'est trop dire } d'une femme 
c'est presque une injure, ou du moins un éloge 
peu convenable. Les étrangers disent souvent qu'ils 
ont bu du café, du thé, c'est mal parler; boire ne èe 

m 

dit que de^ liqueurs faites pour servir de boisson, 
pour désaltérer, l'eau, le vin, la bière, le cidre, etc., 
et on dit : prendre du café, du thé, du chocolat. 
Ce qui me choqua surtout, c'étoit d'entendre des 

■ 

femmes appeler leur cabinet un boudoir y car ce mot 

natarellement Thabltude de dire épouse^ et par analogie encore 
quand un onvriel* dit ma femmey celle-ci dit mon homme. 

Le people, pour dire quMl a donné un bouquet à quelqu^un, di 

qu'il Ta fiewri. ' Il appelle toujours une servante wm 6ontie, et ma 

hornuke est aussi son nom <l'amitié favori, ce qui rend cette expression 

triviale et de mauvais goût. Par la même raison, la formulé antique 

je vous saluey n'est pas de meilleur ton. — (Note de V Auteur. - 



7^ 



M^MOim^S 



bigarre n'étoit employé jadis quf^ par 1^ courljeanea* 
Je trouvoîs encore que, lorsqu'on faboit h» bonneu» 
d'une maison, il ne falloit pas offirir d'unie manière 
vague, comme le faisoient beaucoup de personnes 
qui avoieut l'air de ne pa3 savoir les noms, de ce 
qu'elles proposoient, disant seulement^ vQulez'-v4)us 
fïU poisson, ou de la volaille f On appeloijt lés mar* 
chaudes de modes de9 modi9te$^ et un livre de souvc^ 
njr un album ; en parlant de rhabUlement de quel* 
qu'un, $a ndse^ une mise décente j etc. Vwcî encore 
des phrases du langage révolutionnaire, qui ne me 
déplurent pas moinç : ^iborder la question, en der^ 
Trière q^iialyse, traverser la vie» On ne traverse un 
qh^iin que dans sa largeur, car y marcher dans sa 
longueur, c'est le suivre» Ainsi, traverser est toujours 
flaire un petit t^f^et , qua^d on vit d'âge d'homme, 
G» n'a point traversé la vie, on J'n parcourue, l'expres- 
sion étoit donc impropres on' ne pourroit dire que 
d'un en&nt mort au berceau, qu'il a trwuer^ la vie. 
On avoit inventé une phrase mev^^eiUeuse, car elle 
r^pondoit à tout, elle e;xcu8oit tout* Quelqu'un fai*^ 
soit-il une sottise, ses amis disoient : c'est Qu'il était 
dans une fausse position ^ on n'avoit plus rien à ob»- 
jçcter. Cependant cette phrase, traduite littérale- 
ment, signifie qu'&n étdit dans une situation embetr^ 
rayante} et à cela on répondoit jadis que l'esprit de 
conduite, le courage et Thabileté dévoient servir k en 



DE MABAMB D% GENLIS. 79 

tirer. Mai« ces mots^ une fausse 'posUkan^ coûune on 
l'a dit^ justifioieat toiit» 

Jedoisdh-e^ à l'hoimair de la sociâé actuelle^ 
qu'on y entend beaucoup moiûs de ces phrases mbor^- 
rectes que je vien& de citer^ et même de ces phrases 
banales et à la mode qui répandoient autrefois^ avant 
la révolution^ beaucoup de monotonie et d'insipidité 
sur la conversation. Dans l'ancienne société^ éteinte 
ou dispersée, on entendoit partout des exclamations 
qui exprimoient i'étonnement^ ladésolation, Thorreur 
ou l'enchantement et l'enthousiasme : tout étoit m • 
concevable, inouï, monstnteux, horrible^ on charmant 
et céleste. Lorsqu'on reucontroit quelqu'un auquel 
on avoit fait fermer sa porte, on ne mauquoit jamais 
de lui protester qu'on étoit désespéré de ne s'être pas 
trouvé chez soi. Les gens d'un ton plus raffiné se 
contentoient de dire qu'ils étoient bien qj^igés» 
Après avoir fait sept ou huit visites, on rentroit dans 
sa maison avec le remords d'avoir plongé dans VtS* 
flictiôn et réduit au désespoir une douzaine de per-» 
àonnes, mais aussi avec la consolation d'en avoir 
charmé et rendu heureuses un pareil nombre. Au- 
jourd'hui, ces exagérations sont font âffoiblies ) les 
femmes surtout sont beaucoup plus froides, moins 
affectueuses, moins accueillantes; mais son t^elles plus 
sincères ? c'est une question que je ne me permet- 
trois pas de décider. 

On ne soupoit plus, parce que les usages n'étoient 



80 MÉMOIRES 

pas nfoins changés que la langue *■ 3 leis spectacles né 
finissoient qu'à onze heures du soir, et cela seul pro- 
duisoit un grand changement dans la société. Après 
le dîner, on vouloit ou faire des visites, ou aller au 
spectacle; on étoit distrait, préoccupé; on regardoit 
à sa montre : toutes ces choses ne donnoient ni un 
m^ntien ni une conversation aimables. Le souper 
jadis terminoit la journée ; on n'avqit plus rien à 
faire ; on ne craighoit plus le mouvement çt Finter- 
ruption causée parles visites qui surviennent toujours, 
après le dîner ; on étoit tout entier à la société : au 
lieu de compter les heures^ on les oublioit, et l'on 
causoit avec une parfaite liberté d'esprit, et par con<^ 
sëquent avec agrénlent. 

^ Autrefois les soupers dé Paris étoieht renommés 
pour leur gaieté ; on s'amusoit, on causoit sans in- 
terruption même à table, parce qu'on y étoit toujours 
j)lacé par son choix, à côté des personnes qui coh- 
venoient le mieux. •• «Chez les princes du sang, le 
prince appeloit auprès dé lui deux personnesy et tou- 
jours deux femmes ; la princesse aussi, et de même 
toujours deux femmes y à nK)ihs qu'il n'y eût un' prince 
étranger de maison souveraine et sur lé trône; 
d'ailleurs on pensoit que ni une princesse ni une 
femme de la société ne^ poiivoient, avec bienséance, 

* Quelques-uns des usages anglo-révolutionnaires subsistent tQU« 
jours, par exemple ceux qu^on Ta hire.^Nôte de Z* Éditeur,) 



DE MADAME DE 6ENLIS. 81 

inviter un homme à venir s^asseoir à côté d'elles 
pendant une heure et demie ; on pensoit qu'à moins 
des privilèges du rang le plus élevé, il n'y a point de 
cas 0Ù3 dans le cours ordinaire des choses, une femme 
puisse faire des avances à un homme. La politesse 
étôit parfaite, et par conséquent toujours aimable ; 
elle ne dégénéroit jamais en froid cérémonial, et l'on 
évitôit avec soin, dans la société, tout ce qui pouvoit 
ressembler à V étiquette et rappeler l'idée de quelque 
inégalité dans les rangs/ On trouvoit que chez soi il 
falloit savoir accorder des distinctions à ceux qui le 
méritoient, ou par laréputation, l'esprit, la considéra- 
tion personnelle, bu par leur place et leurs emplois 5 
mais sans jamai§ blesser ou désobliger les autres, ce 
qui se faisoit fort naturellement, en js'occupant un 
peu plus de ces personnes, et non en leur donnant 
solennellement des préférences qui faisaient jouer un 
rôle subalterne à ceux qui ne les obtenoient pas. Le 
grand seigneur, quj invitoit à un grand souper la 
femme d'un fermier général et celle d'un duc et pair, 
les traitoit avec les mêmes égards, le même respect* 
La financière établie dans le cerclé n'auroit point cédé 
sa place à la duchesse ; et, si par hasard elle la lui 
eût offerte, la duchesse, sous peine de passer pour 
impertinente, ne l'auroit point acceptée. Lorsqu'on 
alloit se mettre à table, le maître de la maison ne 
s'élancoit point vers là. personne la plus considérable 
pour l'entraîner, du fond de la chambre, la faire 



]^^tv ep triomphe devjant tputçs leç wtïreg fepimçfi, 
et 1^. placer av^c ppmpe à table à çôt^ 4e luit I^Qf^ 
autres hommes ne s^e préçipi^iQ^t ppipt pour-i^?»^ 
/a Tnatn (i^^a: Jlmnes,^ coq^^p^Q j^ Iç royols^ et çog^me 
on le foit encore )|Q\^vent auJQi;^râ'hui., Cetups^ejie 
se pi-aitiquoit ftlw^ q^^ 4^nft le«| vUlçs 4e proviriçç, 
J^es fppamçiç Ô'^-bQrd ^pvtoient tQUtef 4tt «ftlpn ; çelleg 
qui étcûent le plqi^ près de la pQçte p^f^o^ent left pï^i 
mièreg ; elles se fj^ispiç^t entre ftUe« qwlquea petite 
çompUm^P!^ ^iws très-QQurts, ^t qui nç fôtwdeitst 
i^uUçmept la î^iarçhe, Tout çel% sç feipqit ft^ni» çm^ 
b^iT^s, ayeo ca^l^iç, pansi e.i^pr^.§en3^^nt et gôR» lon^ 
teui: ] l^^. homfnes p^^soient epi^uite. Tout le mo;^Q 
an'ivé dans la salle à manger, on ^e ptegpit k t&bte à 
^Qti g\*é, et le maître et Is^ mattreisse de \^ piaiâQii 
troiivoîent faoil^me^t le n^oyen, isf^ji^/é^iVif cfe «f^^j^ 
d'engager le^ quatre fçmme^i les plii^ distii\guéç^ dç 
rassemblée ^. se piettre à côté d'eux, Qpm¥^>u|^ 
ment cet arrangement, ainsi^ que. ^esque tous |es 
autres, ^yoit ^té décidé en particulier^ daAs le salo?^.. 
Yoil^ Açs. p>iœurs SQçis^les et de^ n^anièFeg. yérit^bli^ 
m^ent pqlles, p^çce qu'eUes phlig^^^t cell^ft qi^ Vç«3l 
veut part^QuUèrççnent boiuqyerj^ et qW'eJUeiS n^ blçsaç iit 
pçri^oi^u^ ; nq^s Qvqns changé tml; cela. Npi|»#^i({^ 
ifle^t, % i^qn retjçsur ^» France, ç^çncpre^niour^'hui, 
le m^îtçe de fe lu^api^ s'çmpar^it dç.l^. 4ïMWe Ifi plm 
cm^mW W'tt ^^hliçs^it H côté 4e lu^, in^i^ iUw 
falloit un sççw4, Çt ^ nppaçw¥i^ un autçe: bp^me, ^ 



D» BtADAMI» DB GSNtlS. 83 

ph» étevé en grade^ qu'il faisoit placer près d'elle | 
et si cette femme^ comblée de tant d'hoiaineursy aimoit 
inieux Tamuseinent que la gloire, et que par malheur 
(ce qui n'est pas absolument impossible) le maître de 
la maison, et même le général d'armée, ou le maréchal 
de France, fût ^ennuyeux, die passoil une triste 
s(»rée».Les autres femmes n'étaient pas plus heu* 
reusea; car l'impérieux despote qni les rassembloit 
chez lui avoit nommé à haute voix les voisins qu'elles 
deroient avoir» Il Csdloit avohr une gaieté â toute 
épreuve pour en conserver un peu à de tels repas. 

Autrefois les femmes, iq>rès le dîner ou le souper^ 
se levoient et sortoient de table pour se rincer la 
boiydie j les hommes, et même tes princes du sang, 
par respect pour elles, ne se permettoient pas, pour 
faire laméme choses de rester dans là salle à manger ; 
ils passoient dans une antichambre. Aujourd'hui 
cette espèce de toilette se fait à table dans beaucoup 
demaisons% Là, on voit des Français, assis à côté 
des femmes,, se laver les mains et cracher dans un 
vase, • • » C'est un spectacle bien étonnant pour leurs 
granda*pères et leurs gnind^s-^nères : cet usage vient 
d^Angkterre. Il est certain que cette coutume n'est 
pas française : mais au moins cette coutume est plus 
excusable en Angleterre, puisque .les femmes se 
lèvent toujours au dessert^ et laissent les hommes à 
table. 

Dans la bonne compagnie jadii^ kv femmes étoîent 



48 MÉMOIES8 

I 

■ 

traitées par les hommes avec presque tous les usages 
respectueux prescrits pour les princiesses du sang; 
ils ne leur parloient en général qu'à la tierce per* 
sonne ; ils ne se tutoyoient jamais entre eux devant 
elles ; et méme^ quelque liés qu'ils fussent avec leurs 
mafis^ leurs frères^ etc.^ ils n'auroient jamais, en leur 
prébênce, désigné ces personnes par leurs noms tout 
court • Jamais alors les gens bien élevés ne;^ louoient 
en face une femme sur sa figure ; ils lui supposoient 
toute la modestie de .son sexe, l'éloge leplus'flatteiur 
que l'on'puisse donner. - Lorsqu'on leur adressoit la . 
parole, c'étoit toujours avec un son de voix moins 
élevé que celui qu'on avoit avec des hommes.' Cette 
nuance de respect avoit une grâce qui ne peut se 
décrire,* Toutes ces choses n'étoient plus d'usage à 
mon retour ; chaque honmie pouyoit dire : 

De soins plus importans mon âme est agitée. 

De leur côté, les femmes, n'étant plus traitées avec 
respect, avoient perdu la retenue qui doit les carac- 
tériser ; par exemple, elles appeloient dans un cercle 
les jeunes gens par leur seul nom de baptême; et 
l'habitude d'entendre tutoyer continuellement en leur 
présence leur avoit fait prendre celle de se tutoyer 

* * joutons qne^ peu d'années avant la révolution, on n*aaroK osé 
paroitre en bottes devant elles à Paris. Il est vrai qu'alors, excepté 
à la campagne, elles ne. recevoient communénient les hommes qa*à 
dinér et le woxtj^^diede V Auteur. J 



DE MADAME DE GENLIS. 85 

entre elles devant du monde^ chose qu'on n'a jamais- 
vue dans l'ancien- temps.^ 

J'observai un ridicule plus amusant^ je m'aperçus 
que, malgré le dénigrement aifecté de l'ancien temps^ 
plusieurs parvenxis avoient fait, une étude sérieuse de 
Tart de contrefaire les grands seigneurs de l'ancienne 
cour. MM. de Talleyrand, de Valence, de Narbonne 
et de Vaudreuil étoient surtout leurs . modèles. Il 
faut avouer qu'ils les choisissoient bien. 

Une chose qui me déplut particulièrement, fut la 
suppression des couyre-pieds.de chaises longues. • Je 
^ vis les dames les plus qualifiées et les plus à la mode 
de cette époque recevoir parées et couchées sur un 
canapé, et sans couvre-pied. Il eh résultoit que le 
plus léger mouvement découvrpit souvent leurs pieds 
et une pai*tie de leurs jambes. Le manque de dé- 
cence qui ôte toujours du charme, surtout aux fem- 
mes, donnoit à leur maintien et à leur tournure une 
véritable disgrâce. 

Mes visites, danS'quel(][ues maisons, me firent con- 
naître l'inexpérience et le mauvais go^t de . ceux qui 
remeublèrent les hôtels et les palais abandonnés et 

• Cette remarque sur le tutoiement rappelle un mot très^laisant de 
madame de Bussy, femme du gouverneur de Saint-Domingue, étant 
seule avec son mari' qu^elle n^oimo^ pas. M. de Bussy la conjuroit,, 
ce qui étoit tjprt simple, étant téte-À-téte, de le tutoyer, ce qu^elIe 
n^avoit Jamais fait. Après beaucoup dMnstaftces passionnées, elle y 
consentit enfin, et lu dit : Eh bien ! va-fen^^Note de f Auteur J 



86 MÂBIOIRBS 

dévastés. J'y remarquai mille bizarreries. On 
plissoit sur les murs les étoffes^ an lieu de les étendre; 
on calculait sans doute que de cette manière Vminetge 
étolt infiniment plus conéidérable^ et que cela étolt 
beaucoup plus magnifique. Afin d^éi^ter Tair mesquin 
qui auroit pu rappeler certaines origines^ on donnoit 
a tQua les meubles les formes les plus lourdes et les 
plus massives. Comme on savoit en général que la 
symétrie étoit bannie des jardins^ on en avoit conclu 

'queVou devoit aussi l'exclure des appartemens^ et 
l'on posent toutes les draperies au hasard. Ce dé- 
sordre aflfec^é donnoit à tous leasalœns l'aspect le plus 
ridicule; oax eroyoit être dans despîèces que les 
tspis^rs n^&voient pas encore eu le temps d'ar- 

' ranger» Enfin, pour montrer que les noureHe^ idées 
n'excluoieht ni tagràee m Im gatemterie^ les honnnes 
et les femmes rattacboient ks rideaux de leurs lits 
avec les atiaùbuts de ramour^ et transformoient en 
autels leurs tables de nuit. On vit dçs conspirateurs 
qui s'étoient baignés 'dans le sang, se coucher sur des 
lits sconptueux, ornés de camées représentant Vénus 
et k» Grâces \ et Fon voyoît suspendue sur leurs 
têtes, non l'épée de Damoclès, mais une flèche 
l^ère ou de» couronnes: de roses* t. . • 

I 

* Ceci ne se rapporte qu'à l'an mil Uuit centj nmia depui% gjrâce» 
aux charmans dessins et an talent de MAC Fontaine et Perci^^ itos 
meubles ont toute réJégrance désirab.le.r-.f iVbte: d^ rJEdUiBur.J 



DR MAOÂMK DB GENLIS. 87* 

No9 voitures ne farcit pas même à Tabri de cet 
esprit général d'innovation. Avant la révolution» il 
n'y Skvoit point de cabriolets de place^* et c'étoit un 
bien ; car cQt établissement a causé une multitude 
d^accidens» On a supprimé les chaises à porteurs et 
les brouettes^ voitui'es très^insgrettahles pour la classe 
qui' n'était pas en état de payer des fiacres. 11 est 
étonnant qu'cm n'ait pas imaginé des litières publi- 
ques» menées par' des mulets^ pour le service des 
malades» des eonvalescens et des femmes grosseï^ 
auxqneUea les voitures ordint^res sont défendue^. 
Ces litières seroient employées k Paris» dans les 
environs» et pour les voyages. 

La forme des voiturea itoit beaucoup plus agréable 
jadis que celle d;s voitures rondes cc»nme des boules» 
qui #oient à», plus mauvais go&t. La ferme' des 
berliiiea tt des calèches anciennes!» et ceUe des vi^ 
ànvis,f étûàx d'un fort bon dessb dans kuîr genre et 
d'une grande élégance. 

Le j&oobinismie avoife supprimé toute espèce de 
cfHnpUmeas en proscrivant toutes les bii^naéanees*. 
On commençoit à les Tf^rendre à mon retour ; etg^ 
apparemment pour réparer le temps perdu» on ka 
multiplioit et on lea SiQongéoit. IW exemple» en 
entrant, et en a^rtant d'un aalos^ ehafiun se croyait 



• Il y eft av>ijt 4 N»plw^tr$^lQiigf-te9M?8 9,ym% Ift ïéyQÏuUc». 

(Note de V Auteur ) 



88 MBMOiAES 

obligé d'aller faire ^ un eompliment d'arrivée, ou 
d'adieu -à la maîtresse de la maison. Autrefois^ au 
lieu de ces. entrées bruyantes et triomphales^ ou se 
préseiïtoit modestement et sans éclat ; on n'alloit 
point attaquer avec intrépidité la maltresse de la 
maison, et souvent une profonde révérence formoit' 
tout le cérémonial* Lors:qu'on sortoit, on n'alloit 
point prendre un congé solennel, on saisissoit le mo-^' 
ment où d'autres personnes entroient, on profitoit - 
de ce mouvement pour > s'évader sans être. aperçu, 
afin d'éviter l'importunité réciproque des complimens 
et des reconduites. L'esprit de tous ces usages étoit 
bon ; on feroit bien d'y revenir entièrement.* 

Après avoir passé quelque temps à Paris, je fis une 
infinité de courses à la campagne et. dans les châ-' 
teaux 3 j'en fis même plusieurs en simple voyageuse 
et par pure cuHosité, et j'avoue que je pensai.qu'en- 
général on trouvoit beaucoup plus de popularité, et de 
libéralité dans nos anciens châteaux. Je ne trouvai 
plus ces chapelles qui étoient jadis d'un si bon 
exemple pour les paysans. Je ne vis aller à l'église, 
paroissiale que les dames y les hommes n'ymettœent' 
presque pas le pied 5 et les paysans, pour les imiter,, 
n'y alloient jamais. Je fus aussi scandalisée des fêtes 
qu'on leur donnoit: le maître du château leur 
ouvroit ses jardins, avec ]a permission d'y inviter des " 

* £t c*e6t ce qu^on a fait. Ce qu^on vient de lire fat écrit en iSoo. 

CNate deVAuteurJ 



DE MADAME DB GENLIS. 89 

cabaretiers^ des traiteurs, auxquels ils achetoient les 
vins et les repas que nous leur donnions jadis, avec 
tant de générosité, mais qui, distribués avec sagesse, 
pr^venoient l'ivresse, les quereUes, les scènes scanda- 
leuses et souvent Sanglantes qui en résultoient. Une 
chose encore qui me parut du plus grand ridicule, fut 
la morgue des dames dé châteaux, qui, dans ces 
réjouissances, ne vouloient point danser avec les 
paysans. Je me rappelai qu'autrefois, à ces. bals 
champêtres, nous ne voulions danser qu'avec eux, et 
que nous /défendions aux hommes de notre société de 
nous inviter, ea leur prescrivant de ne danser qu'avec 
des paysannes. . Tout ceci n'est assurénient point 
sans exception ; j'ai vu dès lors, dans les campagnes 
et dans les châteaux, exercer dans toute son étendue 
la charité de tout genre que j'admirois jadis. 

J'ai été plus d'un an sans voulofar passer sur la 
place Louis XV, appelée alors place de la Révolution, 
et devant le Palais-Royal*. . /.Je, logeai d'abord à la 
Chaussée-d'Antin, rue Papillon, dans un charmant 
appartement tout meublé, appartenant à une jeune 
personne qui me le loua pour six mois. Madame de 
M ontesson, ma tante, ne m'avoit pas donné signe 
de vie dans \es pays étrangers, quoique je fusse 

* Une, chose singulière et qui prouve le pouvoir de rimaf^ination» 
c'est que lorsqu'on eut doré la pointe des grilles de la grande cour> 
Tensemble de l'édifice ne me fit plus d'impression.— Y'iVbfo de VAnt^ 
ieur,J 



90 



MBMOIRBS 



p«rtie en fort bonne intelligence a?ec elle^ car, de* 
puis la mort du vieux duo d'Orléans, elle convenoit 
qu'elle avoit fort à ee louer de moi. Je la trourai 
dans la plus grande faveur, par sa liaison avec ma* 
dame Bonaparte, femme du premier ^consid, qui lui* 
avoit tsÀt rendre toute sa fortune. Cependant j^allai 
la voir le surlendemwi de mon arrivée ; je trouvai du 
monde chez elle; elle me reçut avec une sécheresse 
qui alla jusqu'à Timperliuence, et elle affecta de faire . 
devant moi une grande parade de son crédit | elle 
parla beaucoup de madame Bonaparte et des déjeu- 
ners qu'elle lui donnoit. Ma visite fut courte et si- 
l^icieuse; M. de Valence me reconduisit. Je lui 
dis, en m'en allant, que j'étois beaucoup trop vieille 
pour me laisser traiter ainsi, et que je ne reviendrois 
plus ; il excusa madame de Montesson d'une drôle 
de manière : il me dit qu'elle seroit mieux une autre 
fois 5 qu'elle avoit pria de l'humeur en voyant que je 
n'étois pas du tout vieillie ; que c'étoit lin petit 
tort defemnie qu'il falloit pardonner. 

M« de Valence me parla de mes afl^ires. Il me dit que 
je n'y entendois rien, qu'il me demandoit de ne les 
confier à personne, et qu'il s'en chargeoit. Je répondis 
que je ne redemanderois rien à mes enf ans, quoique 
j'en eusse les droits les mieux assurés, puisque j'avoîs 
mon recours sur la terre de Siliery, mais que j'allois 
demander mon douaire à M* le marquis de Noaill^, 
qui, par des actes solennels, s'étoit engagé à le 



DE MAOAMS Dfi GBNLIS. 91 

payer 3 à défunt de quoi^ comiBe, par exemple, s'il 
eût été insolvable, j'ayok, comiué je Tai dit, mon re- 
cours sur la terre de Sillery, qui étoit toujours dfuis 
ma famille, et que je ne férôis la réclamation à M. dé 
Noailles que pour conserver le fonds de mon douaire 
à ma famille, et dont je n'emploierois l'usufruit que 
pour faire de bonnes actions publiques. 

Je dis publiques, parce que je m'étois engagée à 
n'en rien garder pour moi.* J'ajoutai que, n'ayant 

* Par mon éontratde marîag^e, la moitié de tout le mobilier m^ap- 
partenoît, la moitié des vins en cave, et après la terreur, ma fille re- 
çut évL ^nvernement une somme considérable, en dédommagement 
des pitiages faits ft Siliery et dans la maison de Paris, de son père ; et 
je n^ai rien revendiqué de cette somme, dont la moitié m^appartenoit. 
n restoH beau<îoup de meubles et la^ bibliothèque de Sillery toute 
entière ; je n'en ai rien demandé ; enfin j*ai abandonné sans restric- 
tion tout ce qui étoit bten de famille, J*ai poussé la délicatesse 
J|nqii*â tie pas Touloir garder pour moi une trè»>be1Ié sculpture en 
rainrbrey où je suis représentée de* la tète aux pieds, et qui faîsoit un^ 
des omemens du tombeau de fen madame la maréchale d*£st|*ée. 
Cette sculpture, pour laquelle j*avois donné un g^nd nombre de 
séanees ft M. Monot, sculpteur de l*Académie, et qui faisoit partie, â 
mon retour en France, des collections de M. Lcnoir,* me fut resti- 
tuée par les soins généreux de mon ami, M. le comte de Kosakoski 
(un Polonois) 3 je saTois que cette sculpture avoit coûté quatre mille 
francs à M. de Genlis, et je la donnai à M. de Valeuce. Oa ne l'a 
point trouvée à sii mort, on ignore co qu'il en a fait, car tont le monde 
Ta vue chc; lui pendant quelques jours. Quant è mon douaire, M. 
de Nouilles, qui s'en étoit libéré «vec KX ncUion^ pour deux mille 

* La France doit à M. Alex. Lenoir la conservation d'un grand 
nombre d'ouvrages précieux, soit par leur antiquité, soit par la beauté 



92 MÉMOIRES 

rien dans ce moment^ je réclamois la partie qui me 
revenoit de la succession de mon grand-oncle Désal- 
leux^ que madame de Montesson avoit recueillie toute 
entière, et dont il me revenoit un tiers ; il avoit laissé 
entre autres, sans compter son mobilier, son argente- 
rie et son ai'gent comptant, la terre des Pannats au^ 
près d'Avallon; cette terre, étoit estimée cinq mille 
livres 'de rentre, et elle avoit ud joli château. Ma- 

franes en assignats, fout^fait tombés et une fols payés, et en 
dénonçant à la n^ion oe douaire, contre toute règle, même de ce 
temps, et en manquant à une infinité de formalités ; M. de Noailles 
refusa nettement d'entrer en arrangement avec moi, ce qui fit nn 
procès qui naturellement devoit être jugé à un grand tribunal, lors- 
que M. de Noailles me fit demander de permettre que la cause fût 
portée à un petit tribunal, que je m^abstiens de nommer, et qui n^étoit 
Composé que de cinq personnes: j'eus la simplicité d'y consentir, 
malgré les fortes oppositions de M. Fournel, avocat aussi habile 
qu'il est honnête. Sur les cinq juges, M. de Noailles en csut troîf 
qui jugèrent en pa faveur,' et qui donnèrent pour motif de leur cour. 
damnation, ce qui est exprimé dans l'arrêt, que j'avois mon recpurs 
sur la terre de Sillery . Je l'avois en effet j mais, comme je l'ai dit, je 
n'ai point voulu en profiter, et j'ai abandonné ce douaire tout .entier 
^me^ QVkÏ9X»,-'-^( Note de V Auteur J 

du travail. 11 fut à la fois* le créateur et le conservateur du Musée 
des Monumens français, et parvint, en les réunissant en un même 
lieu, à les soustraire au' marteau des barbares. M. Alex. Lenoir fut 
blessé d'un coup de baïonnette, en s'opposant à la destruction du 
beau mausolée du cardinal de Richelieu. Ces monumens, qu'il avoit 
classés par siècles, ont été dispersés de nouveau, et rendus, en. 
grande partie, à leur destination première. — {NotedePEdHeur.J 



DE MADAME DE OENLIS. 93 

dame de Montesson ne rougit pas de me faire offrir 
dix mille francs une fois payés pour ma part. Je 
n'avois rien, j'étois dans le plus grand embarras pour 
exister : il fallut bien accepter. Elle me fit signer 
un acte par lequel je m'engageois à ne jamais rien 
réclamer de plus. Si du moins on m*eût donné cet 
argent comptant, j'auroîs été tirée de tout^embarras, 
parce que j'aurois eu le temps de faire un ouvrage et 
de le vendre avantageusement ; inais je n'avois pas 
pris la précaution de mettre cette clause dans mon 
^ marché, et je n*ai eu ces dix mille francs que par pe- 
tites parcelles et sans termes fixes, et j'étois obligée 
d'acheter tout ce qu'il faut pour meubler un apparte- 
ment, tout ce qui est nécessaire à une petite cuisine, 
le linge de table et de ménage, et une petite argen- 
terie. Dans cet embarras, je m'imaginai de faire une 
nouvelle édition des Mères rivales en y ajoutant un 
volume de plus. On me proposa de le vendre au li- 
braire Henrichs, qui m'en offrit quatre mille francs; 
ce que j'acceptai. ^ Mais j'eus la simplicité de ne pas 
faire d'engagement par écrit : cette édition fut épui- 
sée en quinze jours, et M. Henrichs, n'a jamais voulu 
m'en donner une obole. Maradan vint m'offrir de 
travailler à la Bibliothèque des Romans^ qui n'avoit 
pas quarante souscripteurs; j'étois dans une telle 
pénurie, que je consentis à y travailler pour douze 
cents francs, par an. J'y donnai mon premier conte, 
le Malencontreux y qui eut tant de succès, que le nom- 



96 MémoiREs * 

au moment de la crise de fructidor. Obligé de fuir 
et de me cacher, je regardpis comme une -précaution 
nécessaire que mon écriture qui étoit connue ne 
parût pas à la poste, de quelque manière que ce fût, 
surtout dans yne lettre pour le pays étranger. Vous 
n'ignorez pas que toutes les lettres étoient ouvertes 
sans. exception: la mienne eût été assurément fort 
indifférente à la chose publique. Mais vous savez ce 
que c'étoit que le directoire, et ce dont il étoit ca- 
pable, ayant en main une lettre de nioi, quelle qu'elle 
fût. J'étois poursuivi avec rage, et je ne voulois 
pas lui donner cette arme de plus. 

'^ Au reste, madame, les sentimens qui dictèrent 
alors cette lettre, dont j'ai été touché juéqu'au fond 
du cjDBur, vous répondoient d'avance des miens, parce 
que de part et d'autre ils tenoient à des principes qui 
nous étoient communs ; la profession publique que 
j'en faisois et que j'en ferai toute ma. vie ne me 
permettoit de ressentiment personnel contre qui que 
ce fût, à plus forte raison contre vous, madame, à 
qui je devois de la reconnoissance pour toutes les 
bontés dont vous m'avez comblé pendant le temps 
tro|) court de notre liaison. Heureusement fondée 
sur le seul amour des lettres et le charme de vos 
talens, elle n'eut jamais rien qui pût laisser à l'un ni 
à l'autre ni regret ni repentir, et vous saviez vous- 
même me défendre de la séduction qu'une autre 



DE MADAME DE GENLIS. 97 

espèce de charme auroit pu rendre dangereuse pour 
moi. C'est une justice que j'aime à vous rendre ; et 
quant à celle qui est due à vos ouvrages, vous la 
trouverez à sa place dans celui que je m'occupe ac<- 
tuellement d'achever. 

^^ Si des défiances ou des picoteries d'amour- 
propre ont fait cesser cette liaison dont le souvenir 
me sera toujours cher, vous êtes aujourd'hui aussi 
capable que personne d'apprécier ces vanités litté- 
raires. Votre lettre m'en donne l'assurance, et, pour 
ce qui me regarde, je ne puis que vous prier de 
vouloir bien ajouter à vos anciennes bontés celle d'ex- 
cuser les torts que j'ai pu avoir avec vous. Pour vous, 
madame, si vous croyez en avoir eu, assurément la 
démarche que vous avez daigné faire les ef&ceroit; 
de reste, elle vous honore encore plus que moi, . ou 
plutôt elle honore celui qui est l'auteur de tout bien. 

^'Agréez, madame, le respectueux hommage de 
ma reconnoissance. La Harpe. 

" P. s. Dans la retraite où Je vii, je n^ai su que depuis deux jours 
votre retour à Paris et votre demeure.'* 

Peu de temps après j'en reçus une autre qui con- 
tient un paragraphe si curieux, que je l'ai gardée. 
Lfa sainteté change entièrement et tout à coup le 
♦ caractère ; une âme, subitement éclairée par toutes 
les lumières de la religion, et se donnant à Dieu sans 

TOME V. 5 



98 MÉMOIRES 

lléserve^ prend arec rapidité toutes les vertus et 
toute la jperfection que souvent ne donne pas une 
longue mais indolente pénitence, soutenue néan- 
moins par une foi sincère, mais sans ardeur et sans 
enthousiasme. Ainsi, une simple conversion ne 
détruit qu à la longue un dé&ut d<^inant,- et celui 
de M. dé La Harpe étoit la fatuité. Dans la lettré 
dont je viens de ^parler, après quelques phrases sur 
nos querelles passées, il ajoute : ^' Que, dans tous les 
'^ temps cependant, il a rendu justice à mon cârac- 
^^ tère, et que même il m'avoit justifiée de plusieurs 
^^ calomnies en disant hautement qu'il m' éti/àii aimée , 
^ et que je lui avoisioujours résisté!» • . ./' 

Je répondis de mon mieux à cette smgulièré 
lettre. H vint me voir. Je le félicitai du fond de 
l'âme sur sa conversion ; je lui rappelai que jïtdis, 
avant la révolution, je la lui avois preste. Il me 
répondit qu'en effet son esprit avoit toujours été 
frappé des preuves de la religion, de sa grandeur ^t 
de sa morale, et qu'il ne s'étoit éloigné de cet unique 
but de la vie que par orgueil et par V attrait de la 
voluptés Ce furent ses propres expressions. Il m'ap- 
prit qu'il dbnnoit à ses amis un jour par semaine; 
que ce jour ils se rassembloient tous chez lui pour y 
passer toute la soirée, seulement pour causer» 11 
me pressa vivement d'y aller, et je le promis vague- 
ment. Mais^en prenant des informations à ce sujet. 



DE MADAME DE GENLIS. 39 

j'appris que ces assemblées, toujours de vingt ou 
' viogt-einq personnes, formoient à la fois un bureau 
d'esprit et un conciliabule mystique et politique; et, 
n'ayant nul goût poior les associations secrètes, qui 
n'ont ptô pour seul bot la charité po«r les pauvres. 
Je me décidai à n'y point aller. M. de La Harpe 
cn'ëcrivit deux billets pour cne renouveler son in- 
vitation. U y avoit cette phrase dans le premier : 
Fàtts devez naturellement être des nôtres. Cette 
expression^ des nôtres, me confirma ce qu'on m'avoit 
dit. Je persistai à ne pas mettre le pied chez lui. 
Je m'excusai sur mes occupations, ma sauvagericy 
et je le refroidis tout-à-feit pour moi. Il ne revint 
plus chez moiy et^notre réconciliation en resta là. 
Par la suite, ces asseniblées furent regardées comme 
séditieuses, et M. de La Harpe fut exilé aux environs 
de Paris. Comme il est certain qu'on se bornoit, 
dans cette société, à parler librement du gouverne- 
ment, sans former de complots contre lui, cette 
rigtteur contre M. de La Harpe fut une injustice 
et tme maladresse : les talens et l'âge de M. de La 
Harpe auroient mérité non-seulement des égards 
particuliers, mais toutes les faveurs et toutes les 
distinctions littéraires. Il n'en eut aucune sous le 
gouvernement impérial, et on les vit prodiguer à des 
littérateurs qui lui étoient inférieurs à tous égards^ 
Sa santé, déjà altérée lorsqu'il fut exilé, acheva 
promptement de se détruire^t(»it*à*foit ; il sentit sa 

5* 



100 MEMOIRES 

fia approcher, et il la vit avec toute la fermeté d'un 
chrétien. Lorsqu'il connut qu'il n'avoît plus que 
peu de jours à vivre, il demanda et reçut tous ses 
sacremens. £a même temps il écrivit à M. de 
Fontanes*, çon ami, qu'il désiroit le voir avant de 
mourir. M. de Fontanes se rendit aussitôt chez lui, 
et il trouva M. de La Harpe avec toute sa connois- 
sance et toute sa tête, et dans les sentimens de la 
plus haute piété. Deux heures avant de mourir, il 
se fit dire tout haut la prière des agonisans, et 
il y répondit lui-même d'un ton pénétré, mais 
ferme. Ainsi mourut, exilé dans un village, le. pre- 
mier littérateur de ce temps, et l'un des meilleurs 
<;ritiques du siècle. Je tiens tous les détails relatifs 
à sa mort de M. de Fontanes, auquel je les ai 
entendu raconter peu de jours après chez madame de 
Moïitesson, ma tante. 

«' T^ vie littéraire de M. de Fontanes n^est guère moins connue que 
sa vie politique. Il débuta par la traduction de V Essai sur V Homme 
de Pope. Le Jour des Morts, imitation du Cimeti^e de Gray, 
le Verger, le Cloître des Chartreux, et d^autres petits poèmes, le fi- 
rent distinguer de la foule des écrivains froids et maniérés des temps 
qui précédèrent la révolution, et lui valurent de bonne heure une ré- 
putation' honorable, que les vers quMl a écrits depuis n^ont ni accrue 
ni affoiblie. Il réussissoit mieux encore dans Péloge, personne mieux 
que lui ne sut assaisonner-la louange et Texagérer sans Tavilir. La 
mort du marquis de Fonfanes, arrivée en 1821, fut une perte pour 
les Ibelles-lettres ', les circonstances qui bâtèrent le ferme de sa vie 
ont excité la compassion des hommes de toutes les opinions. Il étoit 
né à Niort, en 1757.— <2Vb*e de r Editeur J 



DE MADAMB DE GENLIS. 101 

M. de La Harpe, comme poëte, eut beaucoup de 
talent ; on trouve des choses charmantes dans ses 
poésies fugitives, et la. versification de ses pièces de 
théâtre est belle en général. Cependant on peut lui 
reprocher quelques faux brillans et plusieurs gali- 
matias. M. de Voltaire se préserva de ce mauvais 
goût, devenu presque général vers le milieu du siècle 
"de Louis XV. M. de La Harpe eût été, dans tous les 
temps, un excellent moraliste si la fausse philosophie 
n'eût pas altéré, pendant sa jeunesse et son âge mûr, 
ses principes et sa raison; Il eût été le premier des 
critiques, et dans tous les temps, si Tamour-propre 
et l'ambition littéraires n'eussent pas prodigieusement 
influé sur ses jugemens. Son Cours de Littérature 
est en général un excellent ouvrage; mais il y manque 
l'impartialité. Pour y "soutenir ses premiers juge- 
mens, et surtout les flatteries sans bornes qu'il avoit 
jadis prodiguées à Voltaire, il y dissimule beaucoup 
trop les défauts des pièces de théâtre de cet auteur, 
.et surtout la défectuosité de tous ses plans. Il y 
loue beaucoup trop Zaïre^ qu'il préfère à toutes ses 
pièces, à laquelle certainement tous les connoisseurs 
préféreront toujours BrutuSy Alzire etMahomet. 11 
ne loue point assez Racine; il est injuste pour Cré- 
billon, et il l'est encore d'une manière choquante 
pour du Belloi; enfin, il excuse en général une 
quantité de fautes, uniquement parce qu'elles se 
trouvent dans ses propres ouvrage». On peut lui 



102 MÉMOIRES 

reprocher encore de n'avoir point assez connu les 
poètes gaulois : il n'avoit point étudié cette partie de 
notre littérature. Il est fâcheux aussi qu'il n'ait eu 
qu'une très^superficielle idée des littératures étran- 
gères^ surtout de la littérature anglaise, quoiqu'il ait 
fait des dissertations séparées sur Shakspeare. Il eu 
a fort mal parlé, parce qu'il ne le jugeoit que sur les 
moqueries de Voltaire et sûr quelques traductions : 
il ne savoit pas un mot d'anglais. La c<Hinoissaace 
des langues modernes a totalement manqué aux lit- 
térateurs du dernier siècle. Malgré tout ce que je 
viens de dire, le Cours de Littérature de M. de La 
Harpe est un ouvrage fait pour rester et qui sera 
toujours très-utile. On y trouve une admirable ré- 
futation des principes philosophiques^ et, dans tout 
le cours de l'ouvrage, une raison supérieure et pn 
esprit infini. L'époque à laquelle M. de La Harpe 
publia ce Cours pourroit seule immortaliser sa mé- 
moire. Ce fut au milieu de l'impiété triomphante 
qu'il eut le courage de débiter lui-même ces grandes 
et belles leçons. Il essuya beaucoup d'insultes, il 
fut poursuivi, persécuté, se fit de nouveaux ennemis; 
il brava tout, supporta tout pour soutenir la cause de 
la religion et de la vérité. Sa conversion donna à 
son caractère et à son esprit une énergie, une chaleur, 
une verve qu'il n'avoit jamais eues ; cependant, dix 
ans après, ses ennemis ont osé dire qu'il- n'étoit 
qu'un hypocrite. L'époque de sa conversion, et les 



D£ MADAME JDS GENLIS 1 03 

années qui se sont écoulées depuis jusqu'à sa içort^ 
répondent assez à cette absurde accusation. 

Je repreuds la suite de mon récit, ^ 

J'étois à peine établie dans la rue d'Enfer^ lorsque 
Maradan vint me trouver^ pour me prier de m'iu* 
téresser en faveur d'un jeune homme nommé M. 
Flévée^^ auteur de deux romans intitulés^ l'un, Fré^ 
déricy et l'autre la Dot de Suzette, et qui étoit en 
prison pour ses opinions politiquesf; je m'occupai 
avec ardeur du soin de lui faire rendre sa liberté^ et 
j'eus le bonheur d'y réussir. Pendant qu'il étoit en» 
core privé de s» liberté^ il m'envoya son jeune ami 
pour me remercier des démarches que je faisois en 
sa faveur ; ce jeune homme étoit idmable et spiri» 

M. Fiévée, Qé en 1770> à Soissons, vint de bonne heure à Paris, 
er s'associa, en 1791» à Millin et à Condorcet, pour la rédaction d*iine 
Chronique de ParU. II publia, en 1792, une comédie intitulée les 
Rigueurs du CMtre, et trois ans après il fit parottre une brochure 
êtir la Nécessité d*une Religion: Forcé de s^éloigner de Paris, 
en 1797, il composa dans sa retraite deux romans, la Dot de SuzeHe 
et Frédéric, Ses Lettres sur V Angleterre^ et ses Réflexions sur la 
PkHosophie du dix-huitihne siècle^ parurent en 1S12. Depuis la 
restauration, M. Fié?ée a publié un grand nombre de brochures 
|X>litique8, des Nouvelles, et V Histoire des Sessions législatives. 
lia concouru à la rédaction du Mercure et du Journal des Débats^ 
de la Bibliothèque des Romans et du Conservateur. '^Noie de 
PEditeur.J 

f Cette persécution doit lui faire honneur aujourd'hui, puisqu'elle 
«ut pour cause une correspondance avec Louis XVIII^— (iVofe de 
r Auteur.) 



104 MÉMOIRES 

tuel; j'eus un grand plaisir à m'entretenir avec lui, 
et je le chargeai d'une lettre pour M, Fiévée, dont 
voici la réponse : 

" Madame, vous voulez que je vous écrive. Après 
vos ouvrages qui prouvent votre esprit, vos con* 
noissances et vos principes ; après l'intérêt que vous 
m'avez témoigné sans me connoitre, intérêt dont Je 
m'honore et qui prouve votre amour pour la justice, 
il est donc encore des qualités qu'il faut deviner l 
J'en serois là en effet sans les visites de Théodore ; 
mais, après l'avoir vu plusieurs fois, croyez-vous que 
je puisse ignorer cette bonhomie qui rend votre 
société si douce, et cette attention de faire remarquer 
dans les autres tout ce qui peut les faire valoir ? Il 
parle de vous tant et si bien, que je vous conipois à 
coup sûr beaucoup plus que biei^ des personnes qui 
ont eyx le plaisir de se trouver souvent ^vec vous. 

" Je ris quelquefois de l'idée de notre première- 
entrevue, et peut-être upiquement parce qu'il est im- 
possible de m'en faire une idée. 

^^ 11 ne seroit pas étonnant que d^emblée nous 
nous parlassions comme de vieilles connoissances, 
qui s'entretiennent d'elles sans amour-propre, parce 
que l'intimité l'exclut, et sans scrupule, parce que 
lorsqu'on peut intérieurement s'avouer quelques 
qualités, on n'est pas fâché de s'entendre repro- 
cher quelques défauts. Cela donne tant de prix 
aux éloges ! nous parviendrons à oublier que nous 
avons eu de l'esprit pour le public, et alors ce sera 



D£ MADAMB ÙB GBNLIS, 105 

la dernière, chose dont nous ferons usage pour nous. 
Je vous gronderai de votre amitié pour Théodore^ 
parcequ'ellé le rend trop fier ; vous ne manquerez pas 
de motifs pour me gronder à votre tour, et je vous 
réponda qu'il jouira de voir enfin son mentor sou3 
le joug. Tout bien calculé, je suis convaincu que 
vous serez toujours deux contre moi. 

" Bonsoir, madame ; vous vous apercevrez qu'a- 
près avoir commencé par moraliser, je finis par 
l>avarder, n'est-ce pas un peu l'usage?" 

Il vint me voir pour me remercier, et nous for- 
mâmes ensemble une liaison intime qui a duré ainsi 
jusqu'à la restauration. A cette époque, M. Fiévée, 
sans querelles, sans discussions, sans mauvais pro- 
cédés, cessa de me voir et de m'écrire. Je le re^!- 
grettai, parce que j'avois une véritable amitié pour 
lui, et que je savois apprécier son esprit et ses talens. 
Je puis me plaindre à cet égard de son injustice en 
amitié^ mais je n'ai pas le droit de l'accuser d'in- 
' gratitude; je lui ai rendu un grand service : il s'en 
est acquitté, en m'en rendant un autre très-impor- 
tant, que je - ne demandois pas, et qui pouvoit l'ex- 
poser, comme on le verra dans la suite de ces mé- 
moires. 

Je ne restai que neuf mois dans la rue d'Enfer. 
Trouvant la vie de Paris trop chère, j'allai m'établlr 
à Versailles, où je louai une petite maison dans, 

6*» . 



106 MIBMOIRBS 

l'avenue de.Paris.* J'avofs augmenté mon ménagé 
de denit personnes : Tune nia fiUeiile, âgéede quatorze 
an6^ fille de M. Aljron^ qui ayoit été attaché à l'éduca* 
tk>n de Belle-Chasse ; l'autre une jeune Allemande 
de dix-sept ans, fort jolie, très-^irituelle, dessinaixt 
fort agréablement et faisant dans sa langue des vers 
qui annônçoient le phis gran^ talent. Il y avoit de 
la poésie dans son sang; sa grand^mère, nommée 
Karschin, avoit eu la plus grande ri^nitation dan» ce 
genre ; son histoire est singulière, la voici : 

Elle étoit gardeuse de moutons en Silésie ; la nature 
l'avoit tellement faite poète que, tout en filant dans 
sa diaumière et dans les champs, elle laisoit de beaux 

m 

vers; elle composa une ode à la louange du grand 
Frédéric, qui vivoît encore ; un voyagmir rapporta de 
Silésie à Berlin cette pièce de vers, qui produisit ui» 
grande sensation ; le roi voulut en connoltre Tautear, 
et ne pouvant croire qu'une bergère eût un tel bdent, 
il la fit venir de Silésie. On la lui présenta sous ses 

* J^étois- depuis treize mois en France, et outre les ouTrages dont 
j*ai parlé, j^avois donné un Yolnme de plus des Annales de la Vertu^ 
presque entièrement fait en Allemaipae, ainsi que ma nonrelle M- 
ikode d^SneeipnèmêHi. Je d^mmi aussi' mes Heurte poar les enAuis, 
onvrage qui manquoit, et qui a eu un nombre infini d'éditions ^ et 
enfin Je donnai ma nouvelle édition du Petit La Brujfère, à laquelle 
j'ajoutai à la fin du volume beaucoup de pensées nouvelles, qui, à 
mon avis, sont au-dessus de radolescence, et même de la première 
^vaame^^NêtèdeCAMieur,) 



DE MADAME DS GENLISr 107 

Jhabits de paysanne : le roi fiit charmé de son esprit; 
diléfit de jolis vers en sa présence sur de petits sujets 
que le roi lui donna; ce prince lui assura une pen- 
sion ; elle s'établit à Berlin et s'y maria. Sa petite- 
fille Helmina avoit tout son talent pour la poésie. 

Je fus assez malade à Versailles^ et cependant je 
travaillai toujours: ma situation m'y forçoit^ et^ 
comme je n'en convenôis avec penK)nne, on me fsdsoit 
sans cesse des remontrances sur ma déraison ; ce qui 
m'inspira un jour des vers que je n'ai jamais ni 
publiés, ni montrés, mais que je retrouve dans un 
vieux livre manuscrit : les voici : 

£t malade et sonffirant, un matheareux auteur, 
' Languifisamment assiB à son pupitre, 
£d g^mifiNaaat compowHt uueépltre 

Sur la gpaieté, nir le bonheur. 
Bans ce moment arrive son docteur, 
Qui, mécontent de le voir à Touvrag^, 
^exhorte à devenir plus sag^ 
Si de ses maux il veut guérir. 
** Hélas ! répond Fauteur, en poussant un soupir, 
Ce conseil est très-bon, que ne puis-je le suivre ! 
Je ne travaille pas, ami, pour mon plaisir ; 
Cr^ez-moi, ce n'est pas la gloire qui m'enivre; 
Qui mieux que moi sauroit Jouir 
Des -charmes d*un heureux loisir ! . • . . 
Mais je suis obligé de me tuer pour vivre." 

Un chagrin affreux que j'éprouvai à Versailles m'en 
rendit le séjour odieux ; mon neveu César et num 
élève, après avoir montré tant de valeur et de témé- 



108 MÉMOIRES 

rite à. la guerre, après avoir eu plus d'une foid' setf" 
habits percés de balles^ sans recevoir une seule bles-^ 
sure, fut tué dans une fête nationale par une baguette 
de feu d'artifice ; ainsi périt à vingt-huit ans ce jeune 
homme le plus accompli par ses vertus, son caractère, 
son esprit, ses talens, et par une perfection de con- 
duite et de sagesse qui ne s'est jamais démentie ; j'» 
vu bien rarement réuni autant de gatté et de grâces à 
tant de raison ; je fus très-sérieusement malade pen- 
dant deux mois; décidée à retourner à Paris, je sol- 
licitai du gouvernement un logement ; on m'offrit de 
me donner celui de mademoiselle Amoult, l'ancienne 
actrice de l'Opéra, qui, mourante, n'avoit pas deux 
mois à vivre, elle logeoit à Thôtel d'Angevillers. Ce 
nom étoit celui d'un émigré, * parent de M. de Gen- 
lis ; il avoit occupé cet hôtel comme surintendant des 
arts. Cette maison appartenoit au gouvernement; 
mais comme elle portoit le nom à^ AngevillerSy je 
craignis qu'on ne la regardât tiomme un bien de 
famille, et qu'on ne m'accusât d'avoir profité d'une 
confiscation ; c'étoit pousser beaucoup trop loin la 
délicatesse, néanmoins je ne crus faire qu'une chose 
fort simple en refusant ce logemenf ; on m'en donna 
un à l'Arsenal ; il étoit très-beau et contigu à la bi- 
bliothèque ; le ministre, M. Chaptal, donna l'ordre de 
me, prêter tous les livres que- je demandérois, -ce qui 
fut exécuté. , 

• Frère de M; de Flahaut. 



DK MADAME DB 6BNLIS. 100 

Pendant les deux premières années de mon séjour à 
l'Arsenal^ je continuai de travailler à la Bibliothèque 
des Romans ; ensuite^ voulant finir sans distraction, 
le roman de la Duchesse de La Fallière, que j'avois 
commencé et qui étoit déjà fort avancé, je cessai de 
travailler à la Bibliothèque des Romans, qui perdit 
alors ses souscripteurs. Un peu avant la publication 
de Madaine de La Fallière, M. Fiévée, qui étoit en 
correspondance avec le premier consul, sachant que 
ni moi ni aucune personne de ma famille n'avoit £ût 
pour moi la moindre démarche auprès du chef du 
goùvern.ement, dit qu'il étoit décidé à lui écrire 
que je n'avois rien retrouvé en France et que je 
vivois absolument de mon travail ; je remerciai M. 
Fiévée, en le conjurant de ne point faire une démarche 
qui le compromettroit sûrement, puisque le premier 
consul ne lui permettoit de lui écrire que sur la poli- 
tique ; M. Fiévée persista généreusement, et le fruit 
de sa lettre fut que le premier consul m'envoya M. 
de Rémusat,* préfet du palais, pour me dire en 

* M. de Rémusat fat fiaccessiveineiit homme du moude, homme de 
cour et adminintrateur rerêta d^iine assez haute fonction dans le 
palais impérial (il étoit premier chambellan de Temperear Napoléon 
et surintendant des théâtres) ; il se montra tot^jours poli, sincère, 
amateur éclairé des arts et plein d'une estime bienveillante pour 
ceux qui les cultivent. La restauration, en lui enlevant ses charges 
de cour, lui ouvrit une carrière plus sérieusement utile, qu'il remplit 
avec une rare distinction. Préfet, d'abord à Toulouse, puis à Lille, 
U tempéra les passions d'une époque diflScile avec beaucoup de 
sagesse et de dextérité 5 il fit servir sa prudence de cour à com- 



1 IP MBB10IRB8 

propres termes que le premier consul venoit d'ap- 
prendre ma siCUiBtion ; que, s'il ravoU site à moh 
arrivée en France, Je n'y se^wjamms restée une mi* 
nute, et qu'il me faisait demander ce qui pouvait me 
refidre heureuse; comme mes premiers mouvemens 
sont toujours rom^tnesques^ je répondis que je vivois 
fort bien de mon travfdl, et que je ne demandefois 
jamais rien. 

Ce fut, comme je Tsd dit, à l'Arsenal que je don- 
nai )e roman de Madame de la VaUière; j'avois 
besoin d'argent, je vendis cent louis, pour trois ans, 
cek ouvrage qui eut, dans l'espace de deux ans, huit 
éditions in-8°<*, et dix in- 12. Il mit le siècle, de 
Iiouis XIV extrêmen^ent à la mode. 

Le^ journaux même traitèrent fort bien cet ou- 
vrage; on ne-paiioit dans la société que de madame 
dé La ValUère ; on ne me rencontroit point dans le 
mon de sansprononcer ce nom avec les épithètes de 
cbarmanty ravissant, et à tel point, que j'en étois 
véritablement ennuyée, et que je n'écoutois qu'avec 
une extrême distraction^ comme je le prouvai un soir 
chez madame de Lascours. Il y avoit beaucoup ^e 
monde; j'étdis seule assise sur un canapé^ une 

primer les partis, et il favorisa l^indostrie, le commerce et tons les 
travaux utiles, avec beaucoup dliabileté. Le département du 
Nord, surtout, Tan des plus riches et des plus laborieux de France, 
dut beaucoup à son zèle et à ses lumières; il y laissa lès plus vifk 
regrets et les plus honorables souveninC Après la plus injuste des 
destitutions, M. de Rémusat succomba, en 1823, â une longue et 
douloureuse ma1adie.F-^2Vo#e de V Editeur,) 



D£ MADAME DE GBNLIS. 



111 



dame aussi spirituelle qu'aimable (madame de Rému- 
sat*) vint se placer à côté de moi^ et, suivant la cou- 
tuixie« me parla de madame de I^i Vallière. Comme 
dans cette soirée j'avdis déjà entendu plus de trente ' 
fois ce compliment, j'étois dans une parfaite distrac- 
tion, et je répondis machinalement^ oui, c'est char- 
numt, ravissant. La* surprise qui se peignit sur le 
visage de madame Rémusat me fit connoltre ma sotr 
tise ; je la réparai^ en lui contant bonnement le fait, 
qu'elle trouva assez simple, qui la fit beaucoup rire^ 
et qu'elle conta pendant plusieurs jours. Mais je 
n'eus pas cette insouciance pour un suffrage qui me 

• Cet hommage rendu à madame la comtesse de Rémasat, par 
une personne qui n*a jamais trahi la vérité, est une justice qu'un 
auteur, même moins Téridiqae, n'anroit pu refuser à une femme qui 
fut aussi distinguée par ses qualités attachantes que par son 
esprit. ' 

Madame de Rémusat, née Vergenne, fut une des femmes le plus 
distinguée par la finesse et rélévation de son esprit ; long-temps rete- 
nue ^mtê lemonde et à Ja-cour de Penq^ereur, elle écrivit peu, avec 
un rare talent pour écrire. L^onvrage qu'elle a laissé {MmU «ur 
VEd^caiUm dM Femme»), publié par un fils digne ,d'elle, a frappé 
tons les juges éclairés par une supériorité de raison qui se cache sous 
les formes les plus ingénieuses et les plus élégantes j ce sont les 
vues d'un penseur, et le langage d'une femme pleine de grâces et 
de raison. On y sent une droiture de cœur et une- pureté de senti- 
ment moral qui formoient son caractère et qui ont mérité tant de re- 
grets à sa mémoire. Aucun livre n'est plus honoraire pour les fem- 
mes denotre siècle, que cette production demadamede Rémusat, «it 
nul éloge ne pourrait surpasser la peinture qu'Ole y iait d'e\le-méne, 
sans le savoir.F^AMe.<le VMdUmirJ 



<h 



112 M£MOIllBS , 

cattsa un véritable enthousiasme ; une de mes ainies^ 
madame de Bon, m'écrivit le bîUet suivant : 

'^ Je vous dirai, mon ange, que le premier consul a 
lu Madame de La Fiillière avant-hier, qu'il Ta lue 
tout d'un trait, sans pouvoir la quitter, et qu'il a 
pleuré. C'est un fait positif, car c'est M. Fontanes 
qui me l'a dit et qui le tient de lui-même. M arigné 
, prétend que je vous envoie les larmes du consul, et 
que cela vaut mieux que des vers ; le fait est que 
cela m'a fait un plaisir extrême. Adieu, vous que 
j'adore; et pour qui je donnerois ma vie. 

Elisabeth." 

Ce billet m'enchanta; j^étois fière d'avoir f^t 
pleurer celui qui venoit de rétablir, la religion, l'or* 
dre et la paix, d'arracher mon pays à l'anarchie, et 
qui étoit le plus grand capitaine de son siècle. Dans 
le premier enchantement de ce glorieux succès je fis 
un impromptu en vers, que j'envoyai sur-le-champ à 
madame de Bon. ,Elle donna ces vers à M. de Fon- 
tanes, qui les remit sans délai au premier consul. Je 
regrette de n'en avoir point conservé de copie, car 
-on y trouvoit de la verve^ le sentiment et la vérité en- 
donnent toujours*. 

• Madame du Broseeron, après aroir lu cet ouvragée, me fit pré« 
sent d*an channaDt portrait original deM™^. de la Vallière dans sa 
jeunesse, et depuis M. Crawford détacha de sa belle collection de 
portraits, celui de M™®, de Maintenons peinte» assise, de la tête aux 



DE MADAME DE GETNLIS. 113 

Je reçus aussi à cette occasion, d'un excellent 
juge littéraire (M, Fiévée), la lettre qu'on va 
lire : 

^^ Je n'ai point donné de billet à l'homme qui m'a 
apporté Madame de La Fallièr'ej parce que je vou- 
lois vous envoyer plus que des remercîmens; j'ai lu 
jusqu'à la page 109, et il faut que je vous écrive avant 
de me coucher. 

^ Votre Préface est bien, votre ouvrage mieux que 
tout ce que vous avez jamais fait, au-dessus de tout 
ce que j'ai jamais lu ; et vous savez que je suis peu 
coÉDplimenteur. A la page 109, où je suis forcé de 
m'arrêter, je ne puis que vous dire, comme le père 
Anselme : Persévérez. Quelle vérité dans tous les 
détails ! quelle grâce et queUe ^profondeur dans les 
réflexions ! et les portraits ! Vous m'expliquerez 
pourquoi cette vérité me fait rire d'un rire qui n'est 
pas celui de la gaieté: il me semble que c'est de 
satisfaction de voir à découvert tous les mouvemens 
du cœur humain. Depuis que je vous connois, voilà 
votre premier ouvrage que je lis sans penser à vous ; 
il semble que vous n'êtes plus, parce que vou& devez 
avoir été témoin de tout cela." 

J'obtins encore un sui&age qui me procura unelet^ 

pieds, et de grandeur naturelle. A l'époque de la restauration je 
▼endis ce tableau à feu M"^'. la duchesse douairière d'Orléans. Il 
«8t maintenant dans la superbe galerie de S. A. R. monseigneur le 
duc d'Orléans.-- (A'o^tf de V Auteur), 



114 MÉMOIRES 

tre charmante de M. le comte dç Ségur» aine, et 
contem^nt, une critique très-judicdeuse d'un mauvais 
genre de romans qui^ depuis quelque temps, commefi* 
çoit h être à la mode. 

^^Mifidame de Valence m'a remis, madame, l'exem- 
plaire de M(Hkiine de Lta Fallière, que vous avez eu la 

r 

* Rien ne peut mieux faire connQÎtre M. le comte de Ség^r <^ue le 
portrait que ce personna^ illustre a fait de lui-même dans le premier 
volume de ses Mémoires. Lerqici: 

** Ma position, ma naissance, mes liaisons d'amitié et de parenté 
^ arec tontes les personnes marquantes.de la cour deLonis XV. et de 
'< I/H)i» ^YI -y le ministère dQ moji père, mes voyages en Amérique, 
<< mef n^^iations en Russie et en Prusse, Tavantage d'avoir connu, 
^^sous des rapports d'afiaires et de société, Catherine II, Frédéric le 
<< Grand, Potemkin, Jdseph II, Gustave III, Washington, Kosciusko^ 
** La Fayette, Nassau, Mirabeau, Napoléon, ainsi que le» ehefe des 
^ fwrtis aristocnilîqn^ et démocratiqii^ et les plus illustres écri* 
^ vains de mon temps; tout ce que j'ai vu, fait, éprouvé, et souffert 
<< pendant la révolution, ces alternatives bizarres de bonheur et de 
*' malheur, de crédit et de disgrâces, de jouissances et de proscrip- 
^tionsy d'opulence et de pauvreté, tous les états différens que le 
^ sort m'a forcé de remplir, m'ont persuadé que cette esquisse de ma 
<( vie pouvoit être piquante et intéressante, puisque le hasard a voulu 
^que je fusse successivement colonel, oflScier général, voyageur, 
** navigateur, courtisan, fils de ministre, ambassadeyr, négociateur, 
" prisonnier, cultivateur, soldat, électeur, poète, auteur dramatique, 
^.csplinJ^oratenr dejoiimaux, publiciste» historien, député, conseiller 
** d'état, sénateur, académicien, pair de France. 

^' J'ai dû voir les hopunes et les objet^y sous presque toutes 4es 
** faces tanitdt à tcuveni le prisme du lH»nhef|r, tantâ) à travers le crêpe 
**àe l'infortune, «t tardivement, â laelarté duflambettt d^une-dow^ 
** p\à\o9ophie:'^[Noie de VEdiUur,) 



DB MADAMB J>B GBNLIS* 115 

bonté de me destiner. Recevez tous mes remercl- 
mens de cette edmable preuve de souvenir. Vous me 
rendez justice, si vous croyez que je sens le prix de 
cette, pureté de goût et de style que vous conservez 
presque seule aujourd'hui^ et qui rend vos ouvrages 
dignes des plus beaux jours de nôtre littérature. 
Madame de La Fallière est, selon moi, celui dont 
vous devez être le plus contente.; vouz avez parfaite*- 
ment rajetmi un sujet connu de tout le monde, vous y 
avez répandu tout l'intérêt d'un roman sans itérer la 
vérité de l'histoire ; la simplicité du sujet étoit un 
écueil qui ne vous a point embarrassée ; tout ce qui 
est événement pour un cœur passionné vous a tenu 
lieu de ces aventures, de ces combats, de ces catas- 
trophes, qui sont l'unique ressource de la plupart des 
romanciers. Vous avez l'art de créer des situatioâs 
si touchantes et si variées, que vous êtes parvenue à 
peindre la simplicité et la constance sans uniformité 
et sans langueur. I^e triomphe de la piété, après un 
long combat entre l'amour et les reiQords, rend ce 
roman très-moral, et l'innocence même peut se livrer 
sans danger au charme que lui fait éprouver cette 
lecture. Recevez, je vous prie, avec bonté, madame, 
l'hcMumage de mareconnoissance et de mon respect." 
Quelques mois après, je donnai Madame de Maih^ 
tenon; ce qui acheva de renouveler l'admiration pour 
le grand siècle, et ce qui me valut cette lettre de 
Mr de Fontanes, que je connoissois à peine. 



116 MÉMOIRES 

" Madame, j'ai été aussi flatté que surpris de ren- 
voi que vous avez bien voulu me faire d'un de vos 
derniers ouvrages. Je n'ai jamais eu l'honneur de 
vous connoître que par le plaisir que m'a procuré 
leur lecture. On a dit que Fénélon étoit le premier 
des écrivains dans l'art de rendre la vertu aimable. 
Il me semble que vous partagez avec lui cette gloire. 
Fénélon eut des ennemis ; il faut bien que vous ayez 
les vôtres. Les injustices dont vous semblez vous 
plaindre dans vos écrits sont de tous les temps. Je 
doute même que, dans un siècle plus digne de vous, 
^ mesdames de Sévigné et de La Fayette vous eussent 
pardonné de les surpasser. Il est vrai que les Laroche- 
foucault, les La Fontaine et les La Bruyère auroient 
été à vos pieds ; mais où sont-ils aujourd'hui? 

'^ Agréez, madame, ma reconnoissance et mon 
respect. Fontanes." 

Les estampes de ces ouvrages se trouvoient dans 
toutes les boutiques ; le gouvernement finit par pren- 
dre quelque ombrage de cette espèce d'enthousiasme, 
un ordre de police, sévèrement exécuté, interdit, à 
tous les marchands d'étaler ou de vendre les gravures 
de ces deux romans. Je fi» dans le même temps la 
Fte* pénitente de madame de La ValUère. Toutes 
les rigueurs du gouvernement sur ces ouvrages m'é- 
tonnèrent d'autant plus, que l'empereur avoit beau- 
coup loué toutes ces productions, et même ma nou- 
velle intitulée, Un trait de la vie de Henri IV^ dont 



DE MADAME DE 6ENLIS. 117 

on fit lin vaudeville, mais sous un autre nom» M. 
Dupaty fit un joli opéra comique de Mademoiselle 
de Clermonty mais sous le mon de Mademoiselle de 
^Guise*. On a mis aussi au théâtre presque toutes 
mes nouvelles, entre autres, /rfa, ou ie Jupon verl, 
les Réunions de famille, les Préventions d'une femme, 
où l'on a conservé ma romance: les Amans sans 
amour, et le Mari instituteur^. On a pris aussi de 
mes nouvelles et de mes romans, Arthur et Sophro» 
nie; Clara, tirée du Siège de. La Rochelle; Béli- 
saire, de mon roman de ce'nom ; les Chevaliers du 
Lion, tirés des Chevaliers du Cygne ; Camille dans 
le souterrain, tirée à* Adèle et Théodore ; et on a 
même travesti deux de mes comédieô. Tune la 
Cloison, dont on a fait Aucassin et Nicolette ; l'autre 
la Curieuse, dont M. A. Du val a fait, avec tant de 
succès, le drame intéressant à' Edouard en ÉcosseX* 

y * Lorsqu'il fit imprimer cette pièce, il me la dédia; cette dédi- 
cace, en vers, est charmante et du meillear gott.~^Note de PAuiJ 

f Ce fat cette nouTelle qu*an littérateur justement célèbre, M. 
Etienne, mit au théâtre, sous le nom de la Jeune Femme Colère, 
Un ourrag^ ainsi travesti, lorsqu'il réussit, montre tout le talent 
qui peut se trouver dans une bonne traduction ; il fant chausser tant 
de choses à ce sujet d'emprunt, que Tanteur qui Ta choisi s*en ap- 
proprie tout le mérite, en y cloutant même beaucoup de traits d'ima- 
gination. — (Note de VAuteur,) 

t Le roi de Suède (celui qui fut assassiné et qui fit pour V Aveugle de 

« 

Spa des choses si charmantes, d'après ma comédie de ce nom) avoit 
fait à ma Curieuse l'honneur de la traduire en suédoi8.«-(2Vb/e de 
VAndeur) 



118 BléliOIRES 

On a pris beaucoup d'autres choses dans mes ou* 
vrages, sans compter les plagiats. Je n'ai jamais 
relevé que celai du roman de madame Cettifi*, inr 
titulé Malvmtij entièrement calqué sfir les Pièus 
téméraires. J'^i passé sous silence ceux de nsadatne 
Gay, qui a fait un roman de deux de mes contes; 
l'un qui se trouve dans les Souvenirs de Félicie, dont 
le héros est un muet ; et l'autre intitalé les Menc&9i^ 
très. Si je voulois revendiquer tout ce qu'on m'a 
volé, il faudroit ajouter un volume de plus à ces 
Mémoires. 

Quelque temps après M. de Lavallette m'écrivit 
que le premier consul^ devenu empereur^ désiixnt que 
je lui écrivisse tous les quinze jours^ sur la politigtêe^ 
les finances^ la littérature^ la morale^ sur tout ce ipii 
me passermt par la tête. Je ne lui ù jamais écrit 

* Madame Cottin, sitôt enlevée aux lettres, avoit, à Tâge de trente- 
quatre ans, composé. Claire d*AH>e, MaJMmty Amélie Mmufieldy 
JSÊàthiide et MHsedfe^. Le prix qn^eUe retiroit de iKs^mvii^es les 
cmisacroit par -qucAque chose de pins doux que -hi gkHre» elle Pepi- 
ployoit tout «ntier à des actes de bienâdsance. A« moment où fat 
mort vînt la frapper, en ISO?, madame Cottin acheroit le deuxième 
volume d\in roman sur Téducation. EUe avoit entrepris -d*éerire un 
livre siff la Rtiliffion ^éH0fme,proutéepar ietmiimeKi, La maxime 
de cette feteme auteur éioit que les ^personnes de aen sexe ne doi- 
vent point fair^ de livres, parce que, disoitHelie, <' On -y met twi^ears 
qudqflee chose de son propre coeur, ^ il faut garder cela povi* ses 
amis." Celte pensée me parcfit plus tondiante que vraie : les mbi 
tiraén» f endres sont inépuisalbleB, surtout dans le «cœur des femmes. 
^Note de r Editeur.) 



DB MADAME DB 6BNLIS. 119 

tous les quinze jonrs^ ni sur la politique, ni sur les 
finances; je ne lui al jamais demandé une seule 
grâce pour moi; je lui en ai demande beaucoup poqr 
d'autres; il me les a presque toutes accordées ssùid 
m'écrire une setile ligne. Je ne lui ai jamais dit un 
mot contre mes' ennemis, et plus d'une fois je lui ai 
parlé en leur feveur; je lui écrivois à peu près tous 
les mois, je ne lui parlois que de religion et de 
morale, de littérature et des philosophes du' dernier 
siècle* ; ce n'est pas ma faute si je ne l'ai pas rendu 
dévot. J'ai su par M. de Talleyrand et par quelques 
autres personnes qu'il aimoit beaucoup mes lettres, 
parce qu'il y trouvoit de la raison, du naturel, et 
quelque&is de la gaieté.. Cette espèce de correspon- 
dance me fit un nombre prodigieux de nouyeau:^: 
enneipis, les uns par envie, et les autres par la per- 
' suasion que je ne l'amusois qu'en lui disant du mal 
de tout le monde; cette calomnie me fit beaucoup de 
peine; j'y répondis indirectement par une note que 
je plaçai dans Madame de Maintenons et qui fut une 
réfutation complète de cette basse accusation. Je 
dis dans cette note, à propos de la correspondance 
si pure de Fénélon, trouvée dans les papiers du duc 

* Il y avoit une sorte de conrage à lui écrire contre les phiioso- 
phes, car tout le monde savoit, et je nMg^orois pas que Tempereur 
avoit fait, étant premier consul, une visite à madame Helvétius, en 
lui disant quMl avoit voulu voir la veuve d^un g^rand homme.— (IVofe 
de VAuteur.) 



120 MÉMOIRES 

de Bourgogne après sa mort, qu'il faudroit avoir 
Tâme la plus vile pour parler contre qui que ce fût 
dans une correspondance de ce genre, quand elle 
est secrète, et qu'on s'adresse à une personne de ce 
rang, et que de plus ce seroit manquer de respect 
au prince a/uquel on écrite que de ne pas craindre son 
mépris et son indignation en lui montrant des ^en- 
timens si bas. Cette note me justifia entièrement*. 
Les calomniateurs furent réduits au silence, mais les 
ennemis restèrent. 

Je n'ai pas gardé de copie de ma correspondance 
avec l'empereur, mais j'ai conservé quelques notes 



* Voici cette note qui se trouve dans Madame de Maintenan. 

** Nous ayons yn publier une cop'espondance d^un homme de 
*' lettres avec un prince étranger, mais d^un genre* bien difiirent; 
<< celle de M. de La Harpe avec le grand^duc de Russie. On ne 
** trouve nullement le talent de M. de La Harpe dans cette frivole 
" production ; mais ce qui la rend véritablement odieuse, ce sont les 
** impiétés et les méchancetés dont elle est remplie. Cest manquer 
** de respect à un prince que de Tentretenir dû ses inimitiés et de 
** ses querelles littéraires ^ car, indépendamment de tout principe, 
** si Ton estimoit le caractère du prince, on voudroit montrer de la 
<< délicatesse et de la générosité, et Ton ne dévoileroit' pas tant d*or- 
<< gueil et de petitesse. Je pense même que dans un tel commerce, un 
<< homme de lettres devroit sMuterdire de t'endre un compte critique 
« des ouvrages de ses ennemis. La correspondance de M. de La Harpe 
<' ne contient que le détail faux ou très^xagéré de ses succès, des 
<< satires, et par conséquent des mensonges e^ des anecdotes scanda- 
<< leuses : quelle opinion avoit-il donc du g^and-duc de Russie ?**— 
CNote de r Auteur J 



DE MAJ>AM9 PB GENLIS. 121 

morales et religieuses qui en imoifint p9^w> Voici 
quelques-rUQS de ces fra^^nens t . 

^^ Comme je veux qu'en toutes choses ma con- 
duite soit claire au^ yeux de sa majçsté, je dois lui 
rendre le compte suivant : 

'^ J'ai reçu pour la première fois depuis quinzç ans 
une lettre de madame de Bourbon^ et datée de Bar- 
celonjie. Elle me mande qu'elle a beaucoup écrit sur 
la reUgioUj,. <«• qu'elle ne veut pas faire imprimer 
ses manuscrits^ mais qu'elle désire que je les voie 
et ^ue j'en corrige le style, si j'approuve le fond des 
choseie(« Je n'ai pas cru devoir refuser madame de 
Bourbon dans la situation où elle est* J'ai toujours 
eu de l'inclination pour cette princesse spirituelle, 
qui a de l'origini^té dans le caractère et des qualités 
attachantes, entre autres, la sincérité la plus parfaite; 
d'ailleurs je serois charmée de pouvoir la détourner 
d'écrire. Je lui ai répondu que sa confiance m'ho- 
noroit et que puisqu'elle m*en jugeoit capable, je 
Urpis ses manuscrits pour lui en dire franchement 
ipon avis. Sa lettre m'est parvenue par un homme 
iftconnu dont j'ignore le nom et l'adresse, et que 
je n'ai point vu parce qu'il a été me chercher à 
l'Arsenal, où il a remis la lettre à une femme que 
j'ai laissée à l'Arsenal pour garder nies meubles^ i^ 
n'est point revenu. 

TOMB T. Ô 



122 ' MÉMOIRBS 



"\ 



(( 



Il y a de cela douze à quinze jours s j'ai donné 
ma réponse à un de mes amis qui l'a envoyée par la 
poste à Tadresse d'un négociant de Barcelonne. 
Depuis que je suis revenue en France je n'ai pas eu 
la moindre relation avec les personnes en pays 
étrangers qui peuvent, par leur situation ou par 
leurs opinions, être mécontentes de notre gouverne- 
ment. 

*^ Dans les pays étrangers mêmes, proscrite et dé- 
pouillée, je me conduisois ainsi. Avant de rentrer 
en France je n'écrivois plus à M. d'Orléans, dépuis 
le mois d'avril 1794. Je n'ai eu nuls rapports avec 
messieurs ses frères depuis 1792. Mademoiselle 
d^Orléans sera toujours la plus chère de înes élèves, 
elle a pour moi la plus tendre reconnoissance et la 
plus vive amitié, elle m'a écrit constamment depuis 
notre séparation' tant que j'ai été dans les pays 
étrangers, mais elle a entièrement cessé aussitôt que 
j'ai été en France, et je sais que c'est uniquement 
par discrétion, car j'ai toujours su indirectement de 
ses nouvelles. Cependant, après un silence de cinq 
ans, elle m'a écrit une longue lettre il y a trois mois, 
mais seulement pour me parler de sa tendresse ; je 
lui ai répondu et nous en sommes restées là. J'ai 
gardé cette lettre et celle de madame de. Bourbon, 
voilà toutes mes relations avec >cette famille mal- 
heureuse, pour laquelle je me suis sacrifiée jadis 
sans autre intérêt, sans autre motif que celui 



BB MADAME DB GBNLIS. 123 

du plus tendre attachement, qui n'a été bien vé- 
ritablement récompensé que par la conduite angé- 
Jique, les talens charmans, la raison parfaite et les 
sentimens de mademoiselle d'Orléans et de ses 
frères. 

"Je n'ai vu en Angleterre qu'un attachement 
politique à la religion ; la multiplicité des sectes y 
produit d'ailleurs un septicisme presque universel, 
mais les catholiques de ce pays, faisant de grands 
sacrifices à la religion, y sont attachés de cœur. J'ai 
vu la même chose en Hollande et je l'ai vu mieux 
encore en Allemagne. C'est là que j'ai acquis une 
preuve de plus de la profondeur de vues de Bossuet 
qui a prédit, dans ses Fàriations, que tous les pro- 
testans finirioent par être sociniens^ car il est de la 
nature de l'erreur persistante de s'égarer de plus en 
plus. Tous les pasteurs protestans en général sont 
déistes. A peine prononcent-ils dans leurs sermons 
le nom de Jésus-Christ. Rien n'est plus ridicule- 
ment profane que leurs discours en chaire. J'ai 
entendu à Berlin le pasteur de l'église protestante 
fraiiçaise, prédicateur, très-renommé dans cette ville 
(M. AnciUon), ne parler en chaire que de la sensi- 
M/f/^, de l'amitié, ce sentiment divin, et dans une 
exhortation pastorale, pour un mariage, il dit en 
parlant des femmes : Ce sexe enchanteur; ce discours, 
également fade et ridicule, fut imprimé ; je l'ai 
apporté. Ce ton déplacé et de tnauviùs goût prouve 

6* 



]24 MÉMCH&SS 

assez l^étonnante dégéiiération des idées religieuses 
psnzit les fcHres et les auditeurs. Le peuple daiis 
et pays n'est pas plus attaché à sa religion : il permet 
tant qu'on veut que ses enfans soient élevés dans 
la religion catholique^ et parmi mes élèves j'en puis 
eomptèrdenx exemples^ lady Edward Fitz^Gérald 
et reniant que j'ai amené de Berlin»'* 

Voici ce que j'écAvois uii jour à l'empereur, sur la 
vieillesse : 

*^ Dans ma jeunesse, je me suis toujours promis 
d'étudier sur' moi-même cet âge si j'y parvenab. 
M'y voilà, et je me tiens parole. Je me faisois jadis 
tmeidée terrible de cet état, effirayant surtout en 
perspective pour ime femme quand elle est leste, 
animée, brillante, - et qu'elle se voit entourée d'ad* 
mirateiira. . * • Un vieux monarque, qui a régné avec 
bonté et avec gloire, pr^nte la vieillesse sous un 
aspect divin: on est tenté de lui rendre un culte. 
Un vieux guerrier, un vieux magistrat, qui ont 
bien rempli leur devoir, inspirent une profonde véné^ 
ration. Mais, une vieille femme 1* », . cette déno- 
ndnation seule est si dure ! . • • . J'ai vu bien peu de 
viriflesde mon goût, même parmi ceUes qui passoient 
pour être aimables. Les unes avolent une douceur 
affectée et un <xm mielleux qui ressembloient à la 
funseté; les autres montroient une aieté ou peu 
natunSle^ ou qui leur ^toH toute la dignité de leur 
âge. 'OeflesH[:i «veôeoft ^ine g^vHé ennuyeuse ; celles- 



DE MADAMB DE GBNLIS. 125 

là parloient et contoient trop. D'aitteivs^ que fmjb 
une vieille femme .duns un cerck? Ptemièremeiiity 
elle le dépare ; et puiB, n'est-U pas ridicule que l'art 
des brodeurs, des bijoutiers et de^ marchandes de 
modes s'épuise suar une figure de soi^^ante ans? 

^ Shakspeare a dit qu'un grand emploi qui a été exercé 
par un homme de génie et donné ensuite à un . sot 
est l'habit dPun géant mis swr- un nain. Que dim-t- 
on d'une élégante coiffure faite par Leroi, et posée 
sur la tète d'ime vieille femme ? C'est pourtaitt ce 
qu'on voit tous les jours ; on voit même souvent ces 
reines, depuis si long- temps détrônées, porter eneore 
des diadèmes de diamans et de fleurs. Il m'a toujours 
semblé qu'il est si difficile, pour ne pas dire impos- 
sible, qu'une vieille femme puisse plaire dans le grand 
mondé, qu'elle a quelque chose d'un peu moquable 

• quand elle y est, à moins qu'elle n'y soit forcée par 
un devoir positif. Mais si elle est naturelle et bonne, 
si elle a bien connu le monde, sa société intin^ 
peut être agréable, pourvu toutefois qu'elle n'ait pas 
la manie des anecdotes, et qu'elle ne conte jamais 
qu'à propos. 

^^ Cicéron est celui qui a le mieux parié des vieilr 
hurds, c'est lui qui a dit qu'ils sont comme ks vins 

^ que k temps à rendus aigres ou qu'il a bonifiés. 

^^ Il existe des créatures humaines* qui n'ont point 
été vickuses, et qui, dans le cours de la vie, n'ont été 
trouvées ni imbéciles ni déraisonnables, et qui, ce* 



126 Ml&MOlRBS 

pendant, parvenues à Tâge de soixante-dix ans, pe0>' 
sent de très-bonne foi qu'elles n'ont été créées que 
pour s'habiller, déjeuner, dîner, souper, jouer au 
piquet, et dormir. 

'^ Si l'on est capable de quelque réflexion, on doit 
être bien malheureux dans la vieillesse, lorsqu'en 
jetant les yeux sur le pas&é,on n'y voit qu'une longue 
suite d'années écoulées dans une insouciante oisiveté } 
et que, dans l'espace de plus d'un demi-siècle, on 
trouve, non la vie utile, animée d'un être intelligent^ 
industrieux et sensible, mais la honteuse végétation 
d'une brute 
^ '^ Lorsqu'un vieillard est exempt d'innrmités, qu'il 
a conservé ses facultés inteUectuelles, et qu'il est 
religieux, il est dans un état habituel de bonheur 
qu'il n'a pu connoitre dans sa jeunesse, il est 
naturellement débarrassé de toutes les sujétions so- 
ciales; et cet heureux affiranchissement double pour 
lui le temps qui lui reste. Il ne sauroit regretter les 
aïnusemens qui ne sont plus de son âge 3 s'il a un bon 
esprit, il en a été fatigué et même ennuyé long- 
temps avant d'y renoncer. Son avenir est court, 
mais il en est véritablement le maître : il en peut 
disposer sans craindre que ses résolutions soient 
anéanties ou traversées par les passions, l'étourderie 
et l'imprudence. 11 connoît la juste valeur des 
choses ; il ne s'agitera plus pour des misères ; il est 
ealme, il juge bien } c'est là tout le secret des con- 



DE MADAME DB GENLIS. 12/ 

duites parfaites. Si sa présence n'excite plus la joie 
turbulente et la gaieté, elle inspire le' respect et la 
vénération ; la jeunesse bien née ne dispute point 
sur les déférences qui lui sont dues ; les avoir toutes 
pour cet âge, auquel on désire atteindre un jour, 
c'est s'honorer soi-même dans l'avenir ; rien n'est 
plus attachant que la conversation d'un vieillard 
aimable qui n'abuse pas du privilège d'être écouté 
avec intérêt. Enfin la foiblesse physique, la débilité 
même de la vieillesse a ses dédommagemens. Cette 
légère lassitude, que lui donne sans la faire souffirir 
sa pesanteur habituelle, lui rend le repos si doux ! 
S'asseoir dans un bon fauteuil, surtout en revenant 
de la promenade ; goûter te charme d'un calme 
parfait, et quelquefois, au milieu d'une agréable 
rêverie, et céder pour quelques instans au sommeil, 
voilà pour elle de vrais plaisirs, et qui se renouvellent 
tous les jours. 

^^ On ne conçoit pas comment un vieillard peut se 
livrer à l'humeur, à la colère, à l'avarice^ à l'ambition, 
et se rendre insupportable à tout ce qui l'entoure. 
Prêt à tout quitter, à quoi lui serviront ces honneurs 
qu'i^ sollicite, cet argent qu'il amasse, toutes ces 
superfluités de luxe qu'il accumule /autour de lui ? 
Il n'a plus que le temps de donner et de pardonner. 
Quel est l'homme qui, au moment de' s'expatrier 
pour toujours, voudroit employer les instans qui lui 
restent jusqu'à son départ, à gronder, à bouder, à 



maltraite^ sei proches et ses amis^ dont il va se 
séparer sans retour ? 11 n'en est point qai, dans 
l'ette situation, ne désire laisser des regrets, et qtd 
ne cfaerebe à les mériter. Ah I la sagesse véritable^ 
dans la vieillesse, c'est la doucéuT, l'indulgence sans 
hames et la bonté. €es qualités, que la i^lîgion 
prescrit à tous les Ages, peuvent-elles coûter à celui^ 
ci? Elles n^excluent nullement la vigueur de l'esprit 
et la force de l'Âme ; elles s'allient parfaitement avec 
le courage qui fait condamner sans ménagement les 
mauvaises actions, l'impiété publique et les principes 
cofYupteurs *, mais le vieillard, tdi qu'il doit être, 
parie en faveur des mœurs, sans fiel, sans exagération. 
Il est inaccessible à la haine, il met tous ses soins à 
rendre heureux ceidc qui l'environnent, il n'en exige 
rien | il leur otfte tons les conseils de la raison et de 
rexftérience ; il 1èst, pour sa famille et pour ses 
amis, une sentinelle attentive, placée là pour quel- 
ques jours.*'* 

Les récits qu'on me faisoit sans cesse de la cour me 
parurent si mesquins, qu'ils m'iûspirèrent ce fragr 
meni^ adressé à l'empereur : 

'^ Il n'est pas étonnant qu'après un tel début de 
cânq^agne et de telles victoires, on soit rempli de 

* On a bien youIu citer avec élog^, le chapitre sur la ▼ieiUewèy 
que j*ai placé dans VJEmploi du Temps. Je crois devoir dire ici que 
dans ce èhapitre j*ai envisagé la vieillesse sous un antre point de yne 
(NaU déVAuhur,) 



DB MAJDAMJB DS 6BNLIS. Ï29 

/ 

eonfiaace ; mab il est très-miî^ qu'avant ces brillans 
succès^ on ne doutoit pas du triomphe des années 
commandées par un tel chef. Aujourd'hui l'enthou- 
siasme est général , on est fier d'être Français ; 
mais le commerce va mal, les marchands ne vendent 
rien, surtout les bijoutiers, marchands d'étoffes, de 
Inroderies, de modes, etc., tout cela se plaint. Il 
seroit à désirer que les princes et tous les gens en 
place donnassent de grands dîners, des concerts, et 
eussent cbez eux des assemblées à des jours fixes • 
Cela seul donneroit bon air à Paris, et feroit vendre 
des étoffes et travailler des ouvriers. Toutes les 
fortunes acluelles sont des bien&its de l'empereur, 
et ceux qui les possèdent doivent désirer concourir 
aux vues du gouvernement ; leur représentation dans 
ce moment seroit certainement très-utile ; et si les 
princes et les ministres donnoient cet exemple, il 
seroit facile d'engager les sénateurs et les autres 
personnes riches à le suivre par quelques articles niis 
dans les journaux, dans lesquels on loueroit adroite- 
ment et avec la mesure convenable cette conduite. 
Il faut observer que le suffrage des gros marchands, 
des grands manufacturiers (et même celui des artistes 
distingués) a plus de poids aujourd'hui que jadis, 
parce que la société est un composé de toutes les 
classes : leurs murmures se perdoient autrefois dans 
les comptoirs > maintenant ils pénètrent dans les 
salons. J'étois il y à quelques jours dans une 

6** 



130 . MÉMocass 

maison où l'on trouve en général une société 
fort brillante; il y avoit dixou douze personnes, 
et entre autres, un homme, qui m'étoit inconnu, et 
qui se plaignit beaucoup de la misère actuelle, et d< 
ce que toutes les maison^ sont fermées \ il prédit 
avec amertume que l'hiver seroit (2^$a5^re2<ar, parce 
qu'on ne doiineroit pas une fête, pas un grand dîner, 
il ajouta d'un ton si plaintif qu'il étoit. persuadé 
i^u'on n'allumerait pas un lustre dans les salons des 
particuliers, que je dis à mon voisin, que moi je 
pariois qu'il vendoit de la bougie ; et en effet il est 
intéressé dans une manufacture de bougies. Cet 
homme, et mille autres, applaudiront de bien meil- 
leur cœur nos exploits, siles princes et lesgens riches 
tiennent cet hiver un état brillant. Ajoutez que le 
contraire, les maisons fermées, annoncent de la 
défiance sur les événemens, sur les finances, etc. 
Le bois est d'une cherté prodigieuse, . si l'hiver est 
rigoureux les pauvres seront bien à plaindra ; quel- 
ques libéralités de ce genre, faites au peuple au nom 
de leurs majestés, feroient un bien bon effet. Avant 
la révolution tous les princes du sang faisoient 
allumer, sur la place de leurs palais, de grands feux ; 
j'aimerois à voir ces feux devant les Tuileries en 
l'absence de leurs majestés, si elles ne sont pas 
encore revenues au mois de décembre^ et eu outre de 
l'argent donné aux curés pour du ,bois pour les 
pauvres. Cette espèce de libéralité fait toujours un 



Bfi MADAME DE 6UNUS. 131 

grand eflfet parmi le peuple. Enfin, je voudrois 
qu'à chaque victoire, tous les gens qui ont de grandes 
places donnassent des espèces de fêtes en réjouis- 
sances; la cour de leurs maisons illuminées; grand 
dîner d'extraordinaire, un concert, et à leurs portes 
une distribution de vivres aux pauvres. Tout cela, 
sans avoir Fair d'être fait par ordre et comme de leur 
propre mouvement. 

^^ Quand il y aura de grandes maisons ouvertes, les 
femmes se pareront; les marchands etles ouvriers se- 
ront conteus, et de temps en temps quelques libéralités 
publiques aux pauvres achèveront de réunir tous les 
cœurs, et de faire former à tous les mêmes souhaits.*" 

Voilà ce que j'écrivois une autre fois à l'empereur : 
. " Enfin, l'Institut s'est ravisé: il a bien voulu 
décerner un prix au beau poëme des Tombeattx de 
Saint- OeniSy de M. de Treneuil, qui a ajouté à cet 
ouvrage un morceau admirable sur les autels expia- 
toires, morceau qui tout naturellement ne peut être 
qu'à la louange de l'empereur. Je ne l'ai entendu 
lire qu'une fois, et je n'en ai retenu que ces deux 
oeaux vers : 

Et sans veraer le sang d*ane seule victime, 
L^hominage expiatoire a surpassé le crime. 

^ 'Il y a une belle exhortation de fidélité aux Français, 

* Ces conseils furent en grande partie suivis très-promptement, de 
sorte que peu de temps après on ne parla plus que du luxe anaiique 
delà cour et de la ville.— (/Vole de V Auteur) 



183 uiuotmaa 

et beaucoop d'âutrês morceaux d'une grande beauté. 
M» de Treneuil est à la foid un bon Ftanqms^ un ngei 
afifectionné, et un vrai poete« H a un caractère plein 
de franchise et de loyauté ; il est aimé et estimé de 
tout ce qui le connolt \ cependant il a été l'occasion^ 
c'est-à-dire le sujet de terribles scènes à l'Institut» 
On l'attaqua avec Aireur, avec rage^ on le défendit 
vaillamment et avec tout l'avantage que peuvent 
donner la justice et la raison. Ces détails sont bien 
curieux» Au reste M. de Treneuil a pour lui le public 
et tous les honnêtes gens: ses ennemis le savent ; 
c'est pourquoi ils ont pris le parti de s'adoucir." 

** L'empereur confirme bien ces belles paroles de 
Ml^ssillon : foe les princes sont sur la terre une fro- 
vids^e visible* Comme il sait récompenser le 
mérite e1 la vertu ! Voilà madame de M ontesquiou 
nommée gouverûante. C'est un choix qui^ malgré 
l'envie, es% bien unirersellement approuvé. Je con- 
nois une personne qui a un beau nom et beaucoup de 
mérite, qui rempliroit parfaitement l'emploi de sous- 
gouvernante ; c'est madame de Liascours : l'âge con- 
venable ; trente-deux ans, des manières charmantes, 
un ton excellent, une réputation irréprochable, l'es- 
prit le plus distingué que je connoisse parmi les 
femmes, des talens charmans : elle est musicienne, 
joue du piano, et peint en miniature comme un ange ; 
mais ce qu'on ne sauroit trop louer en elle, c'est son 
caractère et l'agrément de sa société. C'est la seule 



D£ maoamb'bb oenlis. 133 

femme^ saos exceptioni que j'aie vae aussi raisonnable, 
-nusfti {a*udente, aussi parfaite qu'aimable, parce que 
toutes ses vertus, toutes ses qualités sont naturelles. 
J'avoue que si l'amitié rend suspecte de par^^dité, je 
dois en avoir pour eUe; mais cependant je n'ai cette 
amitié que^par l'estime que j'ai prise pour ses vertus, 
et par l'agrânent infini de sa société* Je sms séparée 
d'elle depuis cinq mois, et j'ai tant d'occupations, que 
mon commerce de lettres est fort irrégulier. J'i- 
gnore entièrement ses sentimens sur cette place ; je 
sus seulement que personne n'y conviendroit mieux, 
et qu^outre le mérite le plus solide, elle y auroit fort 
bon air,<;hose qui ne^meparoit nullement frivole, sur- 
tout à la cour, où tout doit avoir de la dignité. 

^' Voilà mon ouvrage sur les femmes tout-à-fait 
arrêté ! J'ai sollicité vainement qu'il f&t censuré siur 
les épreuves ; après un mois d'attente, on me refuse. Il 
faut donner le manuscrit, dont je n'ai point de copie, 
plein de renvois, très~peu lisible. Il faudra attendre 
six semaines d'examen, et subir les chicanés dé- 
raisonnables d'un censeur malveillant, et peut-être 
mon ennemi personnel. Cela est bien triste, avec des 
intentions telles que les miennes, et un cœur aussi 
français ! 

'^ Le cardinal Maury sera un bien bon archevêque : 
il a beaucoup d'esprit et un bon esprit^ vif et sage, 
ferme et~ conciliant ; il auroit été un très-bon ambas- 
sadeur. Il m'a dit que rien ne peut se comparera 



134 MÉMOIRES 

rémotion qu'il a éprouvée en prêtant serment, et que 
l'empereur, dans les choses qu'il accorde, a tant de 
grâce et de majesté, qu'on se trouveroit heureux, dans 
ces momens-là, de se faire tuer pour lui. Il m'a 
conté, qu'il trembloit à ne pouvoir pas se soutenir; 
ce n'est pas qu'il soit naturellement timide ; il auroit 
pu dire à sa majesté ce qu'un vieil officier, intimidé 
par l'éclat de la royauté, disoit à Louis XIV : ^^ Sire, 
je ne tremble pas ainsi devant vos ennemis." 

^' Les grâces qu'on n'a point Sollicitées, les grâces 
qui surprennent, ont un double prix. La reconnois- 
sance en est mille. fois plus vive ; elle se propOTtionne 
à l'étonnement. Un événement heureux, tout-à-fait 
inattendu, fait à jamais une époque dans la vie 3 et 
pour le bienfaiteur, le plaisir est beaucoup plus grand, 
parce que le bienfait est plus généreux." 

Voici un autre fragment de cette correspon- 
dance : 

^^ La littérature à Paris, dans ce moment, n'offire 
point de nouveauté intéressante, à l'exception des 
trois excellens articles de M. de Bonald,* qui ont 

• Bonald (Louis-Gabriel-Aotoine-Pierre dévissa d'une ancienne 
fiumlle de Rouerie, compoea, pendant le temps de son émigration, 
un ouTrage intitulé: Théorie du p<mvair poUtigue et r^gieux; 
dans lequel il prédisoit le retour, en France, de la famille des Bour- 
bons Cet ouvrage fut saisi par ordre du directoire exécutif. En 
1808, Napoléon nomma M. de Bonald conseiller de Tuniversité impé- 
riale ^ il a été maintenue dans cet emploi depuis la restauration. Le 
plus célèbre de ses ouvrages est celui quHl a publié sons ce titre • 



DE MADAME DE GENLIS. 135 

paru dans le Mercure. Dans le« deux premiers, il 
compare Tathéisme à l'anarchie politique, les princi- 
pes de la démocratie à ceux du déisme, ceux de la 
religion catholique à ceux du gouvernement monar* 
chique. Tout cela, admirablement bien exprimé et 
prouvé, produira des résultats lumineux et sublimes. 
Son troisième article est une belle critique de la tra- 
gédie des TemplierSy la seule où, selon moi, on ait eu 
à la fois du jugement, de l'esprit, de la politesse et 
de l'impartialité. Je ne connois pas du tout M. de 
Bonald, je ne suis l'amie d'aucun de ses amis; je 
n'ai jamais eu avec lui la moindre relation, même in- 
directe; mais je n'en pense pas moins qu'il est un 
grand écrivain ; qu'il a un esprit plein de finesse, et 
un prodigieux génie. Avec ces talens de la première 
force, cet homme vit paisiblement au fond d'une 
terre, il est vertueux, il n'intrigue point, il se tient 
à l'écart: toutes ces choses sont rares. 

'^ Il a paru des lettres imprimées de conscrits^ des 
dialogues de conscrits faits avec de bonnes intentions ; 
mais, pour réussir, il faut que ces choses-là soient 
faites avec un goût parfait 3 si elles ne sont pas ex- 

LégiêUUicn primitive. Ses autres ouvrages sont : Du Divorce, 
considéré au dix-neuvième êiicle ; Recherches philosophiques sur les 
premiers objets des connoissances humaines; des Mélanges litté- 
raires, politiques et philosophiques ; plusieurs discours prononcés à 
la tribune de la chambre des députés, et des articles insérés au Mer- 
cure de France, M. de Bonald est membre de TAcadémie française, 
depuis le mois de mars 1816.— -(iVofe de VEditeur ) 



136 MBMOIRSS 

trèmement iigréables, elles mwquent leur but» On 
m'a dit qu'dles étoient faites pour le peuple : (puis^ 
qu'il m'est permis de dire toutes mes pensées^ parce 
qu'elles sont sans conséquence)^ il me paroît qu'il ne 
faut pas que le peuple croie que l'on travaille pour lui 
dans ce genre ; car il en conclut qu'on veut le gagner^ 
et qu'on le craint. On a beaucoup employé ces petits 
moyens dans des temps qu'il faut oublier; mais, 
dans nos jours de gloire, ils sont au moins inutiles. 
Il faut aimer le peuple, s'occuper de son bonheur, 
mais peu penser à son suf&age, dans les opérations 
générales ; car sans doute le souverain doit désirer 
personnellement son amour, ' Mais le peuple a cela 
d'excellent qu'il aime naturellement ce qu'il admire, 
et surtout le peuple français, le meilleur de tous les 
peuples. Je crois donc que la poUce ne doit faire 
composer pour le peuple que des chansons gaies, fai- 
tes pour être chantées dans les rues. Cela n'a point 
l'importance des brochures, et convient au caractère 
national ; la musique anime les paroles, et Ton re- 
tient ces chansons. Ce moyen, employé de tou& 
temps, est le seul de ce genre qui soit bon, sans 
avoir d'inconvénient. 

'^J'ai découvert une dépense du gouvernement 
tout-à-fait inutile, et même nuisible. Le Conserva- 
toire de musique donne des prix de composition, et 
celui qui obtient le prix est envoyé en Italie aux frais 
du gouvernement, pour achever de se perfectionner 



DB MA0AMB J>X GBNLIS. . 137 

dans la composition* C'est comme si Ton envoyoit un 
géomètre dans uti autre pays pour se perfectionner 
dans la géométrie. Les règlei^ de la composition 
sont les même» partout ; on les sait aussi bien en 
Angleterre on en Hollande^ où Ton n'a pas le génie 
musical, qu'en Italie. Il n'est même pas nécessaire 
d'envoyer en Italie pour perfectionner le goût. ]La 
musique instrumentale concertante y est très-infé- 
rieure à la n^tre. Nos cdn^ositeurs sont très-bons : 
Le Sueur est très- savant, Chérubini* est l'un des 
premiers compositeurs de l'Europe, et beaucoup plus 
jeune que Paësiello. Il est peut-être le premier à 
présent. D'ailleurs, il n'en est pas de k musique 
comme de la peinture : il faut aller voir les tableaux 

• Chérubini, né en 1760, à Florence, ayoit, à Tâge de treize ansi 
composé et fait exécuter, dans cette ville, une mease et un intermède. 
II travailloit à la fois pour PÊfiflise et pour le théâtre, ce qui est aussi 
inoonyenant dans un musidien que daas un poète, et de la part d'un 
laïc que de celle d'un ecclésiastique. Il fut à la fois relève et Vami 
de Parti, sous lequel il étudia pendant quatre années. En 1784^ M. 
Chérubini se rendit à Londres, où il fit représenter la Fausse Prin- 
cesse, et Sabineau. Il retourna en Italie, en 1788, et donna, à Turin, 
son Iphigénie en AuHde^ Peu de temps après il vint en France où 
11 est îresté. . Il y a composé la musique d'un grand nombre d'oonra* 
ges dramatiques. Les plus célèbres sont Lodoiska, Médée, Us 
Deux Journées, Anacréon, et VHétéUerie Portugaise. On lui 
doit un grand nombre de messes, de motets, des oratorio, des canta- 
tes et des hiterraèdes. H a publié avec Gossec, MéhuI et Lesueur, 
des Principes élémeniaireê de tnusique, et des solfèges pour le Con- 
s0rvaioir9.-^Note de r Editeur.) 



138 MEMOIRES 

des grands maîtres ; mais les grands compositeurs 
font graver leurs ouvrages. Â cinq cents lieues d'eux 
on a leurs chefs-d'œuvre^ qu'on peut étudier tout 
comme si l'on étoit près d'eux. Ces jeunes gens 
que l'on envoie si loin^ vont perdre en Italie leur 
temps, leurs mœurs, et leur santé. Voilà tout ce 
qu'ils gagnent à cette magnificence mal placée. Il 
vaudroit beaucoup mieux leur donner une gratifica- 
tion. Par attachement pour mon souverain et pour 
mon pays, je désire qu'on vienne chez nous pour se 
former et s'instruire, et que nous n'ayons pas (du 
moins inutilement) le mauvais air d'aller chez les 
autres chercher des lumières et des talens. Il me 
semble encore que l'on pourroit fort bien aussi à pré- 
sent se dispense^ d'envoyer les peintres en Italie. 
Ce voyage, peut-être, n'est plus utile qu'aux archi- 
tectes." 

Voici ^encore un autre fragment que j'adressai à 
l'empereur: 

** Ceux qui ne regrettent le temps passé que pour 
fronder et souvent pour 'calomnier le temps présent, 
se plaignent sans cesse de la déca;dence de la littéra- 
. ture, des arts et des mœurs ; dans tous les siècles de 
certains esprits ont eu cette manie de détraction ^ 
sous tous les règnes on a loué le règne précédent 
pour dépriser celui sous lequel on vi voit, à moins 
que le dernier souvenôn ne f£tt un tyran sanguinaire, 
et alors on prenoit le parti de s'extasier sur le^ roia 



DE MADAME DE 6ENLIS. 139 

ses contemporains^ ou de comparer les mœurs du 
temps actuel avec celles de Vàge cCor. Cet esprit 
critique a produit plus d'exagérations ridicules et 
plus de mensonges que la flatterie même. 
. " Après plusieurs. années d'une anarchie sanglante^ 
après le règne des scélérats insensés qui voulurent 
anéantir la religion^ et par conséquent la.^ morale^ 
doit-on s'étonner de l'altération que l'on peut remar- 
quer dans la politesse, les manières et les mœurs ? 
Il faut avouer que be changement est tel parmi le 
peuple en général, qu'on ne trouve point d'époque qui 
puisse en offrir un plus triste et plus frappant. Le 
peuple égaré par les orateurs des tribunes, par les 
impiétés publiques qu'on appeloit fêtes, par les pam- 
phlets composés pour lui, et enfin maintenant par les 
devins et les sorcières, et encore par les libelles à 
deux sous, le peuple ne ressepible plus (du moins à 
Paris) à ce qu'il étoit jadis, et il a tout perdu à cette 
métamorphose. Mais la révolution n'a pas eu à beau- 
coup près une si v funeste influence sur les autres 
classes de la société : il ne seroit pas difiicile de 
prouver que la corruption des mœurs a été plus 
grande en France du temps de la régence qu'elle ne 
l'est maintenant^ parce que le rigorisme des dernières 
années de Louis XIV fit prendre à tous les caractères 
une teinte plus ou moins forte de fausseté, et qu'à s^ 
piort tous les hypocrites levèrent le masque. Qu'on 
relise les mémoires de ce temps, et l'on ne niera 



140 MÉMOIRBB 

point cette vérité* La dépravation fut teUe alors, 
que la plume d'une femme n'en pouvoit tracer le ta- 
bleau. On conviendra que le temps où nous sommes 
fournit un champ très- vaste à la critique ; mais ce 
temps si décrié nous offi*e aussi beaucoup de choses 
particulières « et générales dignes des plus grands 
éloges: sous Tancien régime quelques femmes (en 
temps de paix) ont suivi leurs maris dians leurs gar- 
nisons^ mais on n'en a point vu traverser les mers 
pour ne pas s'en séparer au milieu des horreurs d'une 
guerre sanglante et cruelle, et refuser de les quitter 
durant la plus terrible contagion. . . «J'en cbnnma 
une, qui, à peine convalescente d'une longue et dan- 
gereuse maladie, n'hésite pas à suivre son mari par* 
tant pour Constantinople. 

** Quant à la littérature, il est certain qu'on n'a ja- 
mais vu paroitre autant de mauvais ouvrages; mais 
c'est un malheur inévitable, quand tout le monde 
écrit. Il ne s'agit que de triery et le goût le plus 
.délicat peut encore être satisfait. 

'^ Il me semble que lorsque l'on peut citer les noms 
de MM. de Chateaubriand^ Pontanes, Bonald, 
Delille, Michaud, Dussault, Jay, de Barante, 
dé Treneuil, Amault, Duval, Kcard, Etienne, te 
comte de Ségur, de Choisenl-Gouffier, madame de 
Staël, et tant d'autres si justement célèbres, et tant 
de talens agréables que là littérature française pos- 
sède; il me semble que, telle qu'elle est dans ce mo^ 



DE MADAME DE GSNLIS. 141 

ment^elle tiest^ncore le premi^ raog parmi toutea 
celles des nations policées/ 

^^ Pour les arts, comment croiroit-on dire qu^ilç 
sont en décadence^ qu^nd on a vu les ouvrages de Da^ 
▼id, Gérard^ Guérin, Girodet, Le Thiers^ Robert Le- 
fèvre, de Vanspaëndonck^ et ceux de nos sculpteurs 
modernes; et enfin le produit des arts dans tous les 
genres exposés au Louvre cette année/' 

^ Je Toudrois qu'il y eût deux hommes nommés 
pour écrire toutes les campagnes de sa majesté; 
Louis XIV nomma Racine et Boileau pour ses histo^ 
riographes ; mais en choisissant des historiens con- 
temporains^ ils seront toujours accusés de flatterie. 
Il n'en est pas ainsi des campagnes de guerre^ ce sont 
des £aits positifs qui ont pour témoins tous les braves 
de la nation. On peut £Edre ces récits avec autant 
d'intérêt durant la vie du héros qu'après sa mort^ ^ 
même il vaut mieux les écrire de son vivant, l'ouvrage 
gagnera tout à être revu manuscrit par lui ; c'^t au 
général vainqueur à éclairer l'écrivain. Cet ouvrage 
seroit un admirable monument de la gloire française 
portée au comble par le seul génie du héros qui la 
gouverne. Il me semble qu.e l'on verroit dans cet ou- 
vrage une chose uniqi^e, c'est que l'envie et la mau- 

• Ceci fut écrit en 1S06. Nous ayons à déplorer la perte de plv- 
•leurs écrivains illustres, cités dans ce passage, depuis dix ans, J!>«. 
iitte^ frmeuiiy Ch»iêeuljQû^g^y FimianeSy et I^iwMiiilf .— (^ols de 



142 MÉMOIRES 

vaise foi des ennemis de la France ont provoqué, ont 
nécessité ces exploits inouïs; c'est que la Franpe 
étoit démembrée et perdue si l'Europe n'étoit pas sou- 
mise. Toutes les puissances jurèrent, depuis la révo- 
lution, à l'instant où Louis XVI fut détrôné, elles 
jurèrent d'anéantir à peu près la France, pour Vexem.- 
ple. . 

^^ J'étois en Angleterre à l'époque où la république 
fut décrétée. M. Davis et M. Sheridan me dirent 
alors que désormais il falloit que la France l'em- 
portât sur l'Europe, ou qu'elle fût anéantie ; que son 
abaissement ne suffisoit pas aux puissances épou- 
vantées, qu'il falloit sa destruction pour assurer les 
trônes. En 1793 j'étois en Suisse ; il parut alors 
une brochure (je crois de Mallet-du-Pan) qui fit 
beaucoup de bruit, je la lus ^vec horreur. Ce bon 
Français disoit qu'il falloit tellement, quand on 
auroit relevé le trône, anéantir les vestiges de la ré- 
volution, qu'il ne restât rien de ce qu'elle avoit pu 
produire d'utile; ainsi tout remettre comme jadis, 
rendre toutes les conquêtes, et punir tous ceux qui 
avoient le plus petit emploi, ou prêté un serment, 
ou servi. avec grade d'officier comme militaire, afin 
que pour l'exemple de l'univers on pût dire avec 
vérité qu'il n'est résulté que du mal et dés calamités 
de la révolution. On ne se dissimuloit pas que la 
France seroit tout-à-fait déchue, mais le bien du 
monde entier le vouïoit. De sorte que cette con- 



DB HAlDAMB db obnlis. 143 

juration étoit formée et affermie longrtemps avant 
les triomphes de Tempereur, de sorte qu'il ne falloit 
rien moins qu'une suite de prodiges pour faire échouer 
tous ces complots, c'est-à-dire, tout ce qu'a fait 
l'empereur. De sorte que jamais victoires et con« 
quêtes n'ont été légitimées et ennoblies par d'aussi 
puissans intérêts, puisque le salut de la France en dé- 
pendoit. Voilà ce qu'il faudroit développer dans le 
brillant récit de ces campagnes miraculeuses, et ce 
qui donneroit un caractère tout particulier à Fouvrage. 
Les mémoires seroient fournis par des militaires, et 
deux hommes de lettres les emploieroient^ Il me 
semble qu'il n'y en a que trois dignes de travailler 
à une telle histoire, M. de Bonald, M. Fiévée, dont 
les réflexions politiques seroient si parfaites ; et M. 
Dussault, qui écrit avec une pureté et une élégance 
très-remarquables aujourd'hui. Tout ceci n'est que 
dans ma tête ; non - seulement je n'ai entendu 
parler de ceci à personne, mais moi-même, ainsi 
que tout ce que j'écris de ces notes, je n'en ai parlé 
à qui que ce soit." 

Je donnai les Monumens Religietufy à l'époque 
oà le pape vint en France ; je lui en ofiris un exem- 
j>Iaire, et le saint père eut la bonté de m'en remer- 
cier, par une lettre que m'écrivit en son nom M. le 
cardinal de Bayane : le pape n'écrit jamais de sa 
main à une femme ; sa plus grande marque de con- 
sidération est de faire écrire par un cardinal. Voici 



144 m£moi»V9 

la lettre qu'il a 4aigo^ me hire éerire à ccÉte oc- 
casion : 

^^ Des deux exemplairefi de TexoeUeiit ouvragé 
^^ que TOUS m'avez Mt resiettre par M. de Cabre, 
^^ après avoir lu avidement eelni qu^ vous avez eu 
^^ la bonté de me destiner^ j'ai donné Tautre au 
'' pi^9 en lui rendant compte de ma lecture. S. S., 
^^ qui vous connoissoit déjà beaucoup de réputation, 
^^ m'a ordonné de vous en faire mUle remerciemens 
*' de sa part, et de vous témoigner la satisfoction 
*^ extrême qu'elle éprouve de vous voir employer au 
^' bien de la religion Theureux génie dont il a plu à 
*^ Dieu de vous douer. 

^^ Après avoir exécuté, madame, les ordres du 
^^ saint-père, si je ne sentois Timportanoe de mé- 
'^ nager vos momens, je remplirois des pages pour 
^^ vous témoigner les sentimens d'admiration dmit 
" la lecture de vos ouvrages m'a pénétré. 

" J^ai l'honneur d'être avec respect, 

'^ Madame, 

*^ Votre très-humble et très-obéisaant senriteur, 

^^ Le Cardinal de Bayane. 

<< FàTiUon de Flore, 14 décembre 1804. 

^ Je n^ai pas manqué aussi de remettre Totre lettre à Sa Sainteté, 
*^ qni m'a ordonné de toqs répondre, pour elle, dans les termes qne 
'* J'ai transcrits." 



D£ MADAMB DE «ENLIS. 145 

Sa Sainteté eut la bonté de m'envoyer un chapelet; 
j'allai aux Tuileries recevoir sa bénédiction; j'y 
menai Casimir^ à peine entré dans l'adolescence, 
mais qui fut si touché de la majesté du pape, qu'il en 
fut particulièrement remarqué et caressé. 

On trouve dans les Mo7iumens religieux des re- 
cherches curieuses et plusieurs morceaux intéressans. 
M. l'abbé Frayssinous fit l'honneur à cet ouvrage de 
le citer dans ses belles conférences^', et d'engager 
ses auditeurs à lire un chapitre sur les tableaux 
représentant la Sainte- Vierge. On blâme avec rai- 
son dans cet ouvrage l'ordre peu naturel que j'ai 
suivi, en décrivant les monumens religieux : j^'aurois 
dû les décrire par pays^ et non suivant leurs titres 
particuliers; par exemple, je range sous les mots 
cathédrale, chapelle, toutes les cathédrales et cha- 
pelles de l'Europe ; il auroit fallu, au lieu de cela, 
donner les descriptions des églises de chaque pays ; 
par exemple, toutes celles d'Italie, ensuite celles de 
France, ainsi du reste. J'avois suivi un mauvais 
ordre, parce que j'avois fait d'abord, dans les pays 
étrangers, de cet ouvrage un dictionnaire de la Bible; 

* Dont réloqnence fut si persuasive, qu^elle convertit une infinité 
,de jeunes g^s qui n*y étoient allés que pour s^en moquer. L^em- 
pereur, contre toute raison, et àans aucun prétexte, même frivole, 
défendit ces utiles conférences, et le vertueux abbé Frayssinous n'en 
eut qu» plus de célébrité.— ^iVofo de V Auteur,) 

TOMB y. 7 



146 MéUOfASB 

' quand je vis la religion rétaUie enFrance^ je pensai 
qu'au milieu d'un clergé qui se fomioit de nouveau, 
le titre de mon ouvrage avoit quelque chose de 
trop ambitieux pour une femme'; je fis ies Momp* 
niens religieux ; mais, pour profiter des articles tout 
faits sur ces' monumens je conservai cet^formede 
dictionnaire ; j'ai chargé mon éditeur de la changer ; 
ce qu'il fera sûrement dans u6e édition générale. 

Rien ne peut donner une idée de la figure pater* 
nelle de Pie VII, du' calme et de la majesté de son 
maintien, de sa belle représentation dans la grande 
et magnifique galerie de Diane, remplie dé personnes 
des deux sexes les plus distinguées par les talens^ le 
mérite, le rang, et la réputation. Toutes ces figures, 
sans exception, exprimoient la vénération la -plus 
profonde ; je trouvai un tel plaisir à contempler ce 
spectacle imposant et religieux, que lorsqu'en^sortant 
de la galerie, j'allai avec M. deCabre^re-une visite 
au cardinal: de Bayane, il me ftit impossible de parler 
d'autres choses; le cardinal me répondit que cette 
impression âvoit toujours été si: générale, que le 
meilleur observateur n'auroit pu distingueiren^ pré- 
sence du pape, les gens éminemment religieux de 
ceux qui ne l'étoient pas. Il me conta à ce sujét^que 
M. Delalande, l'astronome, étoit venu quelques jours 
auparavant à son audience publique ; que. la laideur 
de ce fameux athée ayant fpappésle< saint^père^ il 



DE MADABiE DB GBNLIS. 147 

avoit demandé son nom^ et qu'aussitôt il s'étoit ap^ 
proche lie M. Delalande et lui aroit dit':^^ Je suis- 
" charmé que {Nir votre seule présence ici vôui^dé-^ 
'^ mentiez d*une manière si authentique^ Fhorrible 
^^ calomnie qui vous attribueiin'Evret si indi^a^. à 
^^ tous égards d'un personnage tel que vous»'' A 
ces motsr M. Delalande tomba aux pieds du souve* 
rain pontife, qui lui donna sa bénédiction. 

Une autre fois le pape aperçut à l'une des extré^ 
mités de la galerie un jeune homme qui affeetoit la 
moquerie la plus indécente. C'étoit la première fois 
qu'il pouvoit remarquer ce maintien insultant ; il se 
dirigea de son côté, et, lorsqu'il fut près de lui : 
^' Jeune homme, lui dit*il, mettez^-vous à genoux, la 
" bénédiction d'un vieillard porte toujours bonheur." 
Le jeune homme, touché jusqu'au fond de l'âme, se 
prosterna et l'on vit couler ses larmes. 

A la fin de cet entretien le cardinal nous congédia, 
parce qu'il alloit se mettre à table avec le pape^ et 
que le dîner étoit servi; il me. demanda si je dé-, 
sircûs passer par la salie à manger^ parée que le 
pape n'y arfiveroit certwiement que dans dix ou 
douze minutés, j'acceptai avec empressement et 
nous passâmes sur-le-champ dans cette salle; je 
m'arrêtai un instant, et en voyant un somptueux 

* Le ÏHeticnnaire des Athées, 

1* 



148 MÉMoiaES 

I 

service, je dis, en souriant, que le pape aimoit sft- 
rement la bonne chère. " Non, madame, reprit le 
cardinal, car il vit toujours en minime. Ce repas est 
pour nous, on ne servira au saint-père que quelques 
légumes à Thuile, dans de petites assiettes; et tels 
sont constamment tous ses repas/' Il ajouta que le 
pape avoit la bonté de rester à table tout le temps du 
dîner, quoique le sien ne durât pas le quart du temps 
.de celui des cardinaux; qu'il ne se levoit jamais de 
table, et qu'il y restoit pour causer avec autant 
d'affabilité que d'agrément. 

Le pape ne vint à Paris que dans l'unique dessein 
de sauver la religion, et il est certain qu'aucun de ses 
prédécesseurs ne fit ime démarche aussi utile à cette 
cause sacrée ; il refusa avec fermeté tous les avanta- 
ges temporels qu'il en auroit pu retirer et qui lui fu- 
rent offerts, il voyagea à ses frais et n'accepta rien 
pour sa dépense durant son séjour à Paris. Le car- 
dinal nous conta même qu'on lui avôit volé en route 
une caisse très-précieuse^ qui contenoit ses plus 
riches et ses plus beaux chapelets. Le saint-père ne 
s'abusa point sur l'effet que produiroit en Europe 
cette marque éclatante d'estime et d'admiration que 
Charlemagne même, bienfaiteur de l'Eglise, n'avoii 
point obtenue. On sait que Pie VII dît publique- 
ment qu'il étoit certain que cet acte solennel exci- 
teroit un grand mécontentement parmi les princes 



DE MADAME DJS GBNLIS. 149 

î»es contemporains. ^^ Mais, ajouta-t-il, J'empêche- 
rai la France de devenir protestante, et mon désinté- 
ressement prouvera que tel est le seul mobile de ma 
cpnduite/' 

Il falloit en effet des vues aussi religieuses, aussi 
profondes de sentimens, aussi pures, pour soutenir 
un vieillard, au milieu des dangers d'une route si 
longue et si fatigante, entreprise et continuée dans la 
saison la plus rigoureuse. Le ciel bénit son courage, 
sa seule présence ranima la foi dans tous les cœurs 
-et rendit respectables aux yeux même des incrédules 
les croyances qui pouvcnent inspirer tant de forcé et 
de grandeur d'âme. 

Je ne perdis pas une occasion pendant le séjour du 
saint-père à Paris, de le voir dans les églises, on seule- 
ment de l'entrevoir passer dans les rues: aussi 
j'éprouvai le désir le plus vif de juger par moi-même 
si son portrait, fait par David, étoit aussi beau et 
aussi ressemblant qu'on le disoit ; je fus charmée de 
ce portrait, mais la reine (fe Naples (depuis reine 
d'Espagne) m'assura que la figure du pape étoit 
«ucore plus belle dans le tableau du couronnement, 
qu'on ne voyoit alors que dans l'atelier de David* 
Je témoignai le regret» de ne pouvoir y aller, parce 
que j'avois fort blâmé, dans mon Précis de Conduite^ 
les actions et les opinions politiques de David, et 
que je supposois, avec vraisemblance, qu'il refuseroit 
de me recevoir. Alors la reine eut la bonté de me 



ïèO . MÊMOIRBS 

dire qu'elle ae chargeoit .de m^ mener, ^eqai eut 
lieu dès le lendemain. David me reçut sans aucune 
rancune ; de mon côté, je louai de bien bon cœur, 
non le tableau entier que Ton peut critiquer â quel- 
ques ég{u?ds, mais la figure du pape, qm est vérita* 
blement .admirable. Quelqu'un disant un Jour à 
David que tout. le monde* tcouvoit avec raison qu'il 
Bxoit ridiculement rajeuni, l'impératrice Josépiûne : 
jdUez^le lui dire, répondit David. 

M.> de Cabre, mon ami, qui étoit intimement 
lié avec le maréchal Bemadotte, et qui laUoit très- 
souvent chez la reine de Naples, lui inspina le désir 
de me contioître ; elle me témoigna tant<de bonté, 
je découvris en Bile tant de vertus, que je m'y attmchaî 
du fond de l'âme. Par une singulaiité qui tenoit à la 
noblesse de ses sentimens^^.de ses manières, elle m'a 
toujours rappelé le souvenir des princesses de l'an- 
cienne cour, elle avoit^ par exemple, tout ie .maintien 
et tDute4a représentation delà dernière .princesse. de 
Conti^ si le ciel l'eût fait inaitre sur un trône, il 
n'auroit pu lui donner une bien&isance plus étendue ; 
cÉstte* grande qualité, qui doit caractériser tous. les 
princes, fut perfectionnée en elle >par la.piété la plus 
sineère^et la plus ennemie de toute ostentation* ■ En 
voici 'lin trait, entre mille autres qu'on pourroit citer. 
Les prêtres de Saint-Sulpice (paroisse du Luxem- 
bourg) remarquèrent que, depuis cinq ou six mois, 
la quêteuse pouih les pauvres de la messe de neuf 



DB MAPAMB PIS GENLIS. ï&l 

heures rapportoit^toua lea jonra^.dans sa bourse^ une 
pièce d'or de q.wrante frftncs ; il étc^t évident que 
cette ci}iarité partoit de la même main, et Toil connut 
bientôt qu'elle venoit d^une dame voilée, placée tou- 
jours auprès du même pjiUer, dans un coin de TÉglise. 
Qn la fit suivrçi, et'l'pn d^ouvrit que cette. personne^ 
si charitable, avec si peu d'éclat, étoit .la reine 
d'JSspàgne, qui .alloit dap%[Cfitte église régulièrement, 
tous lies matins, aans valet de pied, sans aucune suite, 
et, comme on l'à^dît, toujours voiliée. Ceux qui 
avoient découvert c^tte oçagaificence de charité, eu^ 
rent Findiscrétion de la divulguer. X>e ce moment 
la .reine supprima ce. bienfait ^anonyme,. mais les pau- 
.vres^u'y perdirent rien> cette générosité changea seu« 
lement de formeretde lieu. 

Ce fut à peu près vers ce temps que Je pns la 
liberté de recommander à cette princesse une jeune 
p^çsonne que je ne connoissois que par ses malheurs, 
qui étoit df autant plus intéressante, qu'elle jojgndit à 
une jolie' figure une grande jeunesse et la plus déplo- 
rable pauvreté. La reine me donna Fadresse d'un 
de ses aumâniers chargé de la distribution des secours 
qu'elle accordoit aiix infortunés. Cette jeune per* 
sonne, après avoir reçu ce qui lui avoit été destiné, 
vint me voir et me conta qu'arrivée à la porte de la 
maison de l'aumâniér elle n'avoit pu pénétrer chez 
lui qu!au bout de deux heures, parce qu'il y avoit. une 



152 ^ MÉMOIRES 

telle foule dans sa petite cour et sur Tescalier, qu'il 
étoit impossible d'y avancer promptement sans dan- 
ger. Cette jeune personne fut presque aussitôt 
placée dans une communauté, où Ton perfectionna 
ses talens pour le dessin d'ornement et pour la bro- 
derie, et sa pension a toujours été exactement payée. 
J'avois déjà eu l'honneur de recevoir plusieurs fois, 
à l'Arsenal, madame la maréchale Bernadotte (sœur 
de la reine d'Espagne), qui avoit alors tout le charme 
de la plu& jolie figure et les manières les plus agréables. 
Je fufr frappée de l'harmonie qui se trouvoit entre son 
aimable visage, sa conversation et son esprit. Je la 
rencontrai, pour la première fois, chez M. de Cabre, 
qui nous donna à dîner; j'étois placée à côté du 
maréchal qui ressembloit de la manière la plus éton- 
nante à tous les portraits du grand Condé. Sa belle 
tournure^ la noblesse de son ton, sa politesse, secon- 
doient cette glorieuse ressemblance, qu'il coœplétoit 
d'ailleurs par ses grandes qualités guerrières. Je 
crdis avoir déjà conté, qu'en sortant de table je dis 
tout bas à M. de Cabre que le maréchal avoit des 
manières de roi. Je ne croyois pas faire une pro- 
phétie. Il est revenu depuis à Paris, étant prince 
royal de Suède. J'allai lui faire ma cour et je le re* 
trouvai aussi poli, aussi obligeant, qu'avant son im» 
mense fortune. Enfin il s'estimoit assez (et il en 
avoit le droit) pour n'avoir pa& cru nécessaire de 



DB MABàMB db genlis. 153 

changer quelque chose â son extérieur. II n'avdit 
point substitué l'air affitble et protecteur à sa grftce 
naturelle et bienveillante. 

Je pris, à l'Arsenal^ un jour pour recevoir du mondé, 
mais heureusement les routs n'étoient point encore 
introduits en France; je fis une liste qui s'étendit 
t>eaucoup par la suite, parce que plusieurs étrangers y 
furent inscrits ; mais je n'y plaçai d'abord que des 
personnes remarquables par leur esprit, leur caractère 
et leurs talens. 

Mada^nae d'Harville, mon ancienne et fidèle amief, 
madame la baronne de Lascours, dont j'ai déjà fait le 
portrait, que tous ceux qui la connoissent ne trouveront 
certainement pas flatté. M. de Lascours, son mari, 
aussi recommandable par ses nobles sentimens que 
par 6a capacité dans les affaires. Mesdames de 
Châtenay, J'ai déjà souvent, dans mes ouvrages, 
rendu justice au mérite, aux connoissances et aux 
talens de madame Victorine de Châtenay, qui a tou- 
jours fait le bonheur d'une mère aussi tendre que 
vertueuse, et d'un père digne d'être le chef d'une telle 
famille. Madame la princesse de Beaiifremont (depuis 
comtesse de Choiseul), et dont j'ai déjà parlé; à 
laquelle ma famille avoit l'honneur d'être alliée. C'est 
une personne dont l'originalité m'a toujours autant 
frappée que ses vertus et ses talens m'ont paru dignes 
^l'admiration : elle joint, à une extrême vivacité, une 



'## * 



•1Ô4 MÉMOiRES 

raison parfaite. et la plus grande discrétion; elle à 
presque l'air de Tétourderie, et nulle femme au monde 
n'est plus en état de juger sainement et deda&o^r un 
meilleur conseil* On luittrouvpit quelquefois^ dans 
sa première jeunesse^ l'apparence de r la coquetterie ; 
on setronp^poit, elle n'a jamais eu^enyie de plaire que 
par bienveillance ou par sentiment* et eqp^ndaiit sa 
modestie est incomparable^ elle n'a nul/désir de. bril- 
ler : elle en connott les âangers,t^;«iQn<Àme, forte et 
sensible^ en dédaigne la gloire 3 malgré -sa modestie^ 
elle n'est, point himiUe^ parce qu'Selle secoonoltet se 
Juge comme elle jugeroit ^une autre. M adasaè Kéiar- 
nens^ dont l'esprit, la douceur^la: sensibilité et le 
talent d'écrire rendent .le commerce: si agiréobte^et si 
sûr. Madame de Vannoz, rii^ale heureuse de DeUlle, 
relativement au poëme de la Converaaiiimy et dont 
la réputation littéraire n'a pas be&oin de mea^li^s. 
Madame duBrosseron^avec laquelle je.'^fis- coudoîs- 
sance. d'une ipanière agréable et singulière, dont je 
donnerai par la suite des détails 3 madame Roger 
(depuis comtesse de Montholon)^ deux personnes 
remplies d'aménité, qui possédaient toutes Jes.quUités 
aimables qui font le charme . de ia société. M^tdame 
Hainguerloty.que M- de Cabre, à mou arriMée^ft Paris, 
me . fit ^connoître, que je tijQUTai^ ce 1 quv'^e. étoit, 
remplie d'esprit. Sa conversation éicHtaiiissigiquante 
qu'animée; ma liaison fitec eUe a duré.plus&^ors 



^ DE MADAME DE «EN LIS 16^ 

année»; ensuite le .dépérissement de sa santé Ta 
forcée de voyager^ d'aller aux eaux; et jeraientièie- 
ment perdue de vue. Madame Càbarus (depuis 
princesse de Chimay) ; durant mon s^our à Beriin 
ma fille me manda qu'elle aroit contribué à lui sauver 
la vie. Lorsqu'elle voulut bien me prévenir et venir 
me voir, je la reçus avec autant de plaisir que de.re- 
connoissance ; son entretien dans l'intimité, rempli 
d'anecdotes curieuses, qu'elle seule avoit pu recueillir» 
a voit l'intéressante et rare singularité, d'être toujours 
exempt de médisance et de déclamation. Elle est 
peut'^re la personne du monde qui a rendu le plus de 
services, et qui^ par conséquent, a fait le plus d'ingrats. 
Elle ét(Ht encore extrêmement belle et sa beauté 
devoit plaire généralement ; il y avoit de la noblesse 
dans sa taille et dans «on maintien et la plus, agréable 
expression dans son sourire. -Mon amie, madame ^de 
Bon, auteur de la jolie traduction de la JDame dû Imc, 
de Walter Scott, très-passionnée dans son amitié, 
avec d'autant plus de charmes, qu'elle . n'est jamais 
exigeante ; elle est capable d'une généreuse profiiflion 
de soins et d'attenlions, et n'est jamais blessée de. la 
négligence et même de l'oubli, pourvu qu'elle. puiipse 
compter dans les choses essentielles sui^ le.£ond des 
sentimens. Enfin, mesdames deBeltegai^de, que l'on 
peut citer comme des modèles de l'union fraternelle 
et de l'amabjQité.fspirituelle et bienveillante. 

M. Briffimt, fort jeune alors^et quiaoQpnçoit.dé- 



156 MÉMOIRISS 

jà les talens qu'il a montrés depuis ^^ il avoit un si 
bon goût naturel, qu'indépendamment de toute ré-» 
flexion, il étoit blessé du mauves ton qui se trou- 
voit encore ators quelquefois dans la société ; il ai- 
moitles vieilles traditions, il s'attacha d'abord à moi 
pour en recueillir* J'avois un plaisir extrême à lui 
parler de l'ancien temps: il comprenoit tout, sentoit 
tout, il. éeoutoit si bien ! Il avoit besoin de rétro- 
grader, il cherchoit un autre siècle y on trouve dans 
ses vers celui de Louis XIV. 

M. Laborie, aussi obligeant qu^il est spirituel, et 
auquel il ne manqueroit, pour être parfaitement ai^ 
mable, que d'être moins affairé, moins pressé ; on 
croit toujours être sa vingtième visite, car il entre 
essoufflé en s'essuyant le visage ; on est charmé de 
le revoir, à peine est-il assis qu'il regarde à sa mon- 
tre et tressaille : il voit qu'un rendez-vous l'appelle, 
il se lève et disparolt, il ne s'est montré que pour lais- 
ser des regrets. 

M. Pieyre, dont j'ai déjà tant parl^ et avec tant de 
plaisir» M. Millevoye, jeune poëte, dont la figure, 
les verset le caractère sont également aimables. f 

• II vient dé donner,^ aa mois de mai de cette année 1895,. un. di»- 
Iog»ae channant, dans lequel Tun des interlocuteurs supposés, M. de 
Fontanes (qui n'existe plus) s'exprime comme il auyoit pu écrire. Je 
reviendrai, avec détail, à la fin de cet ou¥ra£^,ii ir ce dialogue si 
digne d'être cité. — Çtfote de V Auteur ) 

^ 11 a fait des vers cbarmans pour mA QuhrkMde ; je ne les cite 
p<^t ici, parée que jie ne veux rien extvaire de cepetH ouvrage ma- 



DIfi MADAME D£ GENLIS. 157 

M. de Charbonnières^ ami fidèle et sûr, qui, comme 
poëte, jouiroit d'une grande réputation, s'il eût 
mieux choisi ses sujets. * M. Descheniy, disci- 
pie passionné de J.-J. Rousseau et philosophiste 
outré, et qui me plàisoit beaucoup, parce qu'il avoît 
de Fumage du monde, de l'amabilité, et qu'il n'afii- 
choit ses principes et ses opinions que dans ses 
écrits y il avoit d'ailleurs un goût très- vrai pour les 
beaux-arts et il offiroit le singulier phénomène d'un 
homme de soixante-douze ans ayant encore une très- 
belle voix et chantant avec la meilleure méthode.f 

M. de Cabre, mon ancien ami, qui, sans ^avoir été 
engagé dans les ordres, étoit (Abé avant la révolu- 
tion. Ce fut lui qui alors dans une société, où quel- 
qu'un lui demandoit de faire le portrait d'une femme 
attrayante par ses grâces, et même par ses défauts, 
fit sur-le-champ cet impromptu : 

Pourquoi me demander ce que c'est qu'une femme, 

A mot dont le destin est d'ig^norer Pamour ! 

]>e Tayeugle affligé vous déchirerez l*àroe, 

Si vous lui demandez ce que c'est qu'un beau jour !■ 

M. <le Coriolis, que j'aimerois, quand je ne con- 
noitrois de lui que sa Messe de Minuit, Tune des 
plus diarmantes pièces fugitives en vers que l'on 

iiuscrit. Ce jeune poète intéressant est mort depuis! — {Noie de 

TAvieur,) 

• Ceci fut écrit peu d'aiméclB avant sa mort. 

t U mourut âgé de plas de quatre-vingts ans. 



158 m£hota£8 

eût .faites depuis longriempa, qciaîs qui d^ailieur^ par 
l'égalité de son .caractère^ l'agrément de sa conver^ 
sation^ et ses vertus, réunit tant de moyens de jdaire 
et de droits à Festime générale. 

M. de Courcl^amp, qu^ou n'a jamais pu accuser 
de pédanterie et de prétentions dans la société^ quoi- 
qu'il ait, et depuis ita.plus tendre jeunesse, une éton- 
nante instructian, et une foule -de talens agréables ; 
ce qui seul est un éloge de la vie entière d'un homme 
du monde ou d'un savant, car il est impossible d'a- 
voir fûtime telle lecture et d'acquérir des jcqnnois- 
sanees si variées et ai approfondies,,S9fis avoir une 
grande suite dans le caractère, le goût de l'ordre et 
la passion de l'étude. Jamais ,les intrîgans et les 
ambitieux n'obtiendront cet heurem; résultat de l'em- 
ploi de leur temps. D'ailleurs M. de Courchamp réu- 
nit à l'invariabilité .deS] meilleurs principes religieux 
et politiques l'esprit le plus juste et le plus piquant 
et une parfaite boAté.jde; ç^eur. 

M. de Tréneuil, dont ks^ beaux v^prs ont été la plus 
noble expiation des vers d'un autre poète.* 

• M. Lebran, daos son ode iortitiilée Paitiêtique, Voici Ia«trophe 
exécrable qui provoqua les pMâmatioaft des ^mlieç roya1es.de Sjaint- 
.P^qis': 

Purgeons le sol des patriotes 

• I^ardesrois.eneoreinâsté. v 

La terre de la liberté . , 

Rejette les os des despotes. 

De ces monstres'àiTÎmsés, 



DK MADAME D£ GBNLTS. 159 

Je vis d'abord chez Taimable et yeftueuge reine 
d'Espagne M. Deapréa ; ' il eatimposaible de le ren-^ 
contrer -sans désirer le connoitre^ et il eat affligeant 
d'en être oublié^ quand on Ta eonnu. 

M. Radet, auquel Je doisde lareconnoisBance pour 
aroir embelli plusieurs de mea nouvelles qu'il a mi- 
ses au théâtre avec le plus grand succès. 

M. Dussault^ qu'on pouvoit louer sur trois choses 
qui ne sont pas communes dai^s œ siècle: il fut jour- 
nafiste impartial^ bon écrivain^ et ami fidèle dans 
tous* les temps.* 

La belle collection des portraits historiques- possé^ 
dés par M. Crawfurd mefit faire connoissance avec 

Que toas les cercueils soient brisés ! 
Que leur mémoire soit flétrie ! 
Et qu^avec leurs mânes errant, 
Sortent du sein de la patrie 
. Les cadavre» de ces tjrrans ! 

Cette «ipophe {dit M. de Tréseail, ^laiis ses-aotes du^ beaa poâme 
întHulé» Xer Tombeau» dt Saini'^DeKtU)^ ea ce qu'elle n>^ilrage du 
moins que les rois dans leurs cercueils, est une dçs' plus hufiuiinet de 
Tode dite PeUrioiique . , . .Si la poésie ne vit et ne doit vivre que de 
religion, d^affections pathétiques et tendres, de sentimens nobles et 
▼erfueux, Pauteor de» odes PaârMiqueê a teniblement méconnu la 
■|9$ifl(teté de soiL ministère. 

Ajoutons que M. Lebrun» malgré son enthousiasme philosophique 
et républicain, 8*est fort bien accommodé du gouvernement impérial, 
et qu^il en fut grand admirateur.— ^2Vb#e de V Auteur). 

* Les lettre* et,. ran|itié./.«iei|neiit de le perdre, i^ao^-cette-'aBnée 



160 MÉMOIRES 

lui; on ne peut iden voir dans ce genre de plus cu- 
rieux, et de plus intéressant ; M. Crawfurd en étoit 
un digne appréciateur, ce qui ne se rencontre pas 
toujours dans les amateurs de tableaux ; il eut la ga- 
lanterie magnifique^ comme je l'ai déjà dit; de me 
faire présent d'un très-beau portrait de grandeur na* 
turelle de madame de Maintenon ; mais un portrait 
qui^ dans cette riche collection, efiaçoit tous les 
autres par le dessin, le coloris, l'expression, la compo- 
sition, et l'importance du personnage, c'étpit celui 
de Bossuet. Quand on n'auroit jamais vu d'iestampes 
de l'auteur des Oraisons Funèbres^ de tant d'admira- 
bles sermons j des f^r/ariww,etc,U suffiroit d'avoir lu 
ces ouvrages et de jeter les yeux sur cette peinture 
pour l'y reconnoître et pour s'écrier : Voilà le grand 
Bossuet !. . Je n'ai rien vu qui m'ait autant frappée*. 
Je voyoïs aussi deux hommes du mondé aussi re- 
marquables par leurs talens, la douceur de leur com- 
merce que par leur distraction, MM. de Sabran et de 
Laborde. J'ai déjà cité de M. de Sabran la réponse 
remplie de grâce et de finesse qu'il me fit un jour où 
jeluiparlois de sa distraction. Au reste, ces deux per- 
sonnes qui n'écoutent guère que par hasard ont tant 
de charme dans l'esprit et dans le caractère, que leur 
distraction n'a jamais rien de désobligeant, elle n'ins- 
pire que le désir de fixer sur soi leur attention; 41s n'ont 

^' 

* M. Crawfurd n'existe plus. J*ignore ce qu'est devenu Pinconr- 
perable portrait dont je viens de parler*— (iVofo êeV Auteur). 



JDE MADAME DB GBNLIS. 161 

pas besoin d'à-propos pour plaire. Les gens distraits 
ont en général un naturel et une franchise qui leur 
donnent, lorsqu'ils ont de l'esprit, la plus aimable 
originalité* ; on pardonne leurs imprudences, on est 
si flatté de leur suffrage ! il n'y a pour eux ni prépa- 
rations flatteuses, ni complimens étudiés ; ils se- 
roient de mauvais courtisans, ils sontd'excellens amis. 
Parmi les gens du monde je rassemblois encore, le 
samedi, les hommes les plus distingués de la so- 
ciété, entre autres, MM. de Lascoursf; d'Ëstour* 

* Voici un trait comiqae et nouveau (et du genre rêveur) des dis., 
tractions de M. de Laborde : il étoitinyitéà une cérémonie nuptiale ; 
arrivé à Tég^lis^ il se plaça en face du g^nd autel, vis-à-vis des non- 
veaux mariés, et au moment 6ù ils prononçoient le serment irrévocable, 
il se pencba vers son voisin et lui dit : Irez^wAU jusqu'au cime- 
Hère / .... II croyoit assister à un enterrement ! 

M. de Laborde, passionné pour tous les arts, véritablement con- 
noisseur en musique 3 enthousiaste du talent incomparable de Casimir 
Baecker, mon élève, il fit une dissertation aussi lumineuse que 
savante sur les découvertes extraordinaires et sur les effets éton- 
nans produits sur la harpe, par Casimir, et que lui seul, jusquMci, 
peut exécuter. Dans cet écrit, qui fut imprimé et qui a été traduit 
e(i angolais, M; de Laborde explique parfaitement, par ces découvertes 
et ces effets, plusieurs passages des livres anciens, grecs, sur la lyre 
antique qui jusqu^alors a voient paru absolument inexplicables.^JVbfé 
de r Auteur,) 

t J*ai d^à parlé, dans mes PrUormierSy des actions bienfaisantes 
que M. de Lascours a faites à Auch, dont il étoit préfet, et où il a 
^ laissé, en quittant cette préfecture, des regrets si unanimes et si bien 
fondés. Bon, loyal, religieux et rempli de capacité, il a, dans tous 
]es temps, mérité Testime de tons ceux qui ont eu des rapports 
avec lui.— Y^'''^ ^ V Auteur J 



162 MÉMOIILBS 

nfiUe^ ; Cfirionde Nisas^sicouhuparsontalentdmmali- 
que; de Choiseul^ auteur du premier et du meUleur 
vojcagc pittoresquef ; nulle conversation ne letraçoit 
mieux que ceUeide M. de. Choiseul le^bou temps de. la 
société fisuipaise : on n'a jamais conté avec plus de ^ 
grâce^ on n'a jamais eu des manières plus nobkts et 
phisî^éables y on peut lui donner justement des 
éloges plus aôUdesam* sa loyauté et sur d'excellens 
principes qu'il n'a jamais démentis, soit en France> 
soit jdans les pays étrangers. 

Le cardinal Maury;]:, dont les talens comme ora- 
teur ont tant d'éclat, et dont l'entretien, semé d'anec- 
dotes piquAUt^, a tant de cbs^rmes. 

Mv'de Sennov^*t, l'homme. du monde qvd possède 
Finstruction^a |dus variée, etl*un de ceux qui causent 

* Qui joint aux agrémens d*un homme du monde une grande 
capacité dans les afiàîres, et le talent de la poésie. 

f Les dessins de ce voyage sont aussi beaux que ce g^nd ouvrage 
est bien écrit. 

} Il disoit beaucoup de bons mots et il avoit souvent des réparties 
très-saillantes, faites de premier mouvement ; en voici une qui eut le 
plus grand succès de ce genre, celui d*être universellement citée : un 
jour, en présence de Napoléon et d*un grand nombre de courtisans, il 
eut une discussion très-vive avec M. de ••**, qui finit par lui dire 
grossièrement :—<< On sait, monsieur le cardinal, que, dans votre 
pensée, vous vous élevez au-dessus de tout le monde."»-^* Non, mon- 
iieuTy répondit le cardinal, je suis sans orgueil, quasL^ je me juge ; 
maisj^avouè que j^en ai quelquefois, quand je me comparé à de cer- 
tunes gens.*' Le cardinal est mort à Rome en 1821. — {JSoieê de 
i^Auteur.) 



DE MADAMB DE GBNLIS. 163 

le mieux: sur les arts^ la littérature^ la politique^ et les 
petits intérêts de société ^, 

M, Marigné^ qui fait des vers si charmans^ qu'on 
ne peut s*empécher de. regretter que sa muse, ren-r 
fermée dans le cercle étroit d'une société particulière^ 
ait consacré tous ses chants à l'amitié. 

Et enfin M. Denon. Son beau cabinet de curio- 
sites attire chez lui tous les amateurs de ce genre, et 
l'accueil aimable, l'entretien du possesseur, sont un 
moyen plus sûr encore de les rappelerf • 

D'après cette nomenclature, il eût été bien simple 
que l'on eût. donné à ces réunions (qui ont duré neuf 
ans) le titre de Bureaux tT E^mt, et c'est ce qu'on 
n'ajamais fait, ni pendant que j'étoisàBelle-rChasse, 
où je receY(»s de même, tous les samedis, des gens - 
de lettres, des jsavans, et les personnages de la 
société de cette époque les plus distingués par leur 
esprit. 

* M. de SeBQovert a été depuis s^établir à Pé(e»bourg, où eon 
mérite et le discernement supérieur de Temperear de Russie lui ont 
procuré d^honorables emplois, quUl a exercés pendant un assez grand 
nombre d^années. Sa santé Ta forcé dernièrement de revenir en 



•f M. Denon ?lent de mourir dans le cours de cette année 1825^ 
I^es collections de eoa cabinet étoient toutes également intéressantes 
dans leur espèce, et particulièrement celle de yieux laques, les plus 
beatfz qu^on ait jamais vus, et celle des ouvrages faits par des sauva- 
ges 3 cette dernière ne pouvoit être riche, mais elle est complète et 
«barmante^iVo^etf de V Auteur,) 



464 MÉMOIRES 

Je crois qu*en général, lorsque la personne qui fait 
les honneurs d'un cercle n'a nulle espèce de pédan- 
terie, on n'ose en montrer devant elle ; cependant on 
appeloit les assemblées de madame du DefFant des 
Bureaux d'EspHt, quoique la conversation en fût 
aussi aimable que variée ; et d'ailleurs madame du 
Deffant étoit ausài naturelle que je puis l'être, et elle 
étoit certainenient beaucoup plus aimable. 

M. de Talleyrand venoit aussi assez souvent me 
voir à l'Arsenal, mais pour mieux jouir du charme de 
sa conversation, je le recevois toujours seul ; il y a 
naturellement dans son maintien et dans toute sa 
personne quelque chose de froid et d'insouciant qui 
3. blessé plus d'une fois les gens qui le connoisseht 
peu. On pardonne difficilement la sécheresse aux 
personnes dont la réputation de mérite et d'esprit 
font désirer le suffrage. Mais cette apparente indo- 
lence de M. de Talleyrand donne tant de prix aux 
marques particulières de son Intérêt et de son 
amitié !.".. Un signe d'approbation^ un sourire bien- 
veillant, un air attentif, attendri, sont en lui de véri- 
tables séductions. Ses détracteurs sont forcés de re- 
connoître la supériorité de son esprit ; de cet esprit 
si flexible, qui, sans effort et sans pédanterie, peut 
dans les grandes occasions se manifester avec éclat, 
et qui (Jans le commerce intime peut aussi égayer la 
conversation par des épigrammes, ou se prêter avec 
une grâce inimitable au badinage le plus frivole. Ses 



DE MADAME DB GENLIS. 165 

ennemis n'ont pas rendu justice à la bonté de son 
cœur, bonté dont j'ai moi*même, durant l'émigration 
éprouvé les effets comme je l'ai déjà conté dans ces 
Mémoires. M. ^de Talleyrand n'a jamais mis de 
pompe jHt d'emphase dans les services qu'il a rendus. 
En général, ses bonnes actions sont faites avec tant 
de simplicité qu'il en perd facilement le souvenir, à 
moins qu'on ne les lui rappelle^ 

J'avois joui d'une si grande tranquillité à Berlin, 
j'avois tant admiré la douceur et l'équité du gouverne- 
ment de ce pays, que je désirois depuis long-temps 
rendre un hommage à son souverain ; mais je voulois 
que ce tribut de reconnoissauce fût désintéressé. 
Plusieurs personnes de mes amis, à Berlin, m'avoient 
conseillé de dédier au roi un ouvrage, je leur répondis 
que je n'y manquerois pas, quand je ne serois plus 
sous sa puissance. J'imaginai donc à l'Arsenal 
d'écrire la Fie de Henri le Grand et d'en offrir la 
dédicace au roi de Prusse. J'écrivis à Berlin pour 
obtenir cette permission^ qui me fut accordée de la 
manière la plus flatteuse, dans une lettre pleine de 
bonté. Alors j'assemblai tous les matériaux de cette 
histoire^ mais ensuite j'appris avec certitude que je 
n'aurois pas la permission de la publier en France. 
Je l'écrivis depuis à la première restauration ; mais, 
comme les Prussiens étoient entrés en vainqueurs à 
Paris, je ne la dédiai point au roi de Prusse. Pour 
m'en dispenser et en disant une cho^e parfaitement 



166 MÉMOIRES 

vraie, j'eus Thonneur d'écrire à ce prince ^ue^lora* 
que j'avois sollicité la permission de lui rendre cet 
kommage, je n'avois pas réfléchi que jes^oisoUigée 
de parler des calvinistes d'une manièrequi pourvoit 
lui déplaire, et que par cette raison, lui oÏÏrir un tel 
ouvrage seroit un manque de respect. 

Cette histoire étoit tout-à-fait imprimée, . quand 
Louis XVIII fut obligé de quitter la France, je lui en 
fis présenter un exemplaire la veille de son départ^ et 
l'ouvrage fut mis en vente deux jours avant l'entrée 
de Bonaparte à Paris. On m'avoit proposé d'y met- 
tre des cartons ; je Tavois écrit sans le projet de faire 
des allusions, mais naturellement il s'en trouva par 
les faits un grand nombre de très-oflensantes pour 
Bonaparte ; j'eus le courage de donner cette histoire 
sans aucun changement; elle ne pouvoit paroitre 
dans un «moment plus désavantageux à sou débit, 
cependant l'édition s'écoula promptement; on en fit 
une seconde au bout de deux mois. Très-peu de 
journalistes osèrent en rendre compte, et dans la 
crainte de déplaire à Bon;aparte, aucun n'eut le 
courage d'en parler avec détail, et je l'ose dire, avec 
l'approbation que méritoit l'ouvrage ;- cependant 
tous convinrent que e'est la seule histoire • conplèfe 
de Henri IV^ et que tous les portraits qui s'y trouvent 
sont bien faits. Madame de Staël, dans son dernier 
ouvrage posthume, en parlant de Henri IV, s'est 
servie du portrait que j'ai tracé de ce prince; elle 



0£ MADABf B DK GENLIS. 167 

dit que Henri fut de tous nod rois le plus Français ; 
les joumi^gtes^ en parlant de ce trait^ l'ont cité 
comme sublime ; il est pris de mon . ouvrage^ et l'on 
n'en a^oit point parlé^ quand mon Henri IV parut. 
Tel est l'esprit de parti*. 

J'écri\4s dans ce temps {à l'Arsenal) les Mémoires 
de Dm^eaUn Je fis cette lecture immense sur un 
manuscrit in-quarto en quarante et tant de volumes, 

• Les rédacteurs d'alors dn Journal des Débats^ et qui depuis 
ont changé, chargèrent M. Hoffnlann de reidre compte de cet ou- 
trage ; ce qalliit arec tonte la malveillance qu'on lui connoissoit pour 
mdi, et une ignorance quMl étoit impossible de prévoir dans un 
homme qui prend le titre delittérateur (titre quUl a mérité-d'atlleurs) ; 
par exemple, il confond dans son extrait une conférence tbéolog^que 
avec une bataille ; il se récrie sur ma maladresse dMnsister ^ur un 
tntit qui représenté mon- héros comme le plus ingrat des hommes, 
lorsque Henri écrit au duc d*Ëpenion pour lui témoigner sa joie d» 
Védaiante victoire remportée par révique d*Evreux contre les cal- 
xdniêtee entièrement défaits et vaincus ; et M. Hoffmann déclame 
sentimentalement contre la joie barbare de Henri. De quoi se ré- 
jonît Henri IV ? dit-il, de sang répandu^ de la défaite de ces calvi- 
nistes qui Tout- mis sur le trdne. QneUe ingpratitude ! Quelle hor- 
reur ! . . . . Ainsi, M^ Hoffmann croyoit que, sous le règne du plus 
belliqueux de nos rois, un évêque avoit commandé nos armées! 
ainsi, il faisoit d'un des triomphes de là religion et d'une discussion 
théologique^ un combâtt sanglant, et d*un évêque un généj*a] d'ar- 
mée^ . versant des €ots. de sang !..... Voilà > une étrange ' manière 
de lire et de Jugr^r ! . . . . Nul Journal ne voulant recevoir ma récla- 
mation sur cette inconcevable distraction, je la plaçai^ deux mois 
i^rès, dans la préface de la deuxième édition de Henri IV, et avec 
le plus grand détail, citantiittéralement l'article de M. Hoffinann, et 
le numéro du journal. Il n'y avoit rien àrépondise à cela M. Hoif- 
mapn garda le silence. — {Note de V Auteur.) 



168 MÉMOIRES 

copié d'après l'original in-foUo, qui est dans la 
maison de Luyne». Cette copie d'une belle écriture 
est aussi authentique que l'original ; elle est verba- 
lisée y et fut faite avec une exactitude minutieuse ; ce- 
pendant je voulus en confronter une partie, et 
madame la duchesse de Luynes eut la bonté de me 
prêter tout son manuscrit, tous les Jours, pendant 
sept ou huit mois ; à l'aide de deux ou trois amis, je 
m'amusai, à eil confronter quelque chose, et nous 
trouvâmes que Texactitude en étoit véritablement 
scrupuleuse ; il y avoit aussi une copie in-folio à la 
Bibliothèque du Roi, j'ai mieux aimé travailler sur 
celle de l'Arsenal, à cause de la beauté de l'écriture 
et de la commodité.du format. Comme la bibliothè- 
que Be l'Arsenal appartenoit à l'empereur, j'obtins de 
lui la permission de marquer à la marge, par des 
barres sur l'exemplaire, les passages que je voulois 
extraire, et que je faisois copier à mesure ; ensuite 
sur cette copie j'ajoutai mes notes. Cet abrégé 
est certainement l'ouvrage qui fait le mieux connoi- 
tre la grandeur et" la bonté de Louis XIV, et les 
mœurs du beau siècle où il a vécu 5 mais il falloit 
la patience dont je suis capable, pour entreprendre 
la lecture de ce prodigieux ouvrage ) il falloit avoir 
lu tous les mémoires connus du temps pour en faire 
un bon extrait, afin de ne pas tomber dans des répé- 
titions fastidieuses ; il falloit encore, pour y joindre 
des notes utiles, avoir vécu à la cour et dana le 



DE MADAME DR 6BNUS. 169 

grand monde, et connoltre toutes les traditions de ce 
règne et de celui de la régence. Je crois avoir rendu 
un important service à la littérature par ce prodigieux 
travail, qui, comme on le verra par la suite, a été 
double pour moi. J'ai mis neuf mois à lire cet ou- 
vrage, que je lisois constamment tous les soirs depuis 
onze heures jusqu'à trois ou quatre heures du matins 
Ce travail fini, la permission de l'imprimer, sur 
laquelle j'avois dû compter, me fut positivement re- 
fusée. Je donnai mon muiuscrit à l'empereur en 
l'assurant que je n^en gardois aucune espèce de copie, 
ce qui étoit parfaitement vrai. 

Quelques jours après je reçus de M. de Lavalette 
une lettre conçue en ces termes : 

" Sa Majesté m'ordonne, madame, de vous préve- 
nir qu'élle-accepte Toflre que vous lui faites des mé- 
moires manuscrits du marquis de Dangeau; elle 
désire que je les lui envoie à Boulogne. Je vous 
prie, madame, de vouloir bien me les adresser promp- 
tement, pour que je les envoie à l'empereur*. - 

" J^ai reçu aussi l'ordre de vous annoncer que Sa 
Majesté vous accorde une pension de six mille 
francs sur sa cassettef . Je suis chargé de vous la 
payer par douzièmes. Je vous prie, madame, de 

* J*ai conservé Torig^nal de cette lettre, ainsi que d*an très-g^raiid 
nombre de lettres itdérùsanteê que j*ai reçues depuis que je suis en 
France, et que je ne citerai pas dans ces Mémoires pour ne pas les 

rendre trop Tolumineux.' 

♦ 

f Le maxtiniiiii des pensions des gens de lettres étoit de quatre 
' mille francs. — {Noie9 de t Auteur J 

TOMB V. 8 



]70 MÉMOIEES 

vouloir bien Aie faire cônnoitre comment je pourrai 
effectuer ce paiement. 

^^ Je me trouve heureux^ madame^ d'être, dans' 
cette circonstance^ Torgane des volontés de l'empe- 
reur, et Je désire bien vivement qu'elle me procure 
quelquefois l'occasion de vous présenter l'hommage 
du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être^ 

etc.. " La VALETTE." 

Je regardois déjà l'emp^eur comme mon bien- 
"■ faiteur, par les offres généreuses qu'il m'avoit fait 
faire par M. de Rémusat, offres que j'avois refusées; 
et que je devois à l'amitié de M. Fiévée. En voyant 
que je ne pouvois faire imprimer les Mémoires de 
Dangeau^ je saisis un moyen de prouver ma recon- 
noissance à l'empereur, en les lui offrant* Ainsi, 
je fia ce don avec plaisir, puisqu'il m'acquittoit de la 
pension que j'allois recevoir. ' L'empereur fit le 
plus grand cas de ces Mémoires ; je sus par M. de 
Talleyrand, qu'il les lisoit avec un extrême plaisir ; 
M. de Talleyrand me donna l'espérance qu'il en- 
gageroit l'empereur à les faire imprimer; il y a fait ce 
qu'il a pu, mais inutilement* Ayant marqué à la 
marge du grand manuscrit in-4o., par des l'aies, tous 
les passages que j'avois extraits de l'ouvrage sur 
lequel j'avois travaillé, j'écrivis à Tempereur que si 
ce manuscrit restoit à Ia1>ibliothéque publique de 
l'Arsenal où l'on pou voit copier tout ce qu'on lisoit, 
on né nianqueroit pas de s'approprier mon extrait, 
et de le faire imprimer dans les pays étrangers, si on 



I>£ MADAME DB 6RNLIS. 171 

ne pouvoit le publier en France. Cette réflexion 
frappa l'empereur^ qui sur-le-champ fit demander cet 
ouvrage à M. Ameilhon, et le mit dans sa bibliothè- 
que particulière. 

Pour faire connaître ces importans mémoires^ je 
vais citer ici une petite partie de la préface qui les 
précède. 

^^ Si la candeur^ la bonne foi^ l'impartialité, la 
pejnture la plus naïve et la plus fidèle des mœurs 
d'une cour brillante et célèbre, suffisent pour ren- 
dre attachante la lecture d'un ouvrage historique, il 
n'est point de mémoires plus intéressans que les 
Mémoires de Dangeau. Ils ont encore l'avantage 
inappréciable d'offirir le portrait le plus ressemblant 
et le moins suspect de flatterie que nous ayons, de 
l'un de nos plus grands rois. Le marquis de Dan- 
geau, qui écrivit ce journal pendant un si grand nom- 
bre- d'années avec une régularité si constante, n'en 
montra jamais une seule ligne, non-seùlement à 
Louis XIV, mais à madame de Maintenon, son 
amie. On voit, par les lettres de cette dernière, qu'il 
refuàa toujours de le lui communiquer tant qu'elle 
fut à la cour, et qu'elle le lut pour la première fois 
après la mort duroi, dans sa retraite de Saint-Cyr. 
On ne sauroit trop admirer la délicatesse d'un sujet, 
d'un courtisan qui craignoit de ternir la pureté de 
ses récits et d'afibiblir l'autorité de ses éloges en les 
mettant sous les yeux de son souverain. Madame 
de Maintenon, dansseslettres à madame de Dangeau, 

8* 



Il 
/ 



ce 
ce 



172 MÉMOIRES 

fait souvent l'éloge de la véracité de ce journal, et 
de la parfaite exactitude de tous les détails qu'il con- 
tient. ^^ Je lis avec plaisir (écrivoit-elle à madame 
" de Dangeau) les Mémoires de M, de Dangeau ; j*y 
'^ apprends bien des choses àxmX. j'ai été témoin, 
." mais que j*avois oubliées. (4 juin 1716r)" Dans 
une autre lettre elle dit : '^ Les Mémoires de M, 
" de Dangeau m'amusent très-agréablement. ..j'ai 
" toutlu; vous entendez ce que cela veut dire*. (19 
" juin.)'- "J'attends avec impatience la suite des Më- 
" moires, qui m'amusent si fort, que je lis trop vite. 
" (21 juiljet.)". " Je voudrois savoir jusqu*où M. 
de Dangeau conduit ses Mémoires, afin de les 
ménager plus ou moins, car c'est le seul amuse* 
ment que j'aie. (20 février VJYJ,)'' Ces passages 
suffisent pour faire connoltre l'opinion de madame 
de' Maintenon : on en pourroit citer beaucoup d'au- 
tres, qui tous expriment la même approbationf. 

• Cela signifie qu^elle passoit les longues nomenclatures des per- 
sonnes qui suivoient le roi dans ses voyages, le détail des promotims 
de grades militaires et des ordres du Saint-Esprit, de Saint-Lazare, 
etc.} et une infinité de choses de ce genre qui tiennent une place pro- 
digieuse dans ces Mémoires. — ("Note de V Auteur J 

•f Cette seule approbation doit placer cet ouvrage au premier rang 
des mémoires les plus intéressans de cette grande époque de notre 
histoire. Madame de Maintenon avoit toiyours été le témoin le 
plus éclairé et la confidente la plus intime , de tons les faits et de 
tous les événemens retracés dans ces Mémoires : lorsqu'elle fait 
réloge de Pexactitude^de ces récits, on ne peut révpqner en doute 
leur scrupuleuse fidélité, l^autres juges encore, dont le sufirag^ 



' D£ MADitMB D£ GSNUS. 173 

Madame de Maiatenon devoit en effet aimer ce jour* 
nal 3 auemi ouvrage ne représente Louis XIV sous 
dès traits à la fois si touchans et si nobles : on voit 
dans ce Journal que le charme de ses manières et de 
son langage venoit de sa bonté. La grâce dans les 
princes n'est point, un avantage frivole ; cette recher- 
che de politesse n'est dans les particuliers que le désir 
de plaire ; niais^ dans led souverains^ elle est à la fois 
Tanhonce d'un caractère aimable, d'une âme sensible^ 
et la preuve de leur estime y par un heureux privilège, 
elle honore autant qu'elle charme. Louis XIV n'a 
jamais accordé une grâce sans y joindre un mot flat- 
teur qui en doul^loitle prix) on répétoit ce mot avec 
délice dans sa famille, il y devenoit une tradition 
glorieuse ; presque toujours ses refus étoient fidts 

e t d'an grand'poids» ont aussi montré la plus grande estime pour 
ce Journal» entre autres, Tabbé de Choisi, le président Hénault, M. 
de JA Baumelle, etc. M. de Voltaire est le seul écrivain qui ait 
parlé ayec mépris des Mémoires de Dangeau. On trouvera d^s 
ces Mémoires mêmes la raison de cette injustice 3 on y verra, dans 
les années 1719 et 1720 (ces Mémoires furent continués après la 
mort de Louis XIV), le marquis de Dangeau blâmer les fmpru . 
denceê et les eêtàU satiriques du petit Arouet, M. de Voltaire, 
comme on sait, ne s'est jamais engagé dans de longues lectures^ 
il n*en a jamais eu le temps. Il aura- parcouru très-superfieiel- 
lement quelques volumes de cet ouvrage ; il aura cherché surtout 
les années où Tauteur pouvoit parler de lui : ces articles, dont 
rimprobation fW)ide et laconique nVst adoucie par aucun éloge, 
auront blessé son amour.propre; et, suivant sa coutume, dans ce cas, 
il a décidé que Touvrage est déte8table.p->(2Vo/e de V Auteur, J - 



174 MÉMOIRES 

avec tant d'yards et de délicatesse, qu'on les rece- 
voit avec reconnoissance. Que pourroit faire de 
mieux la poKtique la plus habile î Mais la politique 
ne donne qu'une fausse àflFabilité qui ne séduit-per- 
s5nne; il est un langage' qu'elle ignorera toujours, 
elle ne saura jamais parler au cœur. Sans doute 
Louis XIV eut des- défauts -, quel homme, n'en a pas î 
On peut lui reprocher quelques torts, . • ,11 ne ré- 
prima point assez la fureur du gros jeu à sa cour et 
à la ville, du moins il s'occupa trop tard de ce de- 
voir. Sa magnificence dégénéra quelquefois en 
prodigalité; il donna trop de dîamans et de bijoux 
aux personnes de sa cour ; mais ses défauts même 
eurent de la noblesse et de l'élévation ; sa tendresse, 
poussée trop loin pour ses enfans naturels, n'altéra 
jamais son affection pour ses enfans légitimes ; il fut 
pour tous . le meilleur et le plus tendre des pères*. 

* C'est une étraoge contradiction morale et relig^ieuse,-que le 
crime d'un particulier imprime à son enfant adultérin une tache 
ineâaçable, tandis que dans celui qui doit donner l'exemple à tous^ 
dans un souverain, ce même crime, publiquement reconnu, donne à ■ 
l'enfant, objet du plus éclatant scandale, un titre d'honneur et le 
plus haut rang dans la société. Il est facile de deviner pourquoi 
cette remarque n'a jamais été faite. On doit regarder comme un 
véritable malheur public qu'une seule vérité morale soit forcée de 
rester captive ou voilée, et c'est un grand bonheur et un prodige 
dans ce siècle que l'existence d'une cour assez pure pour que l'on 
puisse blâmer librement tout ce que la religion et la raison condam- 
nent.— (iVo^e de r Auteur.) 



DE MADAMB DE GENLIS. IJâ 

Ou lui a reproché des défauts qu'il n'eut jamais, de 
la morgue, une hauteur arrogante, un orgueil ex- 
cessif, une basse envie de la vie de Henri IV. Cette 
dernière imputation est bien formellement démentie 
dans les Mémoires du comte cCJEstrade^y ambassa- 
deur de France en Angleterre ; on trouve dans ces 
Mémoires une lettre admirable de Louis XIV, qui 
contient le plus bel éloge de Henri IV, et dans la- 
xjueUe, p^r une modeste et noble exagération, Louis 
reconnoit qu'il doit à ce héros tout ce que sa couron- 
ne et la France ont de grand etde glorieux\. Louis 
XIV avoit en public une majesté imposante, mais 
' qui fut toujours tempérée par la grâce et la douceur, 
et jamais souverain ne fut plus aimable au sein de sa 
famille et dans sa société intime. Sa vieillesse 
n'eut rien de triste et d'austère, son indulgence ne se 

« 

*■ Les mémoires da comte d^Estrade ont été souvent imprimés sous 
le titre de Négociattonêy la dernière fois à Londres, en dix- sept 
volumes in- 12. Le recueil complet des lettres et des mémoires du 
-comte d*£strade forme vingt-deux volumes in-folio. Il fut â la fois 
bon général, diplomate habile, se distingua dans ses négociations 
avec la cour de Londres, à la conclusion du traité de Breda, et aux 
conférences de Nimègue. Il s^étoit élevé, dans Tarmée, à la dignité 
de maréchal de France, et dans Tadministration il avoit été nommé 
viccroi de TAmérique. Né en 1607, mort en 1686.— Y'^Vbfe de 
VEdHeur.J 

• Je m^enorgueillis d^être le premier écrivain qui ait cité cette 
belle lettre comme une justification complète de Louis XIV ; j*en ai 
parlÀ pour la première fois dans les notes de la Duchesse de La 
VaUikf et de Modam» de Maiwieium.—fXote de r Auteur J 



176 



MEMOIRES 



démentit jaoïaia pour ses enfans^ pour les princesse 
son sangy pour ceux qu'il honoroit de son amitié et 
pour ses domestiques. Aucun roi n'a été plus véri- 
tablement paternel que Louis XIV. Il étoit si ac- 
cessible^ que des gens même qui n'alloient point à 
la cour, en obtenoient facilement des .audiencesx 
particulières, dont Tunique motif étoit de lui confier 
des intérêts de famille; il s'pccupoit sans cesse du 
soin touchant de raccommoder des parfois divisés^ 
^t^ dans ces occasions^ il ne parloit et. n'agissoit 
qu'en arbitre^ en conciliateur, et jamais avec l'auto* 
rite d'un souverain. Enfin, nul- roi de France n'a 
plus aimé le travail^ et ne s'est occupé des affiûres 

avec plus d'assiduité, de constance et de courage ; 

* 

car lès souffrances et leamaladies n'ont pu lui ^re 
négliger ses importans devoirs. Il a travaillé encore 
sur son lit de mort, et même le jour, où il reçut 
l'extrême-onction . 

" Tel est Louis XIV dans les Mémoires de Dim- 
. geo/Ui qui ont le mérite de représenter ce prince avec 
toute sa grandeur et toute sa bonté, et seulement 
par des faits ; l'auteur écrivôit à madame de Main* 
tenon, après la mort de Louis XIV^ que sHl avqit 
pensé que (T aussi bons yeux liroient ses MémoireSy 
il ne les auroit pas écrits avec autant de négligence. 
En effet, il écrivôit rapidement, et il n'avoit que la 
prétention d'être scrupuleusement exact," 

Il y a.déjàplHsieurâannées que j'ai parlé .pouV la 

8** 



_^ 



DR MADABiB 0B GENLIS. 177 

première fois de ce journal (dans les Souvenirs de 
F0oie). On me permettra de retracer ici quelques 
passages du jugement que j'en portai alors^ et que la 
réflexion a parfaitement confirmé depuis. 

^^ Le Journal de Dangeau est un ouvrage unique 
par sa simplicité^ par Texactitude, la bonne foi, Tim-^ 
partialité, l'esprit de droiture, de modération, et les 
eiccellens sentimens qui s'y trouvent d'un bout à 
l'autre ; c'est toujours un honnête homme qui parle 
et qui raconte. .« .Jamais homme n'eut moins de 
vanité : il a pris si peu de place dans ce prodigieux 
nombre de volumes ! Il ne parle de lui que pour 
inscrire dans ses Mémoires les grâces qu'il a reçues 
de son souverain ; d'ailleurs nulle 'ostentation, nul 
désir de se faire valoir, de donner bonne opinion de 
son caractère ou de son esprit ; nulle animosité con- 
tre qui que. ce soit. Que l'on compare ces Mé- 
moires à tous les* autres, on v^rra que c'est le mo- 
nument historique le plus extraordinaire, et Tou- 
vrage, dans son genre, le plus estimable qui existe.^ 

^^ On ne s'embarrasse guère que l'auteur d'un ou- 
vrage d'imagination soit vertueux ou non, mais il 
est nécessaire d'estimer un historien, parce que, 
pour l'intérêt de son ouvrage, il faut qu'on puisse le 
croire impartial et véridique. Il £aut estimer da* 

* Il faut toujours se rappeler que Louis XIV ne Ta jamais 
coBUu, et que madone de Maintenou ne Ta lu qu^après la mort de 
ce prince, et par conséquent lor^quMle étoit entièrement dépouillée, 
de sa fayeur.— (JVb#« cfo r^ic/«tir.) 



178 MBMOIltKS 

vantage encore celui qui écrit les Mémoires de scwi 
temps^ car la franchise ne lui suffit pas. S'il est 
vain^ envieux^ haineux, vindicatif, il est impossible 
qu'il soit parfaitement sincère, même avec l'intention 
de l'être 5 les passions raveugleront ; la vanité pour 
le moins, lui fera faire un usage frivole et quelque- 
fois ridicule de son esprit; il parlera trop de lui, "il 
en parlera ^n« vérité. Les Mémoires du Cardinal 
de Retz sont les plus spirituels que l'on^connoisse > 
le style en est vif et naturel, la manière de conter de 
l'auteur est piquante et parfaite; il observe avec 
sagacité, il peint avec génie ; mais c'est l'jouvrage 
d'un factieux, d'un ambitieux, d'un homme à bonnes 
fortunes : on le lit avec défiance et sans fruit, on ne 
le cite jamais a^^ec autorité.* Il seroit désinible 
qu'un historien ait un esprit supérieur; il doit re- 
monter aux causes des événemens, les discerner, les 
faire connoitre, et en tirer de grands résultats; 
c'est-à-dire démontrer par des faits la sûreté, des 
bonnes routes, le danger des mauvaises; enfin, 
offrir aux princes et aux peuples un beau traité de 
morale expérimentale. Si l'histoire n'est pas cela, 
\^ lecture d'un roman bien fait vaut beaucoup 
liiieux. Des mémoires historiques ne: sont que 
des matériaux pour l'histoire. Un auteur de mé- 
moires historiques, fera bien rarement un bon ou- 
vragé dans ce genre (en le supposant même sincère, 

* Il est soûyeiit d*une injustice réToltante, surtout pour la reine 
Anne d'Autriche. — {Note de V Auteur J 



bB MADAME DE GBNLIS. 179 

Vertueux et modeste), s'il a une grande imagination' 
et le talent de bien écrire. Il combinera des rap- 
prochemens singuliers, des oppositions frappantes ; 
il voudra faire des portraits, des réflexions ; il né- 
gligera les petits détails ; il voudra mettre de l'ac- 
cord entre ses portraits et les actions des personna- 
ges qu'il a dépeints ; alors,, malgré lui, par une 
pente irrésistible, il tombera dans les systèmes, dans 
les déguisemens, dans les mensonges, en dissimu- 
lant telle action qui démentiroit ses idées, en sup- 
primant ou dénaturant les laits pour ne pas perdre 
une réflexion ingénieuse ou un résultat piquant. Je 
sais que les historiens eux-mêmes sont bien loin 
d'être exempts de reproches à cet égard ; mais si 
tous les mémoires étoient faits comme ceux de Dan- 
geau, ils ôteroient aux historiens toute possibilité 
de broder' et de mentir.* Si ces Mémoires eussent 
^té imprimés il y a quatre-vingts ans, M. de Voltaire 
et ses copistes auroient-ils pu dire et tant répéter, 
t)ue Louis XIV étoit rempli de hauteur et d'orgueil, 
que sa dévotion ifendit sa cour triste, austère,f et 

'* On ne peut appeler Mémoires historiques que ceux qui suivent 
sans interruption le fil des événemens politiquesi et qui .reudent ^ 
compte de toute la conduite des personnages qui ont Joué un rôle 
dans ces événemens publics, par conséquent ces Mémoires ne sont 
point historiques — (Note de V Auteur.) 

t On faisoittous les jours de la musique chez M.°^^. dé Maintenons 
on y jouoit sans cesse la comédie j les mascarades, les bals,' les lote- 
ries, les amusemens de tout genre eurent toujours lieu à la cour jus- 
qu'à la mort de Louis XIV '^Notè de V Auteur,) 



160 MBMOIRES 

que ce fut madame de Maintenon qui le harcela et 
le tourmentia dans les derniers temps de sa vie^ pour 
l'agrandissement du duc du Maine^ quand on voit si 
bien dans ces MénK>ires que ce fut tout simplement 
la tendresse excessive que ce prince eut pour ses 
enfans- naturels ? 

" Le siècle orageux qui vient de finir produira une 
multitude innombrable de mémoires détestables qui 
paroîtront successivement d'ici à cinquante ans. 
Comment pourra-t-on, sur de tels matériaux, écrire 
une bonne histoire de la révolution ? Quel homme 
pourra débrouiller ce chaos rempli de discordances, 
de contradictions, de mensonges et de calomnies ?'^ 

• •••••••••••••••• •••«#•••4 •••••••••• . 

Comme l'auteur âes mémoires est aussi .intéres^ 
sant que son ouvrage, on me saura sans doute gré de 
le : faire connoltre : " Jl avoit (dit Fontenelle) une 
figure fort aimable, et beaucoup d'esprit naturel, qui 
alloit même jusqu'à faire agréablement des vers." 

^^ Le mai*quis de Dangeau^ étoit de famille pro- 

• Les mémoires laits pe&daut la minorité de Louis XIV furent 
écrits daos des temps de factions ; et, en général, on y trouve un 
fond de droiture et dUmpartialtté, surtout dans les exeellens mémoi- 
res de madame de Nemours, dans cetix de madame de Motteville, et 
dans ceux de Tounrille. Mais il y avoit alors dans les âmes une 
élévation qui préserva tonûo^^i^ ^^ ^^ fausseté. Les diffêreos partis 
conscrvoient au fond les mémos principes, on u^avoit voulu «renverser 
Rt le trùniB m' VauteU La philosophie moderne n*avoit peint encore 

^e pro8élyte8.r-f(2Vb^e de V Auteur.) 

* Philippe de CourciUon, marquis de Dangeau, naquit daiis la 
Beuce,]e2i septembre l63S,^{NQte. de V Auteur.) 



i)B MADAME DE GENLiSé 181 

testante ; iiiaid, dans sa première jeunesse^ il se con- 
vertit à la religion catholique. Il se distingua phr 
sa vsJeur et par ses talens nûlitaires. 

^^ lin jour que M. de Dangeau s'alloit • mettre au 
jeu du roiy il lui demanda un appartement dans le 
château de Saint-Germain, où étoit la cour. La 
grâce n'étoit pas facile à obtenir, parce qu'il y avoit 
peu de logemens dans ce lieu. Le roi lui répondit 
qu'il la lui âccorderoit, pourvu qu'il la lui demandât 
en cent vers qu'il feroit pendant le jeu ; mais cent 
vers bien comptés, pas un de plus ni de moins ; après 
le jeu, où il avoit paru aussi peu occupé qu'à l'ordi- 
naire, il dit les cent vers au roi; il les avoit faits, 
exactement comptés et placés dans sa mémoire, et 
ces trois efforts n*avoiait pas été troublés par le cours 
rapide du jeu.^ 

" Le marquis de Dangeau eût la gloire d'être à la 
cour le protecteur de Boileau, qui lui adressa sa sa- 
tire cinquième sur la Noblesse. L'abbé de Dangeau, 
frère du marquis, devenu, par le crédit de son frère, 
lecteur du roi, se servit aussi de sa place pour la 
gloire des lettres et le bien de ceux qui les culti- 
voïent. 

* Le roi n'avoit pas exigé que ces vers fassent beaux, et comme 
le talent d'improviser de mauvais vers est très-facile, il est possible 
que le marquis de Dangeau les ait improvisés après la partie, au lieu 
4e le» avoir faits pendant le jeu, ce qui. serait beaucoup moins mer- 
veilleux .--«(iVofc de VAuiêur,) 



182 MBMOlàl£S 

"^^ Il fut chargé par Louis XIV, de plusieurs nëgo- 
triations ; il alla commç envoyé extraordinaire vers 
les électeurs du Rhin^ il conclut le mariage du duc 
d'York (depuis Jacques II) avec la princesse de 
Modène. Sans aucune intrigue, il dut a -la ss^esse 
de son caractère, de sa conduite, et à restime du roi^ 
toutes les dignités de la cour. Il joignoit la bien- 
faisance au zèle et'à l'activité ; il employa les revenus 
et les droits de sa grande-maltrise à faire élever en 
<:ommun, dans une grande maison consacrée à cet 
usage, douze jeunes gentilshommes des meilleures 
maisons du royaume, et destlhés en grande partie à 
servir ensuite dans les armées. Ainsi il eut la 
gloire, qui n'est point assez connue, d'avoir établi 
en France la première école militaire, ou du moins 
d'avoir donné l'idée de former en grand cet éta- 
blissement. On aidmettoit dans celui de Dangeau 
quelques pensionnaires roturiers: Duclos dit avoir 
été élevé dans cette maison. Ce bel établissement ne 
dura que dix ans ; après la mort du fondateur, le 
mauvais état dès finances ne permit pas au gouver- 
nement de le continuer. 

" La cour, les affaires, d'utiles occupations par- 
ticulières, n'empêchèrent jamais le marquis de Dan- 
geau de cultiver les lettres et les sciences; Il rem- 
plaça Scudéri à l'Académie*. 11 étoit dans la des- 

* Uoe singularité plus frappante fut celle de M, de CoartanTean, 
descendant du grand Lonvois, et succédant à son fils A PAcadémie 



DB MADAMB DB GBNLIS, 183 

tinée des deux frères de succéder, dans cette 
compagnie, k des personnag'es ridicules: Tabbé 
de Dangeau _y remplaça l'abbé Cottin, si ridicu* 
lise par Boileau que le récipiendaire, forcé par 
l'usage de louer son prédécesseur, n'osa faire lui'- 
primer son discours. Tous les mercredis, le mar- 
quis, et l'abbé de Dangeau réunissoient chez eux 
une société choisie de gens de lettres et de savans, 
dont faisoient partie le cardinal de Polignac*, l'ab- 
bé de Longuerue,t Tabbé Dubos,J le marquis de 

des sciences. l\ étoit extrêmement savant, ainsi que son fils, et 
pour lui procurer la place honorable d^académicien, il ne voulut pas 
en-être^.màis après la mort de son fils il lui fut impossible de se 
refuser au vœu unanime de TAcadémie. 

* Le cardinal de Polignac, auteur de VAnti- Lucrèce. 
' ^ L^abbé Longuerue fut un prodige dMntellijgence et de mémoire 
dès l*&ge de quatre ans. A quatorze ans, il savoit presque toutes 
les langues. Il s*appliqua à Tbistoire et surtout à la chronologie. 
Ayant employé le temps avant Pâg^ où communément on eh peut tirer 
parti, et n^en ayant jamais perdu, il sut doubler utilement sa vie, et 
son savoir devint prodigieux. II a laissé quelques ouvrages, entre 
autres une Description historique de la France, 

]; L^abbé Dubos fut un littérateur célèbre. M. le régent, qui 
ne pensoit pas que les gens d^esprit qui écrivent bien ne sont bons 
qu'à faire des livres, remploya très-utUement dans plusieurs négo- 
ciations. L'abbé Dubos montra dans cette carrière des talens dis- 
tinguès; il rendit de grands services < Il mourut à Paris en 1749, 
secrétaire perpétuel de l'Académie française. Il a laissé plusieurs 
ouvrages estimés; le plus célèbre est celai qui a pour titre: 
RéfiexUmt critiques sur la Poésie et sur la Peinture. — {Notes de 
i^Auteur,) , 



184 MÉMOIBBS 

l'Hôpital*, l'abbé de Saint-Kerre,t l'abbé Rag>ie- 

< 

^ Le marqais de L'Hôpital, Tan des plus grands mathématicieiis 
de son temps, servit quelque temps en qualité de capitaine de cava- 
lerie. La foiblesse de sa vue le força de quitter le service, et alors 
il se livra, tout entier à Tétude et aux sciences. Il fut reçu à TA- 
eadémie des sciences en 1693. Son livre intitulé, de VAntUyêe de* 
infiniment petiist in 4<*., publié en |696, lui fit une grande réputa- 
tion' parmi les savans, et dans la société il eut celle d^une probité 
parfait et d'un homme aimable. Il épousa Charlotte de La Chesne- 
' laye, qui partagea non<i«enlement ses goûts, mais ses études. II 
développa en elle le génie des mathématiques, et elle Taida dans ses 
travaux en ce genre. Le marquis de L'Hôpital mourut en 1704, à 
Page de quarante>trois ans.-— (2V(0#(j de VAnteurO 

t L'abbé de Saint-Pierre obtint, sous le règne de Louis XIV, par 
le crédit de ses protecteurs, des bénéfices, la place de premier 
aumônier de Madame, et la riche abbaye de Sainte-Trinité de Tiron. 
Le cardinal de Polignac, l'un de ses plus utiles protecteurs, contribua 
surtout à lui faire accorder ces grâces, et à le faire receveur à l'A- 
cadémie française, quoique l'abbé de Saint-Pierre n'eût aucun titre 
pour y être admis. Après la mort de Louis Xiy, il fit un écrit 
rempli. <le flatteries pour le prince rég^t, et en même temps très- 
injurieux à la mémoire de Louis XIV, son bienfaiteur et celui de 
l'Académie française. Cette action le fit exclure à l'unanimité de 
cette compagnie, à l'exception du seul Fontenelle, qui refusa son 
consentement à cette exclusion. Fontenelle attachoit peu de pnx 
aux inconséquences, de quelque genre qu'elles fussent. On sait 
que, dans les dernières années du règne de Louis-le-Grand, il publia 
plusieurs discours de la piété la plus édifiante, et qu'après la mort 
de ce prince il fit VHiâtaire des Oracles .'. . . .L'abbé de Saint-Pierre 
a été loué avec exagération par les philosophes du i dix-huitième 
siècle; 1^ raison en est connue: il a dans ses écrits déclamé contre 
le célibat des prêtres, contre Louis XIV, contre le gouvernement, et 
dit beaucoup de choses indirectement, et quelquefois directement 



D£ MADAME I>£ GKNLIS. 185 

net*, Mairant, Tabbé de Choisi: ce dernier, cé- 

coutre la religion. 11 fut on mauvais prêtre (en jouissant des biens 
de rEglise), un mauvais écrivain et un faiseur de prc^ets cbûnértques. 
On dit qu'il mootroit peu d^espritdans ia société, ainsi il n'en mon- 
troit d'aucune manière, car on n'en trouve poii^t dans ses écrits. 
Les philosophes modernes conviennent qu'il n'avoit pas des mœuriA 
pures, mais ils assurent qu'il étoil fort charitable j enfin on le loue 
beaucoup d'avoir pris pour devise ces mots : donner et pardonner. 
II est néanmoins bien ridicule de se vanter ainsi dena charité : mais 
il est vrai que ce n'étoit pas la charité évangfélique, c'étoit de la 
bienfaisance ; on prétend qu'il a inventé ce mot, qui est plus harmo- 
nieux, plus élégant; les gens du monde le. préfèrent, les pauvres 
aiment mieux l'autre. >-(2Vbfe de r^tt/etcr.) 

* L'abbé Ragnenet s'appliqua à l'étude des belles-lettres et de 
l'histoire. Son discours sur le mérite et la dignité du martyre 
emporta le prix de l'éloquence à l'Académie française, en 1689. 
Cent ans après, le plus beau discours sur le même sujet n'eût été 
qu'une cause d'exclusion à tous les honneurs littéraires. L'abbé 
Raguenet a laissé plusieurs ouvrages estimés, entre autres la 
Description des Monumene de Romey qui lui valut des lettres de 
citoyen romain, titre qu'il a porté jusqu'à sa mortj^Note de V Au- 
teur.) 

f Jean-Jacques Mairan naquit à Béziers en i678, et mourut à 
Paris, en 1771, à quatre-vingt-treize ans; il eut une conformité 
singulière avec Foùtenelle ; il parcourut, comme lui, une longue 
carrière et avec les mêmes talens, du moins pour fes sciences, les 
mêmes places. Il fut savant et littérateur, et membre de l'Acadé- 
mie des Sciences et de l'Académie française. Comme Fontenelle, il 
a fait des éloges académiques qui sont estimés ; comme lui, il eut 
un caractère paisible, plein de douceur et d'aménité, et fut géné- 
ralement aimé dans les académies où il fut admis et dans Ja société; 
enfin il succéda à Fontenelle, en I74I, dans la place de secrétaire 
perpétuel de l'Académie française. Il a laissé plusieurs bons ouvra- 
ges de physique et des éloges des académiciens de l'Académie des 



186 BfJÎMOlRBS 

lèbre par son esprit, ses aventures, ses écrits (sur- 
tout le Journal du Voyage de Siam^ et ses Mé^ 
maires), fut ramené à la religion par Tabbé de 
Dangeau, et s'y consacra depuis avec autant de^ sin- 
cérité que de zèle*. 

M. Ameilhonf, naturellement très-humoriste et 

Sciences, morts en 1741, 1742 et 1743. On cite de lui un mot 
diarmant, parce qu*il D*a pu venir que du cœur. Il disoit qu^im 
honnête homme est celui à qui le récit d^une bonne actionrafraickif 
le sang.'^Note de VAuteur.J 

* Vàbhé de Choisi eiit une première jeunesse très-licencieuse ; il 
étoit d*une jolie fig^ure, et il est ?rai quMl vécut en province pendant 
dix.hnit mois sous des habits de femme, folie qui forme le sujet de 
son roman de la Comieêee des Barres, qn*il fit à cette époque. M. 
de Voltaire a dit que pendant ce temps il écrivoit son Histoire ecclé- 
siastique, ce qui est faux et absurde. L*abbé de Choisi donna le 
premier volume de cet ouvrage (corrigé par Bossuet) en 1703; il 
avoit alors près de soixante ans ; mais un mensonge grossier ne 
coûtoit rien à M. de Voltaire, lorsqu'il pou voit jeter du ridicule sur un 
ouvrage religieux. Il est bien glorieux pour la religion qu*an 
homme qui avoit tant d'esprit n*ait pu lui nuire qu^à force de cabales, 
de brigues, de mensonges et de calomnies,'^ Note de VAuteur.J 

f Né à Paris, en ) 7dO, M. Ameillion se fit connoitre de bonne heure 
par son Histoire du Commerce et de la Navigation d^s Egyptiens, 
sous le règne des Pt.Vmées. Cet ouvrage,pIein de recherches curieu- 
ses, annonçoit un h ^i^ capable de se livrer aux investigations les 
plus pénibles; à la m%/rtde Lebeau, il fut chargé de continuer V His- 
toire du Bas-Empire, Les travaux de M. Ameilhon ont eu pour but 
principal de rechercher quel étoit Tétat des arts chez les anciens, 
et de prouver qu'aux époques les plus reculées de la civilisation^ les 
beaux-arts mêmes n*étoient point de vains objets de luxe, mais que 
les législateurs pn avoient fait une des parties essentielles des ins- 



BB MADABÎB DS GBNLIS. 187 

très-violent, fut outré de perdre ce manuscrit, l'un 
des ornemens de la bibliothèque dont il étoit Tad- 
ministrateur. L'aversion qu'il avoît déjà pour moi 
en fut très-^augmentée. Voici les motifs de cette ini- 
mitié : il avoit toujours eu le désir d'unir à la biblio- 
thèque le bel appartement que j'occupois, de sorte 
qu'il m'y vit entrer avec chagrin ; cet appartement 
avoit sous les- fenêtres du salon un joli petit jardin ; 
M. Ameilhon s'en empara, ce qui étoit d'autant 
plus ridicule qu'il en avoit un plus grand à son loger 
nient, le plus beau de l'Arsenal, t'our avoir la paix, 
quand j'enti-ai à l'Arsenal, je ne me plaignis que dou- 
cement de cette usurpation, et, voyant qu'il insis- 
toit avec humeur, je cédai sans résistance. Nous 
vécûmes assez bien ensemble : il venoit me voir de 
temps en tempà; mais la perte des manuscrits de 
Dangeau ralluma toutes ses fureurs; il vint me faire 
des scènes inouïes. Je lui répondis avec calme, je 
détaillai mes raisons; rien ne put l'adoucir; depuis 
ce moment, il fut mon ennemi irréconciliable* Je 
ne rapporterai point toutes les tracasseries sans nom- 
^bre qu'il m'a faites, je n'en citerai qu'une très-petite 
partie; il me refusa nettement de me prêter des livres 
de la bibliothèque. Je récrivis à ce sujet -au ministre, 

titutioDB politique». M. Ameilhon a consacré la plus gprande partie 
de sa vie à la rédaction des journaux et au classement de plnsienra 
bibKothéques. Il étoit membre de TAçadémie des belles-lettres de- 
puis 1766. Il est mort en 1812.— (iVb/0 de V Editeur.) 



188 MÉMOIEBS 

qui lui donna l'ordre positif de mé prêter tous ceux 
que je demanderois: il n'eut plus la ressource que de 
me les faire attendre des semaines entières. Je souf- 
frois toutes ces choses avec une patience qi^i ne 
s'est jamais démentie. Je lui fis une petite malice 
qui mit le comble à sa rage^ et dont cependant il 
profita. Il avoit fort peu d'esprit et' écrivoit très- 
mal; il faisoit imprimer la suite de V Histoire du Bas- 
Empire; on imprimoit aussi pour moi dans ce temps 
je ne sais quel ouvrage. On se trompa d'épreuve : 
on m'apporta cefle de M. Âmeilbon^ je la lus et je 
m'amusai à corriger d*^un bout à l'autre, non les 
fautes d'impression, mais le mauvais langage de 
l'auteur 3 je lui refis au moins une douzaine de phrases. 
Je montrai ce travail à deux ou trois personnes qui 
vinrent me voir, pendant que je faisois ces correc- 
tions; on en rit beaucoup. Ce trait fut conté; "M. 
Âmeilhon en fulmina, mais cependant il fit imprimer 
l'épreuve telle que je la lui avois renvoyée. 

Cependant M. Ameilhon fut nommé membre de 
l'Institut. Un jour qu'il faisoit partie d'une dépu* 
tation et qu'il alloit pour la première fois chez l'em- 
pereur avec un désir ardent d'en être remarqué et 
d'en obtenir quelques mots, en passant, il se mit 
très en vue dans la salle d'audience 3 l'empereur, en 
effet, apercevant une figure qu'il ne reconnoissoit 
qu'imparfaitement, s'approcha de lui en disant. 
" N'êtes- vous pas M* AncUlon. Oui, sire^.^,A- 



]>E MADAME DB GBNLIS. 189 

^^ meilhoné-— Ah! sanB doute, bibliothécaire de Sainte- 
" Geneviève. — Oui, sire. ..de l'Arsenal.— Eh ! je le 
" savois; vous êtes le continuateur de V Histoire de 
*^ r Empire Ottoman. — Oui sire. . ..de V Histoire 
" du Bas^Empire/* A ces mots, l'empereur s'im- 
^' patientant lui-même de ses méprises, lux tour- 
na brusquement le dos; et M. AmeUhon, ne sentant 
que Fhonneur et la Joie d'avoir arrêté quelques mi- 
nutes près de pii l'empereur, se pencha vers son voi- 
sin en lui disant, avec emphase: ^' JJ empereur ^ est 
étonnant, il sait tout!'* Ce trait me fut conté le 
jour même par un de mes amis, M. Destournel, 
qui étoit présent. 

Dès les premiers jours de mon entrée à l'Arsenal, 
je renouvelai la demande que j'avois faite jadis en 
Allemagne, de prendre avec moi mon petit-fils; H 
avoit quatorze ans^ il étoit charmant de figure, d'es- 
prit et de caractère. J'aurois pu le garder deux ans: 
oïl me le refusa; ce qui me fit une peine que j'avois 
déjà éprouvée autrefois à Brevet, lorsque j'avois de- 
mandé avec instance qu'on me l'envoyât à Ham- 
bourg, où j'aurois été le chercher. Il avoit alors dix 
ans ; il pouvoit sortir de France et rester dans les 
pays étrangers trois ou quatre ans sans encourir les 
peines imposées par les lois révolutionnaires. On 
me refusa dans -mon exil, et 'à mon retour, cette 
satisfaction qui auroit été si utile à son éducation. 
J'avois aussi demandé à Hambourg, à mon frère. 



. 190 ifiMoiRiîs 

de me donner ma nièce Georgette, âgée alors de six 
ans, et j'essayai le même refus. 

Je retrouvai en France quelques apiis et beau- 
coup d'ingrats ; madame la . comtesse d'Harville, 
très en faveur à la nouvelle cour, dont son mari oc- 
cupoit Tune des plus belks places, mé prouva que 
l'absence et les vicissitudes de la fortune ne sau- 
roient altérer la véritable amitiéf je retrouvai aussi M. 
de Cabre et le bon M onsigny; ce dernier me dit qu'il 
seroit heureux fi'il avoit deux mille francs de plus. 
J'écrivis le soir même à l'empereur pour les lui de- 
mander, et le lendemain Monsigny reçut le brevet 
d'une pension ^ de deux mille fraiics. M. de Cabre, 
qui faisoit de charmans vers de société, en avoit fait 
beaucoup jadis pour moi, et pour ce que' je ne trou- 
vasse aucun changement en lui, il en fit encore. 
Voici ces derniers pour une de mes fêtes. 

Jadis je n\)sois yous chaoter. 

Mon adorable Félicie, 

J^auroift ea trop à yout conter. 

Et ma Iyr;e eût paru hardie'. 

Pour vous peindre mes sentiment, 

Quelle assez pure allégorie ! . ' 

Puisque la langue des amans 

De votre cœur étoit bannie. 

■ 

« 

Aiyourd^bui je me sens plut fier. 
Mon amour n^est plus à la gêne ; 
Mieux que les messieurs du bel air. 
Il te yante de saHrentaine. 



DE MADAME DE GBNLIS. 191 

Frifoles Tainqueure de TÎng^t ans, 
DoDt Tardenr chaque jour t'épuiee ! 
Vous TOUS croyez les vrais amans. ... 
Amour rit de yotre méprise. 

Ses secrets, ses dons les plus dtfux. 
Il les réserve pour notre âge ^ 
Quand ses feux follets sont pour tous. 
Son teu pur est notre partagée 
Par eux de Timprudent Titon 
II accélère là vieillesse ; 
Mais il nôeunit Philéroon 
Avec sa flamme enchanteresse. 

Vous n'obtiendrez pas la faveur 
De cette jeunesse dernière. 
Vous qu*nn banal et faux bonheur 
Rend prodigues de la première. 
Ces transports, ces plaisirs si fous. 
Comme vous tout sot les réclame ; 
On n'est jeune, heureux comme nous, 
Qu'avec l'esprit, le cœur et l'&me. 

Que de raison dans ses discours ! 
Dans sa personne que de grâce ! 
On vondroit l'entendre toiyonrs. 
Et sans cesse suivre ses traces ; 
Dès qu'on la voit, on veut l'aimer. 
On veut penser comme elle pense : 
Oài, pour plaire, instruire, charmer, 
Le ciel lui donna la naissance. 

Ah ! si pour louer son esprit 
Ma voix eût été plus sonore. 
Déjà combien j'en aurois dit ! 
Et combien j'en dirois encore ! 



/ 



192 MKMOIRBS 

Vanter son talent^ seftéorits^ 
M'est pas un droit que Je taî*wnage i 
Mais tous ecmx qui lisent Genlis . 
Mieux que moi feront soB éloge*: 

Pour la scène bien des auteurs 
Ont su puiser dans ses ouTrages^ 
Et par elle ses emprunteurs 
Du public ont eu les suffi^ges; 
Plusieurs sVn souTÎennent tout bas. 
Plusieurs en perdent la mémoire ; 
Quelques-uns ne s'en vantent pas ^ 
Mais quelques-autres en font gloire. 

Voici d'autres^ couplets faits par M. Radèt : 

. Ce jour oà tout doit s'empresser 
A vous rendre un sincère hommage, 
D&VilIemonble, sans balancer. 
Nous entreprenons le voyage 3 / 

• A vous fêter, en arrivaiït, 

Chacun de nous gfaiment s'apprête ; 
Et voilà qu'<en vous retrouvant, 

De chacun de nous c'est la fête. 

1 

Ils nous ont laissé pour toujours 
• Une aimable réminiscence, 
•• Ces instans si doux et si courts 

Qu*embellissoit votre présence. ' . 

En y songeant avec plaisir. 
On les sent, on les apprécie 3 
Eh ! qui pourroit ne pas chérir 
Leê souvenir» de Félicie / ^ 

Nous y trouvons un e^rit fin. 
Un style que chacun admire, > 
Un tact hçureux, un goût divin 
Qui nous enchante et nous attiré - 



DB MADAMB BS 6BNLIS. 193 

De Yoas yoîr apt4>n le bonheuTy 
Vous captivez tous les suffrages ; 
Ou sent quMl faut aimer Fauteur ^ 

Autant qu^on aime ses ouvra^çes. 

Ayant ce roman si touchant. 
Dont rhéroïne a tout pour plaire, 
On disoit d'elle, eu la citant : 
La tendre et froide La Vallière. 
Vous la peignez, un feu subit 
Dans son âme naît et s*allnme : 
Elle 8*arme de votre esprit. 
Et s'embellit sous votre plume. 

La Vallière fut pour Louis 
Une amante triste et plaintive ; 
Mais, sous le pinceau de Genlis, 
Elle séduit, charme et captive. 
Ah ! si des couleurs du portrait 
On eût vu briller le modèle. 
Fixé par ce puissant attrait, 
' Louis seroit resté fidèle. 

Nous savons tous que vos écrits 
Trop souvent excitent Tenvie : 
Mais des bons cœurs, des bons esprits 
Genlis sera toiyours chérie ; 
Ses livres^ comme ses discours. 
Tout en elle plaît, intéresse : 
Ne pouvant l'entendre toujours. 
On voudroit la lire sans cesse. 

M. Radet a mis au théâtre du Vaudeville une 
grande quantité de mes nouvelles 3 il travailloit en 

TOMB V. 9 



194 MéMomfts 

société avec MM. Desfdiftahiés et Barré. Je de- 
mandai à Tempereur une pension de quatre mille 
francs pour M. Radet ; quand l'empereur voulut la 
lui donner^ on lui représenta que M. Radet travail- 
loit avec deux autres gehs de lettre» j alors Tem- 
pereur répondit : *' JEh bien f cela fera douze mille 
^francs.'* Deux ans après^ je demandai pour mon 
frère la place de bibliothécaire à TArsenal, vacante 
^ar la mort de M. Saugrhi ; cette plaee ^toit inmié- 
diatement après celle d'admlilistrateur, et' valoit mille 
écus. L'empereur donna sur-le-champ à mon frère 
une pension de raille écus^ sans aucune obligation de 
travail, et il accorda la piade de bibliothécaire à M. 
deTréneuil. 

Je passois tous les étés à la campagne ; j'allai plu- 
sieurs fois diner à VillemonUe, où M. Radet possé- 
doit une jolie maisony dans laquelle U aâssembloit très- 
bonne conipagnie choisie parmi des personnes aussi 
spirituelles qu'aimables. Je vis là, avec un grand 
plaisir, madame Kénens, MM. Barré, Desfontaine et 
Moreau, etc» Ce dernier a, dans l'esprit, une grâce 
particulière qui n'a jamais'de&deur parce qu'il y 
joint une gaieté douce qui contraste agréablement 
avec une physionomie sérieuse et quelquefois mélan- 
colique ; il partageoit, à cette époque^ les succès, au 
théâtre du Vaudeville, de MM. Radet, Barré et Des- 
fontaines« Ilfâisoit ded couplets charmatts'qi/il éhan- 
toit avecun agrémtot^intoi/ ' 



DE MADAME DE GENLIS. 19S 

A propos de gens de lettres distingués par leur es^ 
prit et leurs talens, je veux me vanter d'une prédiction 
que' je fis alors dans le Mercure^ qui a été depuis par<» 
fidtement vérifiée. Un très-jeune littérateur ( M. 
Charles Nodier) fit paroitte dans ce temps un roman^ 
intitulé les Prôscrits/yen rendis compte dans/^ilfer- 
curé ; et je terminois cet article^ en disant qu'on 
'trouvoit dans cet ouvrage plusieurs pages qui £û<- 
soient plus d'honneur à l'auteur que certains livres 
qui ont cependant de la réputation; et j'ajoutois, 
qu'avec de ' l'étude, M. Nodier obtiendroit certaine- 
ment un rang très-élevé dans la littérature. En ef- 
fet, il y avoit dans ce premier essai tout ce qui pçut 
répondre de l'avenir, c'est-à-dire, de l'âme, le talent 
d'observer et de peindre, de l'imagination, enfin, tout 
ce qui forme le génie. J'étois loin de prévoir qu'a- 
vec une physionomie si douce, un air si timide, il 
auroit le courage, quelques années après, d'atta- 
quer la puissance formidable de Napoléon, et de bra- 
ver toutes les rigueurs d'une longue captivité. 

Mes ouvragés,' qui m'ont procmré de vrais amis 
dans les pays étrangers, m'en ont aussi valu en Fran- 
ce, que je conserverai jusqu'à la mort : mesdames de 
Choiseyl ( alors de Baufremont), de Lascours et de 
Brady. J'avois vu madame de Choiseul, dans son en- 
fance à Belle-Châsse ; ce fiit un renouvellement de 
connoissance, qui devint la pluâ tendre amitié. Ma- 
dame de Lascours demanda à me voir dès les prâ- 

9* 



196 MÉMOIRES 

miers jours de mon arrivée ; elle étoit fort jeane, 
charmante à tous égards, et elle annonçoit dès lors> 
par la maturité de sa raison et de son esprit^ cette 
perfection de sentimens et de conduite que depuis on 
a constamment admirée en elle. Madame de Brady, 
très-jeune aussi et d'une éclatante beauté^ m'écrivit, 
pendant un an, des lettres anonymes, en me donnant, 
pour lui répondre, une adresse et un nom de fan- 
taisie. Ses lettres annonçoient tant d'esprit, qu'elles 
mi'intéressèrent vivement. Je l'engageois, dans mes 
réponses, à cultiver cet esprit qui est devenu si su- 
périeur, et auquel la vertu la plus pure et la plus ir- 
réprochable a donné toute l'étendue qu'il pouvoit 
avoir. Une autre personne très-intéressante aussi 
m'écrivit, pendant dix-huit mois, des lettres ano- 
nymes-très aimables, sous le nom A^Jeanneton ; c'é- 
toit madame là duchesse de Chevreuse, née Narbon- 
ne, et belle-fille de madame la duchesse de Luynes, 
qui s'amusa à faire un petit roman de notre liaison. 
Notre premier entretien fut à travers une cloison, et 
à notre première entrevue elle vint à l'Arsenal dé- 
guisée en jardinière : elle remplit mon appartement 
de fleurs; je fis semblant de la prendre pour une 
paysanne ; ce qui la charma. Elle, croyoit être par- 
faitement déguisée, parce qu'elle avoit un habit de 
paysanne et qu'elle disoit f allions et je venions. 
• Ses petites mains blanches, la noblesse de son main- 
tien, la douceur de sa voix et de son accent^ for- 



DJS MADAME DK GENLIS. 197 

moient un* plaisant contraste avec la rusticité de sou 
habillement et de son langage ; elle me représentoit 
une jolie actrice destinée à l'emploi des princesses et 
jouant par hasard, et par conséquent sans illusion, 
uu rôle de villageoise. Lorsque depuis elle a été 
exilée, j'ai écrit sans cesse à l'empereur en sa faveur, 
mais toujours inutilement ; il y avoit bien de la pe- 
titesse dans une telle rancune d'un souverain contre 
une jeune personne si intéressante à tous égards, et 
dont tout le crime étoit d'avoir montré, avec cou- 
rage, une juste indignation sur les affaires d'Espagne^ 
Le jeune Anatole Moutesquiou vouloit aussi faire 
connoissance avec moi ; il Tauroit pu fort naturel- 
lement, puisqu'il y avoit des liens de parenté entre 
sa famille et celle de M. de Genlis ; mais il avoit à 
peine 17 £^ns, il aima mieux faire notre liaison d'une 
manière romanesque : il alla chez Mâradan le prier 
de l'envoyer chez moi comme un garçon d'imprimerie, 
chargé de m'apporter des épreuves. M aradan le re- 
fusa } alors il eut recours à madame Lascours, qui 
tout simplement me donna à dîner avec lui. Je 
trouvai en lui tant d'esprit, de grâce et des sentimens 
Si nobles, que je m'y attachai véritablement. Notre 
amitié a soutenu l'épreuve de deux ou trois révolu- 
tions, et par conséquent elle est aussi solide qu'elle 
est tendre. A l'époque de son mariage avec sa cou- 
sine, qu'il aimoit depuis son enfance, il me demanda 
de peindre, un arabesque dans son livre de souvenirs ; 



198 MÉMOIRBS 

cet arabesque représentoit sou nom, et celui, de la 
charmante personne qu'il alloit épouser. Je plaçai 
dan& cet arabesque deux flambeaux allumés,, dont la 
flamme est réuliie, et au dessous de cet emblème j'é- 
crivis ces vers : 

Non, cette flamme vive et pnre 

M*eBt point la fagitiye ardear 
0e cet amoar léger, enfaiit de rimpostare. 

Qui promet en vain le bonhear ! 
Pai voulu peindre ici Tamour sans inconstance. 
Sans traits piquans, sans ailes, sans bandeau, ", 

Né dans le sein de Paimable innocence. 

Tendre et touchant, dès le berceau. 

Ah ! cette pinture si belle. 

Si digne d'un meilleur peinceau, 

Devroit sans doute être immortelle ! 
Que j^ainie à la tracer dans ce doux souvenir : 
Heureux qui peut toii^ours contempler soa modèle^ 

Mais plus heureux qui peut Toffrir ! 

, .J'ai &it. d'autres vers pour. lui ; et, dé son côté^ il 
en. a fait beaucoup, pour moi. J'encourageai avec un 
grand, plaisir son goût naissant pour la littérature 
et pour les arts qu'il a si bien cultivés dq>uis. Il pritv 
beaucoup d'amitié pour Casimir, qui y répondit avec 
sa franchise ordinaire, et qui se trouva heureux de lui 
offiir, comme le gage d'un véritable attachement, 
deux manuscrits originaux, de moi, qui ont été im- 
primés, mais qui étoient écrits tout entiers de ma 
niain, et dont, selon ma coutume, je n'avois livré à 
^'impression que des copies. Casimir attachant un 



D£ MADAAfB O» GENLIS. 199 

grand prix à ces origbiwxv m'avoit conjuré de les 
M donner, ce que j^ai toujours fa^(. Depuis il a en-- 
core donné à mon petit-fik, Anatole de .LawQestine, 
un de ces n^anuscritSi et ces dons ont été pour lui de 
vrais sacrifices. 

. Il m'arriva . dans» ce tenips une aventure qui me 
toucha sensiblement.; une jeunei personne de dix- 
huit ans, fiUe d*un ancien capitaine d,e caval^rifi^nom- 
mée Hyacinthe de Beaulieu, m'écrivit des lettres 
véritablement passionnées ^ et si naturelle^ que je lui 
répondis exactement, d'autant ..mieux qu'elle me 
disoit qu'elle.ae niourroit d'un mal de poitrine.déclaré 
mortel. Ce commerce dura six mois, au bout des- 
quels elle me manda que, pour me voir, avant de 
mourir, elleprofitoit de l'occasion du départ deBeau- 
vais, d'une de Bes sœurs mariée, qui.venoit. en^ poste 
à Paris. . En effets je la vis arriver, un matin, à midi, 
H l'ArsenaL Quoiqu'elle fbt .réellement inourante^ 
sa figure 4toit une des plus charmantes que j'aie ja- 
mais vues; elle se jeta dans mes bras en, pleurant, ne 
me dit que deux ou trois paroles, passa la journée 
entière avec moi, ne prit pour toute nourriture qu'un- 
bouillon, .restant toujours silencieuse, les. yeux axés 
sur moi^ me tenant la main qu'elle serroit et qu'elle 
baisoit à toute minute, et pleurant doucement de 
temps en temps. . Sa sœur l'envoya chercher à huit 
heures du isoir ; alors elle se mit ^genoux devant 
moi» me, demanda ma bénédiction ; je la pris dans 



20Ô MÉMOIRE» 

mes bras, où je crus qu^elIe alloit expirer. Enfiit, 
baignée de larmes, elle me quitta et me laissa dans 
un saisissement inexprimable ; elle retourna à Beau* 
vais, où elle mourut le lendemain de son arrivée. 
Son père m'écrivit pour m'anuoncer cette triste nou- 
velle ; elle Tavoit chargé, en mourant, de ' me faire 
ses derniers adieux, et de me dire qu'elle avoit donné 
à sa plus jeune sœur ce qu'elle avoit de plus précieux, 
qui étoit une tresse de mes cheveux qu'elle tenoit 
de moi. Je ne puis. exprimer combien je la regrettai ; 
ce n'étoit pas une âme commune que celle qui 
pouvoit se passionner ainsi d'une manière aussi 
pure. 

J'éprouvai un chagrin d'un autre genre : je fus ab- 
solument obligée de me séparer d'Helmina. Cette 
jeune personne joignoit au caractère le plus aimable 
et le plus doux, à beaucoup d'esprit et de talent une si 
-mauvaise tête, une conduite si extravagante, que nulle 
indulgence ne pouvoit en supporter les inconvé- 
niens. Peu de mois après, madame Récamier la prit 
avec elle, et les mêmes raisons la forcèrent à la même 
rupture. Stéphanie Alyon, ma filleule, que j'avois 
depuis deux ans avec moi, me resta. Casimir, quoi- 
qu'il fût encore enfant, lui donna un joli talent sur 
la harpe ; je lui appris l'orthographe, l'anglais, les 
élémens de l'histoire ; elle répondit parfaitement, de 
toutes manières à mes soins : elle a depuis traduit 
de l'anglais, avec beaucoup d'agrément, un volume 



D£ MADAMJS P£ GBNLIS. 201 

qui fait partie d'un ouvrage intitulé le Petit Natu- 
raliste, Elle est restée avec moi jusqu'à son mariage ; 
elle a épousé un militaire nommé M. Javary ; elle est 
aujourd'hui une femme aussi vertueuse qu'aimable. 
Quelque temps après ma brouilieriè avec Helmi- 
na^ je reçus des lettres d'une dame de province, qui 
me peignoit la situation la plus déplorable ; ses. let- 
tres étoient spirituelles et bien écrites : elks m'intér 
ressèrent vivement, car de telles lettres ont toujours 
eu sur moi un ascendant singulier. Je me passion- 
nai pour cette personne infortunée qui étoit à cin- 
quante lieues j je payai son voyage : je la fis venir 
pour vivre avec moi. Je l'attendois avec une impa- 
tience inexprimable; je savcHS qu^elle avoit cin- 
quante ans; mais comme dans mes lettres je .lui 
avois demandé tous les détails ima^ables sur sia 
:personne, elle m'en avoit même fait sur . sa figure 
qu'elle m'avoit dépeinte noble, belle, intéressante. 
Je me représentoi» une héroïne d'un ancien roman, 
^yant conservé tout ce qui pou voit en rappeler, les 
plus touchans souvenirs. Enfin elle arriva, et je 
vis une grande femme sèche, blafarde, minaudière, 
qui n'avoit ;|amais pu être jolie, et qui me fit une 
scène sentimentale du' ridicule le plus comique. 
Elle remplit si peu mon attente, .que j'imaginai d'a- 
bord qu'elle n'étoit pas l'auteur des lettres qui m'a- 
voient charmée ; mais je vis bientôt que, malgré tous 
ses désagrément, ses prétentions en tout genre et 

9** 



202 MÉMOIRES 

son mauvais goût, elle avait réellement beaucoup 
d'esprit ; qu'elle ^avoit bien Torthographe, et qu'elle 
avoit-même étudié la grammaire. Alors je relus ses 
lettres que j'avois soigneusement conservées, et je 
trouvai que la prévention et mon imagination les 
avoient excessivement embellies ; cependant ellefi 
^étoient spirituelles, mais bien inférieures au juge- 
ment que j'en avois porté. Madame*** me devint 
chaque jour plus insupportable par sa pédanterie, son 
aifectatipn, son mauvais ton et l'inconcevable ridi- 
cule de sa coquetterie. Un jour qu'elle entra chez 
moi très-par^e, §lle se regarda dans la glace de ma 
cheminée, et dit d'un air de satis&ctiott : ïTai en*^ 
core de la peau ! Ce qui signifioit qu'elle avoit en- 
' core une belle peau, chose qui n'étoit nullement, car 
son visage blafard étoit tout couvert de taches de 
rousseurs. - *^ Mais mon Dieu, madame, . lui dis-je 
brusqueinent,il n'y a rien d'étonnant à cela: le temps 
enlaidit, mais n'écorche pas." Madame***, que 
rien ne déconcertoit, sourit de ma âimplicité, et me 
fit une longue dissertation pour me prouver que J'ai 
de la peau ou J'ai du teint, eUe a de la peau, elle a 
. du teint, sont des e^^pressions très-usitées. Cette 
aimable compagne resta avec moi plus d'un an ; au 
bout de ce temps, sa passion pour M. Alyon, l'homme 
le plus laid que j'aie connu, et qui avoit aussi cin- 
quante ans ; cette passion, dis-j^? q^i fut partagée, 
éclata avec si peu ^ ménî^ement^ que je. fus forcée 



DE MABAMJB DB 6SNLIS. 203 

d'en témoigner ma surprise^ et de sunreiUer ces jeunes 
amans, qui formoient à eux deux plus d'un siècle. 
Bien ne put. les contenir, e% un beau jour M. Âlyon 
enleva, sa . conquête, il Temmena, et, à ma grande 
satisfaction, j'en fiis débarrassée. 

Mes travaux littéraires ne m'empécfaoient pas de 
donner des soins à l'éducation de Casimir; ilavoit^ 
une pétulance, une témérité naturelle décourage, qui 
m'ont beaucoup fait smiifrir, et que ceux qui ne l'ai- 
moient pas ont &it aisément passer pour de la mé* 
chanceté ; imputation bien calomtiîeuse, car H a tou- 
jours montré Fâme la plus généreuse et le toeur le 
plus sensible ; mais il est vrai qu'il s'est promené plus 
d'une fois sur les tbita de l'Arsenal, et, ce qui est 
plusefirayant encore, sur les pierres d'assises en de- 
hors du bâtiment, et qu'après avoir pris deux leçons 
de l'art de nager, il. a. traversé tout seul la rivière* 
Pour apprendre à montera cheval à quinze ans, il a 
fait iine course de trente lieues pour aller,- et autant 
pour revenir, à franc étrler. Toutes ces choses étaient 
fort efirayantes, mais elles s'allioient avec des qualités 
très-attachantes, un excellent cœur, une organisation 
admirable pour tous les arts,* un esprit infini, un 
grand fonds de piété, et les sentimens les plus no- 
bles : on n'a jamais fait l'aumône a^ec plus «de plaisir, 
et il lui est arrivé plus d'une fois, quand je ne lui 
donnois pas d'argent pour la faire, de donner en se- 
cret de ses vêtemens. La première petite so^lme un 



204 MÉMOIRES 

peu coiisidérable qu'il ait eue en son pouvoir fut cinq 
cents francs (il avoit quatorze ans), et il l'employa 
toute entière à me faire des présens, et sans en garder 
une obole pour lui. Il eut de sou premier concert, 
à Paris^ une somme très-considérable; il ne s*en ré- 
serva rien ; il en acheta six fauteuils et un canapé, 
^et des rideaux neufs pour un salon, et il fit du reste 
un emploi tr^s-vertueux. ^ Le succès inouï de ce 
concert fit désirer à M. Picard* qu'il se fît entendre 
à Louvois huit jours après, Casimir y consentit et ne 
youlqt y jouer que gratuitement. M. Picard eut 
non-seulement la salle remplie, mais de plus tous 
les corridors, et le succès de Casimir fut au moins 
aussi éclatant. que la première fois. Dans ce temps, 
M. Pieyre fit quatre vers suivie talent de Casimir, qui 
.furent bien véritablement un impromptu, car il les 
écrivit avec un crayon dans la salle même. Voici ce 
charmant quatrain qui ih'étoit adressé : 

Au jeuDe Orphée, à son luth enchanteur 
Quand le public rend un si- juste hommage, 

Vous ressemblez au Créateur 

Qui «^applaudit de son ouvrage. 

Ces concerts de Casimir écrasèrent toup les talens 
des professeurs de harpe ; je n'ai jamais vu égaler, et 
on ne surpstôsera jamais celui de Casimir ; il a achevé 
de perfectionner la harpe et les sons harmoniques, et 

* Auteur des comédies jouées au théâtre de TOdéon ayec tant de 
succès.-YJVole de V Auteur J 



DK MADAME DB GENJLIS. 205 

il a trouvé d'ailleurs une autre espèce de sons incon- 
nus jusqu^à lui : outre le son harmonique^ il en tire 
deux autres différens sur la même corde et formant 
raccord parfait ; d'ailleurs^ la méthode qu'il tient de 
moi pour la manière de poser les mains et de faire 
les gammes est tout-à-fait différente de celle des au- 
tres harpistes, qui en ont une si défectueuse^ qu'il 
est impossible qu'elle puisse atteindre la perfection; 
Casîmir3 outre beaucoup d'inventions qu'il seroit trop 
long de détailler ici, . a prouvé qu'on pouvoit jouer 
parfaitement des deux petits doigts (je ne jouois 
que de celui de la main droite) } il a monté la harpe 
avec des cordes beaucoup plus grosses, dix fois plus 
tendues, ce qui quadruple l'intensité du son ; il a 
imaginé de se poser sur un siège infiniment plus 
élevé, qui donne meilleure grâce et plus de faci- 
lité pour jouer et qui empêche la taille de tourner. 
N'ayant plus joué en public en France depuis ces deux 
concerts (il n'avoit que dix-sept ans *alors), sa mé- 
thode n'a pu se propager universellement. Les pro- 
fesseurs ne pouvant jouer dans ce genre perpétuèrent 
leur mauvaise école ; cependant deux élèves que Ca- 
simir a faits par amitié (et dont l'une n'est point ar- 
tiste)* concourent à prouver combien la nôtre est 
préférable. Alfred le prouve aussi dans la Belgique, 
et il n'a que dix-huit ans ;t îl complétera la preuve 

* Mademoiselle de Marcieu. 
t Ecrit en 1820. 



206 MÉMOIRES 

par la suite. Enfin ma^ niéthode gravée^ qui a eii 
tant de succès et <}e 4ébit) a âeule fait des élèves^ 
sans maîtres^ préférabrks à tous ceux des profes- 
seurs. 

Un jour, étant à pied dans les rues avec Stéphanie 
Alyon^ et Casimir âgé alors de quatorze ans, je m'a- 
musai à regarder un petit étalage de boutique posé à 
terre près du ruisseau ; tout à coup, je me sentis sai- 
sie par derrière ejt enlevée i ç'étoit Casimir, qui me 
porta, avec une force extraordinaire à «on âge, dans 
la coui* d'une maison dont. la porte étoit ouverte 3 il 
me sauva la vie, car j'aurois été écrasée par un che- 
val échappé, qu'avec ma distraction ordinaire, je n'a- 
vois pas entendu; Stéphanie s'étoit sauvée, Casimir 
n'avoit pensé qu'à moi ; ce courage et cet excellent 
cœur ne se sont jamais démentis. Il fit uncvautre 
action qui mérite d'être .rapportée. Comme il ren- 
troit à l'Arsenal à neuf heures du soir, la roue d'une 
charrette chargée de pierres de taille se brisa; 
l'homme, qui -condùisoit cette voiture, âuroit été 
écrasé, si Casimii; ne se fût précipité vers lui, n'eût 
retenu la charrette avec un genou et une m^n, et 
de l'autre n'eût retiré l'homme, qui . étoit tombé à 
genoux, et qui, en voulant soutenir la charrette avec 
son épaule, avoit déjà eu la clavicule cassée ; Casi-^ 
mir, voyant qu'il étoît grièvement blessé, le prit 
dans ses bras, lui demanda où il logeoit ; cet homme, 
qui étoit un maçon, lui répondit que c'étoit dans la 



DE MADAME DB GENLIS 207 

seconde cour de TArsenal; c'étoit en été^ ilfaisoit 
encore jour ; ceci se passa devant notre porte, en 
face de la bibliothèque ; le portier et sa famille ac- 
coururent, ainsi que |>]u8ieurs passans, qui voulu- 
rent aider à transporter le blessé. Casimir ne le 
souffirit pas, il le porta lui-même, suivi de la foule, 
jusqu'à son logement à un quatrième étage ; là, il 
envoya chercher un chirurgien, fit saigner le maçon, 
lui fit remettre la clavicule, en sa présence, le tenant 
dans ses bras, tout le temps de l'opération, pen- 
dant laquelle il m'envoya demander de Veau de til- 
leul et de fleur ^orange pour son malade, qui cer- 
tainement en prit alors pour la première fois de sa 
vie ; Casimir resta là jusqu'à minuit, il paya le chi- 
rurgien, et n alla, -pendant sept ou huit jours, visi- 
ter et soigner son malade. Trois semaines après, 
comme nous étions à notre paroisse dans l'église de^ 
Saint^Paul à la grand'messe, nous vîmes trois hommes 
avec des bouquets^ représentant le coi'ps des maçons 
rendant le pain bénit; à la fin de -la cérémonie tout 
le monde les vit, avec une grande surprise, s'appro- 
cher de Casimir et lui ofïnr une superbe brioche tout 
ornée de rubans; c'étoit un hommage qiie lui rendoit 
le corps des maçons, en reconnoissance de ce qu'il 
avoit fait pour leur camarade. Nous emportâmes, 
en triomphe à l'Arsenal," sa belle brioche, et .jamais 
préâent ne lui a fait plus de plaisir. 

Nous faisions tout haut des lectures d'histoire et 



206 MÉMOIRES 

de pièces de théâtre tous les soirs ) et je conterai à ce 
sujet un trait de Casimir,, qui, de toutes manières, 
mérite bien d'être cité : un soir, je lui lisois l'his- 
toire de CaunuSj un philosophe^ qui, condamné à 
mort, avant d'aller au supplice, joua tranquillement 
aux échecs avec son ami, et gagna la partie ; chose 
remarquée par tous les historiens sans exception 
comme la preuve d'une grande force d'âme ; cette' 
remarque se^trouvoit dans le livre que je lisois ; quand 
je l'eus faite, Casimir m'interrompit et me dit : " Il 
" n'y a rien d'étonnant à cela, l'ami contre lequel 
^^ jouoit le philosophe auroit été un monstre, s'il 
** avoit pu conserver assez de sang-froid pour jouer 
" passablement." J'ose dire que cette réflexion est 
admirable ; celui qui le premier la faisoit, et de pre- 
mier mouvement, n'avoit pas seize ans. Je veux 
citer aussi une remarque d'un autre enfant (Alfred 
Le Maire) dont je me chargeai et que j'élevai aussi 
dans ce temps, et dont je reparlerai dans la suite de 
ces Mémoires. JL«a remarque dont il est ici question - 
est d'autant plus charmante^ qu'elle donne une in- 
tention fnorale, touchante et très-naturelle, à 1 ^une 
des plus jolies fables de la Fontaine, qui n'avoit que 
le défaut d'en manquer. C'est la fable du Loup et 
de Vjigneau ; quand je lis cette fable à des enfans, 
je supprime toujours les deux premiers mauvais vers 
qui la commencent.* Lorsqu'avec cette suppression, 

• La raiflon du plus fort est toujours la meilleure^ 
Nous râlions montrer tout à Theure. 



» 



Ù^ MADAME D£ GfiNLIS. 209 

je lus à Alfred pour la première fois cette fable, il 
avoit huit ans ; il s'attendrit beaucoup sur le sort de 
VagnédUy et ensuite il me dit : Fbilà ce que c'est que 

de s'éloigner de sa mère I Certainement si La 

Fontaine avoit eu cette idée, il l'auroit exprimée, et 
sa fable seroit parfaite. 

Ce fut aussi dans ce même temps que je donnai 
la Tendresse maternelle ou V Education sensitive; je 
fis dans cet ouvrage un tour de force, et qui, de Ta- 
veu de tout le n^onde, me réussit. C'étoit d'entre- 
prendre une nouvelle histoire d'une femme enfermée 
dans un souterrain, et l'on convint unanimement que 
l'histoire de Diana est infiniment plus intéressante 
que celle de la duchesse de C***, qui avoit eu tant 
de succès dans Adèle et Théodore. Il y a dans cet 
ouvrage une idée très-neuve sur l'éducation, celle 
d'attacher un souvenir religieux ou moral à toutes 
les sensations qui, par la suite, pe\ivent devenir les 
plus dangereuses j en y réfléchissant, on adoptera 
un jour cette idée, qui sera, pour les femmes sur- 
tout, de la plus grande utUité. Je donnai, peu de 
temps après, le Siège de la Rochelle^* celui de tous 

* C'est en suivant cette idée que j*ai fait long-temps après (année 
1824), pour mon arrière-petite-fitle, Pulchérie de Celle, mon Caft~ 
tique des Fleurs, avec la seule intention d'abord d'en faire le préser- 
vatif de toutes les fadeurs corruptrices t]ue Ton adresse aux jeunes 
personnes en leur offrant des lit, des rotes, etc . ; et ensuite, pour 
rendre ce morceau de poésie plus instructif, j'imaginai d'en faire un 
cours de botanique, en ne présentant que les fleurs véritablement 



210 MÉMOIRES 

mes .romans qui a eu, et qui a encore le plus grand 
débit. . Cependant je n'ai point fait d'ouvrage ^ui^t 
été aussi maltraité par tous les journalistes, et nom- 
mément par. M. de Feletz, qui dit dans son extrait 
que . l'innocente .Clara est accusée d'un crime exécra- 
ble, et reconnue pour un monstre par son amant 
même> tmiquement parce qu'elle a été trouvée éva- 
npuie sur la table où l'on a jeté le corps de l'enfant ; 
tandis que dans le. roman j'aiacpumulé une juulti- 
tude de fausses apparences et de. faits positifs qui ne 
l^lssent aucune possibilité de douter qu'elle n'ait 
commis ce .crime: et. c'est une chose dont tout le 
monde est convenu universellement. M, de Feletz* 
m'en vouloit, pi^çe que j'avois repoussé les éloges 
qu'il, m'avoit ..donnés dans le Journal des. Débats^ 
sur une relation de mon voyage à Ferney, diezM. 
de Voltaire, et qui se. trouve dans le premier volume 
de Mes Souvenirs, parce qu'il. avoit fait de ces éloges 

merveilleuses par leurs propriétés et leurs différens phénomènes ; en- 
fin j*ai tâché démontrer dsyis. chaque couplet de ce cantique une mo> 
r^lité.fr»ppapte,.et d'y. montrer toi:g.oiu:s en même temps une Provf* 
dence touchante et sublime.-^/'jVbfe de VAvfeur.) 

* Il est, a dit Pope, deux sommets différens sur PHélicon 3 Tun est 
occupé par les écrÎFains qui s^efifbrceut d'attirer Tattention et de fixer 
les sufiTrages du public par leurs ouvrages 3 sur Vautre sont, en ob- 
servation continuelle, les rigides défenseurs du bon goût, exami- 
nant, loupe en main et souvent d%in œil prévenu, les titres des aspi- 
rans à la gloire. C*est de ce côté que M. de Feletz vint se placer en 
1801. Les propriétaires du Journal de Y Empire rattachèrent alors 
à la rédaction de leur feuille, et depuis il n'a pas cessé d'y fournir 



DB MADAME DK GBNLIS. 211 

une .comparaison et une critique très-amères du 
même yopge fait par madame Suard, et je n'ai ja- 
mais, aimé les louanges qu'on m'a données aux dé« 
pens d'une. autre. Je ne connoissois point madame 
Suard : son. mari avoit toujours été mon ennemi ; 
mais je répondis à M. de.Feletz,* dans un journal, 
d'une manière fort sèche pour lui^ et très-obligeante 
pour madame Suard, qui, pour toute reconnoissance, 
fit, un an aprëis. Madame de, Maint^mm peinte par 
tUe-méwfiy .ouvrage fort mal écrit, dans lequel jelle a 
pillé, toutes mes recherches et quelques-unes de mes 
réflexions, sans jamais me citer, £nfin je. donnai 
encore mon Bélisairej qui eut contre lui, comme je 
m'y étois attendue, toute la coterie philosophique. 
M.* de yilleterque,t dans \q. Journal de Paris, en 

des articles. Les critiqoes de M. de Feletz sont toi^ours fines et ingé- 
nieuses, mais elles se font plus souvent remarquer par leur malice 
que'par leur impartialité. 

M. de Feletz est aussi connu par les articles qu*il a fait insérer 
dans, le Mercure; par une Notice êur ia Vie de rarchevègue de 
Cambrai; par des Réflexions sur Télémaquef et par desiVb^ef sur 
le poëme de rimaginationé — {Note de F Editeur, J 

* Dans une dernière édition, récemment publiée, de cet ouvrage, 
j^ai rapporté ce fait, en ajoutant tout ce que je pense sur le talent 
distingué et le caractère estimable de M. de Feletz.— ^/Vb#e de VAu- 
teur.J ^ 

t M. de Villeterque a publié les Veittées philosophiques, la Fata- 
lité écrite; le Mari Jaloux, rivai de lui-même; Lucinde, ou les 
Conseils dangereux, comédies. On lui doit la traduction de Tanglais 
en français, AeiA Lettres Athéniennes -, un Elog^ de Dussaulx, tra 



212 MÉMOIRES 

fit la plus étrange critique, et qui, contre son inten- 
tion, se trouva être le plus grand éloge : il dit que le 
début si dramatique et si religieux de cet ouvrage se^ 
roit de la plus grande beauté, si Bélisaire étoit chré- 
tierty mais que, ne Tétant pas, ce début n'est qu'une 
extravagance; M. de Villeterque croyoit que Bélisaire 
étoit païen! J'eus la modération de ne faïre aucune 
espèce de réclamation. Il venoit de se marier à une 
jeune personne, qui ne Tavoit épousé que pour ses 
talens littéraires : on me dit que, si je relevois cette 
bévue, je le mettrois au désespoir, et je sacrifiai à la 
bonté Tàmour-propre d'auteur. Au reste, les litté- 
rateurs de bonne foi s'accordent à dire que mon Bé- 
lisaire est ceTtainement l'un de mes meilleurs ou- 
vrages. Plusieurs gens de lettres en ont pillé beau- 
coup de choses. 

Le Bélisaire de M. Marmontel est certainement 
l'ouvrage le plus médiocre qu'il ait fait ; les meil- 
leurs raisonne^iens politiques de son Bélisaire se 
trouvent beaucoup mieux exprimés dans Téléniaque, 
et la partie dramatique de ce livre est aussi invrai- 
semblable qu'insipide et mauvaise. D'abord M.Mar- 
montel annonce qu'il veut n^ontrer un grand homme 
aux prises avec l'adversité, et au bout de quelques 
pages, il n'y a plus d'adversité. Bélisaire, à force d'être 
doucereux, est impassible ; et, comme je l'ai dit, cette 

ductenr de Juvénal ; et nn grand nombre d*articles littéraires Insé* 
rés dans le Journal de Paris, — (Note de V Editeur,) 



JOE MADAME DE GENLIS. 213 

espèce de poëme n'est qu'une froide imitation de 
Téléniaque^ et dépourvue de toute espèce d'imagi- 
nation, Bélisaire est Mentor^ Justinien Idoniénée, 
Tibère Télémaque^ Eudoxe Antiope. Daix^ le poème 
de Fénélon, il est tout simple que Mentor instruise 
Idoménée qui veut fonder . une ville ; mais il est 
ridicule que Bélisaire, un vieux militaire, se trouve 
tout à. coup un pédagogue, et ne parle que de politi- 
que à un vieux roi, avec lequel il a vécu trente ans 
dans une grande intimité, et auquel il a dû dire toutes 
ces choses; d'ailleurs il est tout-à-fait incroyable 
que dans tous ces entretiens, si longs et si inultipliés, 
Bélisaire ne reconnoisse pas le son .de voix de Justi- 
nien \ enfin le ton de Bélisaire est celui d'un bour- 
geois de la rue Saint- Denis : il appelle toujours Jus- 
tinien mon voisin. L'auteur a voulu lui donner l'air 
de la bonhomie, il l'a rendu plat et ignoble. Le 
personnage de Gélimer est sans aucune couleur, ainsi 
que tous les caractères tracés dans ce livre, dont le 
style n'a ni pureté, ni clarté, ni noblesse : en voici 
quelques phrases : " L'âme qui est esclave de la 
'* cupidité est sans cesse exposée au plus offrant.—- 
" Quelte force peut balancer le goût des plaisirs, 
*^ l'attrait des jouissances, le désir de posséder 
*^ l'équivalent de tous les biens ?. .—L'homme privé 
^^ s'anéantit pour céder au roi son âme toute entière, 
^^ — Le monarque s'ennuie à table, dès que l'homme 



ce 



214 MÊMOIRBS 

^^ est rassasié. — Que l'habitude fasse à l'homme uû 
*^ premier besoin de sa propre estime*; qu'il accou- 
^^ tume âOn âme à s'éclancer hors d'elle-mém^ pour 
" recueillir les suffrages de ravenir.-— Le liixe est 
^^ dans un état, comme dés malhonnêtes gens qui 
^S ont fait de grandes alliances ; on les ménage par 
égard pour elles^mais on finit par les enfermer.f *^ 

Voici un galimatias inexplicable : 

^^ Les besoins rendent l'homme , opulent avare J, 
et son avarice est un mélange de toutes les passions 
qu'on ^i^tisfait avec de l'or ; mais si les plus arden- 
" tes de ces passions, l'orgueil, l'ambition, l'amour 
^' même, car il suit la gloire, ne tiennent plus aux 
" objets de luxe, voyez combien il perd de son attrait, 
" et l'avarice de sa force!— La vérité que doit 
*' rechercher un prince est la connoissance des rap- 
" ports qui intéressent l'humanité; pour un souve- 
" rain le vrai c'est le juste et l'utile § : c'est dans la 

• Au lieu de Vhahitude un chrétien diroit la religion^ et un ancien 
philosophe àuroit dit dh moins la vertu, 

f H est imposable de conceToir quHin homme d*esprit écrive dé 
telles choses. 

X l\ fàlloit dire les JaniaiHet, car Topulence donne plus qu^l ne 
faut pour satisfaire les besoins. 

§ Pour un êOuveraiUf ainsi que pour tout autre homîne, le vrai 

* 

est tont ce qui est vrai — (Notée de F Auteur,) 



(C 



DE MADAMB jy£ GENLTS. 215 



^' société^, le cercle des besoins, la chaîne des devoirs, 
l'accord des intérêts, Técshange dès secours, et le 
partage le plus équitable du bien public entre ceux 



ce 
ee 

** qui Topèrent/' 

Voilà de véritables énigmes, et Toii peut voir, dans 
ces échantillons, à quelle école se sont formés cer- 
tains auteurs modernes si dogmatiques, si trahçhans 
et si obscurs. Cet ouvrage n*eut du succès que parce 
qu'il entroit dans le plan de la conjuration encyclo- 
pédique contre la religioti et les rois : aussi fut-il 
prôné, exalté comme un chef-d'œuvre par tous les 
philosophes, qui montrèrent surtout le plus vif 
enthousiasme pour le chapitre le plus irréligieux de 
cet ouvrage; aussi M. de Voltaire écrivit-il à Mar- 
montel que, sans ce chapitre, ce siècle serait dans la 
boue. C'étoit apprécier bien modestement ses pro- 
pres ouvrais, et montrer tin grand mépris pour ceux 
des philosophes ; mais M. Marmontel crut à la sin- 
cérité de cette louange : les philosophes s'en moqué- 
rent entre , eux et ne s'en fâchèrent point. C'est 
dans ce livre qu^il est dit, en parlant des rois, que : 
^^ c'est un mal qu'il y ait des hommes qui puissent 
^^ imposer à la société tous les frais de leur èxiaf- 
" tence.'^ 

SA, la société ne vouloit faire les frais de F existence 
d^ aucun homme, il n'y auroit ni juges, ni militaires, 
ni chefs, et-'ni par conséquent de sociétés 



216 Ml^MOIRES 

" Un souverain doit se dire : Je m'engage à ne 
*^ vivre que pour mon peuple." 

Quoi ! ne lui permettra-t-on pas de vivre un peu 
pour sa famille ! 

*^ L'autorité est fondée sur la volonté et sûr la 
" force de tout un peuple. Je n'ai plus rien en 
" propre, dîsoit un Antonin ; mon palais n'est pas 
^^ à moi, disoit un Marc iVurèle; et leurs pareils ont 
" pensé comme eux." 

Non, certainement; car ces empereurs et les 
autres nommoient leurs successeurs ou leurs col- 
lègues, et l'on ne dispose pas ainsi d'une chose qui 
ne nous appartient pas; il est absurde et ridicule de 
donner comme fait positif un mot obligeant, une 
simple manière de parler. Certainement, quand 
Marc Aurèle disoit que son palais n'étoit pas à lui, 
il auroit trouvé fort étrange que le peuple fût venu 
prendre les logemens vacans; le public avoit la jouis- 
sance des magnifiques jardins des empereurs, et 
c'est une faveur que tous les souverains.de l'Europe 
accordent à leurs sujets et aux étrangers ; je ne sais 
pas si les empereurs païens donnoient des logemens 
dans leurs palais, et si Virgile et Horace y demeu- 
rèrent;^ mais nous avons vu beaucoup de gens de 
lettres et d'artistes logés au Louvre. Mais toits ces 
phrases de Marmontel étoient applaudies comme des 
vérités lumineuses et toutes nouvelles ; cependant il 



DB MABABUS DE GBNLIS. 217 

lie ilaisoit que répéter les déclamations du protestant 
Jurieu^ si victorieusement réfuté par Bossuet* Bâi- 
saire dit : 

^* Dans le souverain^ les besoins de Thomme isolé 
** se réduisent à peu de chose* ; il peut jouir à peu 
^* de Trais de tous les vrais biens de la vief ; le cercle 
"^^ lui ^n est prescrit,' et au delà ce n'est que vanité, 
^' fantaisies, illusionsj-. S'il se frappe de l'idée de 
** propriété, il deviendra avare de ce qu'il appellera 
^* son bien ; il croira s'enrichir aux dépens de ses 
^* peuples, et gagner ce qu'il leur ravira." 

Ainsi on est voleur et oppresseur (et surtout les 
rois) dès qu'on a une propriété. Toutes ces erreurs 
avoient été proscrites par le clergé de France, en 
i682j elles furent renouvelées, avant Bélismre dans 
f Emile de Rousseau, et condamnées le 9 juin 1762, 
comme tendant à donner un caractère faux et odieux 
à l'autorité souveraine, et à détruire le principe de 
l'obéissance qui lui est due en affoiblissant le respect 
et l'amour des peujdes pour leur roi. UEncyclopé^ 
die a consacré ces erreurs dans les articles Gouverne- 
ment, Autorité^ tout cela se tient bien. Un roman 
est une espèce de poëme ; dans l'uh et l'autre les 



* Poarqaoi auroh-il moins de besoins que les autres hommes ? 
t Et nous aussi. 

X L^autaur auroit bien dÀ nous expliquer quel est ce cercle quMl 
preacriU'-^Notes de VAuteur.) 

TOME V, .10 



.21.8 MEMOIRES 

tègles sont à peu près les mêmes } l'une des pre-* 
mières est de ne jamais faire sortir les personnages 
dé leur caractère^ de se conformer aux temps^ aux 
mœurs^ aux lieux; rien de tout cela n'est observé 
dans le Bélisaire de M. Marmontel; son Bélisaire 
parle constamment comme un bourgeois de Paris ou 
comme un encyclopédiste^ et alors il répète tout ce 
que Voltaire a dit dans son poème de la Loi naturelle, 
et tout ce que Rousseau a écrit, dans ses divers 
ouvrages, sur le gouvernement, les finances, la no-' 
blesse, la cour, la vertu, et il étoit d'autant plus ri- 
dicule de faire de Bélisaire un esprit fort^ que ce 
grand homme eût une extrême piété, et que,7)our 
«ignaler son respect pour la religion, après la con- 
quête, d'Afrique, il fit porter en triomphe parmi ses 
autres trophées les livres des saints évangiles, qu'il 
fit enrichir d'or et orner de diamans. 
' On me pardonnera cette digression, puisqu'elle 
tient à la morale, à la religion, et à la littérature* 

J'ai donné aussi, vers ce temps, ^Iphonse^ou le 
Fïls Naturel, ouvrage où je crois ïivoir développé 
tout ce qu'on peut dire de plus raisonnable et de 
plus moral sur les bâtards ; il me semble d'ailleurs 
que les situations de ce roman sont tout-à-fait ori- 
ginales, et que j'y ai bien peint le ton de la province 
et les mœurs des colonies. 

Comme je l'ai déjà dit, M. de Cabre, très-occupé 
de mes intérêts, m'avoit fait faire connoissance avec 



D£ MADAME D£ GENLIS. 219 

madame la maréchale Bernadotte, et sa sœur la 
princesse Joseph, deux personnes pour lesquelles 
je conserverai toujours le plus tendre attachement. La 
princesse Joseph devint reine de Naples; elle avoît 
pris beaucoup d^amitië pour moi, et M. de Cabre^ 
à mon insu, n'eut pas de peine à lui persuader de me 
choisir pour gouvernante de ses. enfans ; ce qui me s 

fut proposé avec toutes les conditions les plus avan- 
tageuses çt les plus brillantes. J'ai toujours eu l'aver- 
sion la plus naturelle pour tout ce qui manque de 
convenances, et je sentis que la personne qui avoit 
élevé trois princes et une princesse ^e la, maison de 
Bourbon, ne devoit pas élever des enfans de la famille 
inipériale de Bonaparte ; d'ailleurs je recevois une 
penlsion de l'empereur, il étoit mon bienfaiteur, et le 
premier et^le seul que j'aie eu parmi les souverains. 
Je savois qu'il n'aimoit pas que les personnes qui 
avoient quelques talens quittassent la France, et je 
ne Revois rien faire sans le consulter. Je répondis 
à la reine de Naples (après lui avoir exprimé ma 
reconnoissance) qu'il ne me suffiroit pas que l'em-* 
pereur ne refusât point son consentement, parce qu'il 
pourroît ne le donner que par complaisance pour la 
reine ;' qu'il falloit qu'il me fit dire que cette nomina^ 
tion lui seroit agréable, et que j'allois lui écrire en 
conséquence ; ce que je fis en eflfet. L'empereur ne 
me fit rien dire et je n'allai point à Naples. Voilà 
exactement comment la chose s'est passée. 

10* 



220 MÉMOIRES 

Je dois ajouter jqiie la reine de NapleSy d^ elle-même, 
et sans qu'assurément j'en eusse l'idée^ voulut me 
faire une pension de ^ mille écus; elle étoit reine, et 
reconnue de toute l'Europe : je dus accepter ; mais 
ne voulant pas que cette pension me fût donnée 
gratuitement, j'imaginai de faire un travail entière- 
ment pour elle ^ ce fut un cours par écrit d'histoire 
et de littérature ; ce qui a fprmé un ouvrage manus- 
crit pour elle et pour ses enfans, qui luuest resté, 
et dont je n'ai gardé aucune copie; je lui ai donné 
en outre les originaux de tous mes arabesques my- 
thologiques, que j'avois peints avec le plus grand 
soin, et fait relier dans un beau livre. A propos de 
cet ouvrage, j'ai oublié d'en parler; je le regarde 
pourtant comme un des plus utiles pour l'éducation. 
Je crois que je donnai alors ma Maison Rustique^ 
l'un des ouvrages les plus utiles que j'aie fait pour 
les jeunes personnes, et qui m'a coûté,, pendant \m 
an, les recherches les plus fatigantes. Ce fîit aussi à 
cette époque que ma tante, madame de Montesson, 
tomba dans un état qui bientôt ne laissa plus d espoir 
pour sa vie. J'étois depuis long-temps parfaitement 
réconciliée avec elle. Depuis mon retour, elle ne 
m'avoit pas rendu le plus léger service ; mais je ne 
lui demaildois rien, je n'en attendois rien. Elle me 
caressoit beaucoup; j'allois la voir à peu près tous 
les , quinze jours, et nous étions fort bien ensemble. 
Aussitôt que je vis que sa vie étoit en danger, j'allai 



DS MADAME OS GENLIS. 221 

assidûment chzz elle la soigner, lui tenir compagnie, . 
depuis onze heures du matin jusqu'à neuf heures du 
soir, que je retournois à TArsenal. Comme elle 
aimoit à m'entendre lire tout haut, je lui faisois des 
lectures quatre ou cinq heures par jour ; elle souf- 
froit peu, ^t conserva sa tête presque jusqu'aux der* 
niers momens. Je ne la quittai point dans son 
agonie : j'envoyai chercher un prêtre pour dire les 
prières des agonisans ; eUe avoit reçu tous les sacre* 
mens qu'elle avoit elle-même demandés; je priai 
pour elle derrière son rideau, tout bas et sans qu'elle 
me vit, pendant tout le temps que dura son -agonie* 
Lorsqu'elle eut rendu le dernier soupir, je fis allumer 
deux cierges auprès de son lit, j'établis ^ans sa cham- 
bre uh prêtre pour dire les prières des morts, et 
aussitôt après, je retournai à l'Arsenal. Jusqu'à oe 
qu'on eût vu un testament de madame de Montesson, 
mon frère et moi nous étions ses seuls héritiers ; mon 
frère étoit à Bordeaux, ainsi j'avois seule le droit de 
donner des ordres dans la maison jusqu'au lever des 
scellés ; mais avec mon insouciance ordinaire, au6si« 
tôt qu^elle eut les yeux fermés, je sortis de la maison, 
et je n'y retournai point; j'appris quelques jours 
après la mort de ma tante que, par so^ testament 
(qui ne me fut point communiqué), eUe instituoit 
M. de Valence son légataire universel, qu'elle me 
laissoit mn^^ mille francs, mais dont M. de Valence 
ne seroit tenu qu'à me payer la rente de mille francs ; 

10»* 



222 MiMOIRES 

enfin^ elle avoit ajouté à cette étrange claose^ que je 
ne pôurrois pas poursuivre en justice si on ne me 
payoit pas exactement ; elle faisoit le même legs à 
mon frère et aux mêmes conditions. Ck)mme mon 
frère étoit fort mal à son aise dans ce temps-là, je 
lui donnai ma rente, dont je l'ai laissé jouir pendant 
huit ans. Madame de Montesson laissa à mon petit- 
£l8, Amable de Lawoestine, et son arrière-petit^ne veu^ 
une somme de quatre mille francs une fois payée; 
c'étoit le legs qu'on auroit pu faire à un laquais ; elle 
ne lui avoit jamais rien donné de son vivant. Cer- 
tainement par sa conduite militaire, ses brUlans suc- 
cès dans le monde, son aimable caractère^ là bonté de 
son cœur et l'élévation de ses sentimens,il auroit dit 
obtenir l'affection d'une personne qui pou voit juste- 
ment s'enorgueillir d'avoir un tel neveu. Du reste 
ce testament ne contenoit aucun legs d'amitié. En-* 
fin il ne laissoit aucun. sort à madame Robadet, sa 
dame de compagnie^ qui lui avoit consacré tous les 
beaux jours de sa jeunesse, -des talens charmans, qui 
avoit passé un grand nombre d'années avec elle^ en 
lui prodiguant les plus tendres soins. 

Je me trouvois fort heureuscà l'Arsenal avec Casi- 
mir, et un aimable enfant nommé Alfred Lenlaire 
(dont j'ai déjà parlé), orphelin, sans aucun appui, 
que Casimir, vivement touché de son sort, m'avoit 
conseillé de prendre avec nous ; Casimir avoit alors 
quatorze ans, et Fenfant n'en- avoit pas tout-à-fait 



DE MADAMB Dfi 6BNLIS. -223 

ciiiq : il annonçoit le meilleur naturel, de Tesprit, et 
d'heureuses dispositions de plus d'un genre ; il n'a 
point trompé mes espérances ; j'en parlerai dans la 
suite avec détail.* 

Casimir fit un voyage en Angleterre, où il eut, de 
toutes les manières, les plus éclatans succès. Il avoit 
dix*sept ans, et ayant- dès lôrs un grand éloignement 
pour l'état d'artiste, il n'y voulut point être en cette 
qualité; mais son admirable talent, son amabilité 
personnelle, et sa conduite, qui fut parfaite, le firent 
rechercher avec un empressement universel par les 
princes et princesses, et tout ce qu'il y avoit de plus 
distingué en Angleteire. Il ne reçut d'argent de 
personne, m£ds on lui fit de magnifiques présens ; il 
en garda une petite partie, qu'il ,me donna à son 
retour. Alors il ache^ des meubles pour meubler 
son logement ; il m'en donna plusieurs qui me man- 
quoient. Il acheta un cabriolet et un cheval, le reste 
de l'argent passa dans le niéuage ; il n'en dépensa rien 
d'ailleurs en superfiuités pour lui. En revenant en 
France,. U trouva à Douvres Paméla logeant dans la 
même auberge ; Casimir étoit avec le prince d'Esthé- 
raz^, qui le ramenoit en France sur un paquebot à 
lui. Le soir de son arrivée à Douvres, Paméla fit 
prier Casimir de passer chez elle ; il y alla et la trouva 
en larmes : elle luldit qu'elle étoit poursuivie par des 
créanciers qui l'arrêteroîent, la forceroient de retour- 
ner à Londres, où elle retrouveroit d'autres créan* 



224 MEMOIRSS 

cîers et d^orribles embarras ; mais qu'elle poarroit 
être quitte de ces craintes mortelles et de ce malheur 
pressant^ s'ilpayoit sur-le- champ pour elle cinquante 
louis^ argent de France, et s*il la faisoit passer fur- 
tivement dans la nuit^ s^r le paquebot dé" M. d'Ës- 
thérazy. Casimir donna les cinquante louis aux cré- 
anciers; il obtint^ non sans peine, la permission 
, qu'eUe désiroit, et il la conduisit lui-même, au milieu 
de la nuit, sur le paquebot, où il la fit cacher à fond 
de cale, puisqu'elle redoutoit mortellement l'arrivée 
de nouveaux créanciers; 

Casimir vint à franc*étrier^ de Calais à Paris^ 
m'annoncer l'arrivée de Psunéla, à laquelle j'avois 
. écrit pour la conjurer de ne point revenir à Paris, et> 
au lieu de cela, de retourner à Hambourg avec M. 
Pitcairn, son mari, lui représentant qu'elle avoit 
« ui^e fille qui étoit avec lui et qui réclamoit ses soins. 
Malgré toutes mes exhortations, elle arrivoit; des 
raisons d'intérêt fort plausibles l'y décidèrent. Casi- 
mir me demanda en grâce de la prendre à l'Arsenal^ 
de lui donner son logement, disant qu'il se contente- 
roit de coucher dans le salon sur un lit de sangle. Je 
lui offiri^ toutes ces choses, c^est-à-dire, de la loger^ 
elle^ sa fille^ l'intéressante^ jeune Paméla, fille de 
lord Edward Fitz-Gérald, et une demoiselle de çom- 
pagnie, et de la nourrir. Je ne mis qu'une condi- 
tion à ces propositions, qui fut qu'elle né recevroit que 
les personnes de ma connoissance. Elle refusa tou- 



DB MADAIUB DB GBNLIS. 225 

tes ces offices: alors je fis tous mes efforts pour l'en- 
gager à prendre un petit logement près de moi à la 
Place Royale^ lui représentant que ces logemens 
étoient jolis et à très-bon marché; qu'elle pourroit 
venir à pied tous les jours dîner chez moi, et que de 
cette manière elle feroit très-peu de dépense; elle re- 
fusa de même. 

M. Ameilhon ât tant par ses intrigues, et moi par . 
mon indolence dans les affiiires qui me sont person- 
nelles je fis si peu, que le ministre m^écrivit que mon 
appartement étoit nécessaire à la bibliothèque, et 
qu'il me proposoit en échange le logement qui étoit 
au-dessus, moins beau, mais ayant plus de pièces, 
et auquel étoit attaché un petit jardin; le ministre 
sgoutoit que cependant j'étois la maltresse de rester 
dans mon appartement, mais qûje nicm amour pour 
les lettre* me feroit accepter sa proposition. Je l'ac- 
ceptai en effet pour éviter toutes les discussions, et 
pour avoir le bonheur de posséder un petit jardin . Il 
fut convenu que je déménagerois quand je le voudrois, ^ 
aucun temps ne me fut fixé. 

M. de La Borie, que je connoissois depuis long- 
temps, me fit demander un entretien particulier^ il 
vint et il me dit qu'il étoit chargé par M. Michaud 
et quelques autres gens de lettres, quifaisoient l'en- 
treprise d'un nouveau dictionnaire historique intitulé 
Biographie universelle^ iJe me proposer^ aux condi- 
tions que je voudrois, d'y travailler et d'y faire les 

10** 



226 MÉMOIRES 

articles des femmes célèbreSé Je répondis que y y 
consentirois^ pourvu que ce dictionnaire ne ftlt pas 
fût dans mi esprit irréligieux ; il répliqua que le seul 
nom de JVf . Michaud devoit m'en donner l'assuran- 
ce. En effets cet écrivaih a toujours respecté la re- 
ligion. Je dis encore que je ne m'engagerois à rien 
sans avoir la liste de ceux qui travailleroient à cet 
ouvrage, parce que^ je ne voulois pas mettre mon 
nom à côté d'un nom que je mépriserois; j'ajoutai 
que mon mépris pour les gens de lettre, ne tomboit 
que sur ceux qui cherchoient à détruire la religion^ 
parce que c'étoit vouloir anéantir lamorale ; que je ne 
regardois point comme impies ceux qui^ par légèreté, 
laissoieut échapper de leur plume quelques phrases 
peu réfléchies que l'on pouvoit mal interpréter, mais 
que je ne conséntirois jamais à avoir pour collègues 
des hommes se d^larant ouvertement, sous ce rap- 
port, disciples de Voltaire et de Diderot; et que d'ail- 
leurs je travaillerons s^s répiignance avec mes enne- 
mis persoiuiels, pourvu qu'ils n'eussent tien écrit 
contre la religion. M. «de La Borie m'envoya cette 
liste : j'y vis les noms de MM» Suard et Auger*, 

* La puisBance de créer n*a point été donnée à M. Auger ; tous ses 
titres au fauteuil académique, qu^il occupe depuis l'ordonnance eu 
vertu de laquelle Tinstifut a été recomposé, consistent eu Notices sur 
les auteurs, et en notes sur les ouvrages anciens dont il a suTTeillé 
les nouvelles éditions Deux Éloges, Tun de Boileau, Tautre de 
Corneille, proposés par TAçadémie, lui ont valu un prix et un accès- 
siti lï a donné un grand nombre d'articles de critique littéraire dans 



DE MABAMB DE 6ENLIS.' /227 

tous deux mes ennemis, et passant pour être philoso*» 
phes. Le premier avoit écrit jadis d'une manière peu 
religieuse, mais avec ménagement ; il étoit vieux, ses 
ouvrées étpient oubliés, il n 'avoit plus l'intérêt de 
flatter un parti puissant 5 j'ims^inai qu'il étoit devenu 
plus sage, et je ne vis pas d'inconvénient à l'avoir 
pour collègue, ainsi que M. Auger, qui n'avoit écrit 
que quelques petits articles de journaux, dans les- 
quels on ne trouvoit rien de positivement répréhensi- 
foie. J'eus la même tolérance pour quelques autres 
personnes qui se trou voient sur'cette-liste, mais il me 
fut impossible d'étendre cette indulgence jusqu'à M* 

la Décade philosophique, dans le Journal Oénéraly dans /^ 
Spectateur et dans le Journal de VEmpire, Cest sans doute 
A cette vocation pour la critique que .M. Auger dut l'honneur 
de faire partie de la commission decensure, en 1820.— -fiVb<6 deVJE- 
' diteur,) 

* Ginguené, né â Rennes, en 1748, débuta dans la carrière des 
lettres par une jolie pièce de vers intitulée : La ConfetiUm de Zulmé, 
Il ne se nomma pas d^abord, et plusieurs poètes du temps selaissè- 
rent attribuer cette pièce, ce qui, par la suite, leur fit peu d'honneur. 
Il ûit arrêté en 17^3 et enfermé à Saint-Lazare, avec André Chénier et 
Roucber, qui tous deux périrent sur Téchafaud; le 9 thermidor sauva 
Gingpuené; Bientôt après il fit partie du comité d'instruction publi- 
que, et ensuite fut nommé membre de l'Institut. Ambassadeur à 
Turin en I79S, et député au tribunaten 1799, il en fut éliminé en 
1802, et la politique, qui l'avoit enlevé aux lettres, te leur rendit ~ 
flbns retour. ' Vhiêtoire littéraire de Vltaîie est le plus impprtiuit 
des ouvrages de Ginguené. Un Eloge de Louis XII; une Notice eur 
lee ouvragée de Piccini, des Lettres sur les Confessions de J,rJ^ 
BousseaUf et des Fables, sont les autres titres littéraires de cet au. 
teur. Ginguené mourut au mois dénovembhe 1816. IT a fait, dans 



228' MÉMOIKBS 

Ginguené* qui, dans des ouvrages pitoyables, avoit 
ouvertement montré le plus violent écharnement contre 
la religion ; il avoit fait en outre un cours public de 
littérature italienne, et ce cours fait sans aucune es- 
pèce de talent, avoit scandalisé tout le monde par son 
irréligion*. 

£n montrant de tels principes, M. Ginguené, 
ainsi que M. Salgues,** et quelques autres, se 

la Biographie wniverseUe les artiples des auteurs italiens j et lesar- 
ticles sur la musique, dans V Encyclopédie méthodique. 11 avoit tra- 
yaillé avec Chamfort à la Feuille ViïlctgeoUey et composé, pendant 
la révolution, quelques brochures politiques.*-(iVo^e de V Editeur.} 

* Ce coursa été imprimé ^ comme Tauteur n^étoit ni réritablement 
instruit, ni laborieux, il se fit aider, dans ce misérable travail, en 
payant à bas prix des jeanés gens qui lui. foumissdent des extraits 
tout faits. Il reeueilloit tous ces matériaux, en le^ arrangeant tant 
bien que mal, par ordre chronologique, et très-souvent sans se don- 
ner la peine d^examiner si, pour les faits, ils s^accordoient entre eux. 
Je ne citerai qu'un exemple de cette ridicule négligence, et il suffira 
pour donner une idée du livre et de Tauteur. En parlant da fameux 
Pié de la Mlrandole, M. Ginguené dit que ce savant précoce, sen- 
tant sa fin s^approchér, fit supplier Latureut de Médicis de venir le 
voir ; que le prince se rendit chez lui, le trouva mourant, le prit dans 
ses bras et reçut son dernier sotipir. Une vingtaine de pages apfès^ 
M. Ginguené dit que Laurent de Médicis, sur son lit de mort, fit 
appeler Pie de la Mirandole et mourut dans ses bras. Certainement 
voijâ un miracle aussi étonnant que tous ceux de la religion, que nie 
M. Ginguené. Cette inconcevable bévue a été relevée dans le Jour- 

I 

nal des ArtSy auquel j*en envoyai la note avec le livre ; elle est si cu- 
rieuse que tout le monde Ta vérlûée. ^-{Note de V Auteur. J 

f M. Salgues quitta, au commencement delà révolution, les fonc- 

tions de professeur d^éloquence au collège de Sens, pour prendre, 

. dans la même viUe, celle de procureur de la commune. Il fut dé. 



DE MADAME DE GENLIS. 229 

^ 'i 

croyoient de bonne foi les héritiers de l'esprit de Vol- 
taire. Très-décidée à ne point travailler avec M, 
Ginguené, je revis M. de La Borie pour le lui décla^ 
rer ; je lui dis que je ne demanddis l'exclusion dé 
personne, et que je le priois de répondre simplement 
à ceux qui l'avoient chargé de me parler, que mes oc- 
cupations ne me permettoient pas d'entreprendre un 
semblable travail. Au lieu de cette réponse douce 
et prudente, M. de La Borie conta le fait, et, d'a- 
près cette explication^ il m'écrivit un billet que je 
possède, et qui sera mis à la fin de cet ouvrage 
comme pièce justificative. Ce billet me disoit que 
Tentreprise de biographie gagneroit tout à la déci- 
sion qu'on venoit de prendre, qui étoit d'acquérir le 
plus beau talent, et d*en exclure un homme indigne 
d'y travailler^ 

Il faut remarquer que je n'avois rien de personnel 
contre M. Ginguené ; il n'avoit pas, à cette époque, 

nonce pendant le règ^ne de la terrear, mais cette dénonciation uVnt 
pour lui aucune suite ftchense. Ilpublia, en 1797) un«7oiinui2 de9 
SpedaeleSy qui n*ent point de snccèsy et depuis il a concouru à la ré. 
daction d^ua grand nombr* de feuillea politiques et de journaux lit- 
téraires. M. Saignes est auteur d*un ouvrage en trois yolumes in-So. 
intitulé: Deg Erreurs et dee Préjugés répandus dans la Société, et 
d'un autre quyrage en un yolume, sur les Mœurs, la Littérature 
et la Philosophie, 1\ a en outre publié des Mémoires pour servir 
à r Histoire de France peiuUmt le goutiememeHi de Napoléon Bo- 
naparte; et une traduction nouvelle du Paradis perdu. Dans ses 
critiqués il dédaigne les ménagemens et les précautions qu*exi^ 
Pamoar-propre des auteursf et que commande la politesse des sakms, 
passée dans la littérature.— (2Vb<« de V Editeur.) 



â30 MÉMOIRES 

écrit un seul mot contre moi. Je n'ai jamais haï mes 
enûemis^ mais j'ai toujours souverainement méprisé 
ceux de la religion. D'après ce billet de M. de La 
"Soiiey je pris donc l'engagement qu'on désiroit. On 
souscrivit de très-bonne grâce à toutes mes condi- 
tions^ ou me donna de l'argent d'avance, je crois, 
mille ou douze cents francs, et je me mis à travailler 
aux articles qu'on m'avoit indiqués, promettant d'en 
fournir quelques-uns sous deux mois. Au bout de 
six semaines, M. de La Borie m'écrivit qu'on n'avoit 
januds pu se débarrasser de M. Ginguené, et qu'on 
espéroit que je voudrois bien prendre mon parti là- 
dessus. Je ne le pris point du tout ; je répondis 
qu'un' marché est nul quand ori manque a la princi- 
pale condition qui le fonde ; je déclarai que je ne tra- 
vaillerois point à la Biographie universelle, ouvrage 
tout'à-fait neuj^ ; je rendis l'argent,: dont je reçus 
la quittance en bonnes formes, et je gagnai à toute 
cette aventure une trentaipe d'ennemis de plus; qui 
me sont restés. 

Ne voulant pas perdre les articles que j'avois faits, 
et ceux que j'avois préparés, j'en formai un volume 
sur les femmes, que j'intitulai V Influence des femmes 

m 

sur la littérature française^ ouvrage qui nous n^an 
quoit) et que je crois avoir fait avec une parfaite im- 
partialité. Les collaborateurs de la biographie, ou- 
trés déjà de ma retraite^ devinrent furieux lorsqu'ils. 

*C*eBt le titre singulier que les nuteurs lui donnent.— (2Vo<e de 
V Auteur.) 



DB MADAME DS GKXLIS. 231 

virent paroltre cet ouvrage,' car ils savoient bien, 
dans leur conscience, que les article.^ de leur dic- 
tionnaire sur les femmes ne vaudroient pas les miens ; 
ils osèrent dire et imprimer que les articles de nion 
ouvrage leur apps^rtenoien^, et que j'avois manqué à 
mes cngagemens, . en frustrant le dictionnaire* 
On peut bien dédaigner une fausse accusation qui ne 
porte (][ue sur un point de littérature ; mais il est im* 
possible de ne pas répondre à celles qui attaquent 
l'honneur et la probité. Je pouvois me justifier à 
rinstant, nôn-seulement en rendant publique la let- 
tre de M. de La Borie dont j'ai déjà parlé, mais encore 
deux autres qu'il m'écrivit depuis la rupture du 
marché, dans lesquelles il dit formellement que j'ai 
eu toutes raisons sur tous les points de cette affaire, 
et que tous mes procédés ont été irréprochables. 

Je conservai de même ces lettres. Cependant, 
par un sentiment de délicatesse et d'honnêteté, je 
me trouvoisfort embarrassée-; outre que je répugnois 
beaucoup à compromettre M. de La Borie, et à lui 
faire des ennemis irréconciliables, je ne pouvois 
choisir pour un tel éclat un moment plus fâcheux 
pour lui :' il étoit disgracié par le chef du gouverne- 
ment, et même exilé de Paris. Je pris le parti de 
faire imprimer, dans une brochure, un démenti for- 
mel de l'imputation calomnieuse, en ajoutant que^ si 
l'on disoit un seul mot de plus sur cette affaire, en 
réponse, à mon démenti, malgré toutes mes répi^- 



232 



MÉMOIRES 



gnances de délicatesse et.de bonté, comme tout doit 
céder à l'honnear, je publierois sur-le-champ trois 
lettres signées^ qui prou veroient, à ne laisser aucun 
doute, l'honnêteté, la droiture de mes procédés, et 
l'indignité de la calomnie dont j'étois l'objet; 
qu'ainsi je conseillois le silence absolu, parce que, 
d'après cet écrit, je consentirois à le prendre pour 
une rétractation: on m'obéit, on ne répondit pas 
une seule ligne, pas un seul mot ; il n'en fut plus 
question. Je critiquai, dans trois brochures que 
je donnai successivement, et qui eurent le plus gn^nd 
succès, les trois premiers volumes de la JBiogra- 
phie; ils étoient en eflFet très^critiquableSy pour quatre 
ou cinq auteurs (M. Ginguené à la tête et le pire de^ 
tous), sous le double rapport de la religion et de la 
-littérature ; j'ai relevé entre autres de telles inepties 
de M. . Ginguené, qu'il n'essaya même pas de les 
justi&er ; mais sa haine contre moi devint implaca- 
ble ; il l'exhala dans une quantité de petits libelles, 
tous plus sots les uns que les autres ; il me donna 
pour ennemis tous les petits folliculaires ^t petits 
discoureurs littéraires^ qui sont plus redo^utables par 
leurs clameurs et leurs intrigues que les vrais littéra- 
teurs, qui n'ont de l'inimitié qa' en grand, qui n'ont, 
pas le temps de la mettre en détail, et qui, avec de 
l'esprit et des lumières, sont capables de reconnoltre 
des torts et de les réparer; j'eus néanmoins dans 
cette dispute un triomphe qui me toucha beaucoup; 



DB MADABtJB DB GBNLI8. 233 

Tarticle Biron (duc de Lauzun) étoit très-injuste et 
très-injurieux à la mémoire de cet infortuné ; il con- 
tenoit aussi de véritables calomnies sur le dernierduc 
d^Orléaus. Je ne crois pas que l'auteur^ qui étoit 
un homme estimable, eût fait cet article par mé- 
chanceté ; mais il étoit mal informé, l'article étoit 
rempli de faussetés. Je fis une brochure pour le ré- 
futer 5 elle produisit tant d'effet, que l'on mit. un 
carton au volume. Un autre auteur refit l'article 
exactement comme j^avois indiqué qu'on de voit le 
faire, et on m'en envoya l'épreuve. Ce succès d'une 
critique dictée par la vérité, par le souvenir d'i^ne 
ancienne amitié, me parut aussi glorieux qu'il étoit 
satisfaisant. Je suis si incapable d'animosité, que 
n'ayant nulle envie de perpétuer le souvenir de ces 
querdks, je n'ai jamais voulu que l'on recueillit mes 
brochures pour les réunir à mes œuvres. 

Cette modération eut d'autant, plus de mérite pour 
moi, que ces brochures m'avoient procuré, outre l'ap- 
probation universelle, le suffrage particulier d'un lit- 
térateur rempli de goût,, de lumières et de talent, et 
qui étoit en même temps un de mes plus chers amis. 
Voici la lettre que je reçus, à ce sujet, de M. Pieyre. 

*^ Je trouvai hier au soir, madame, votre brochure 
en rentrant Le temps qu'il fait m'empêche d'aller 
vous dire mon extrême plaisir. Je ne me couchai pas 
sans l'avoir lue. C'est écrit de verve, c'est entraî- 
nant. Saine logique, tout bien lié avec une si grande 



234 



MEMOIRES 



force de preuves, une si grande évidence de la mau- 
vaise foi des détracteurs ! Ah ! oui, toute réflexion 
faite, ils aimeroient sûrement mieux l'avoir pris sur 
on autre ton. Que. le vôtre partout est noble et 
digne de vous ! qu'il est ferme et net dans, les deux 
pages sur la Biographie ! et quelle délicatesse de 
procédés, lorsqu'assurément vous êtes provoquée de 
manière à pouvoir tout dire ! mais combien cette ré* 
ticence vous fait plus d'honneur.! quelle honte elle 
jette en même temps sur eux ! Ils vont enfin se taire, 
la peur les y forcera. Le noble motif! vous les écra- 
sez, et il y a de quoi ne plus oser lever les yeux ; 
mais le masque de la lettre initiale les couvre. Ah 1 
ils ont cherché la guerre l leur malveillance les a 
aveuglés au point de vous donner^ tant d'avantages! 
votre constante modération les a enhardis: Us ont 
cru pouvoir vous déchirer impunément. Ils verront 
que toute chose à son terme, et qu'on sait faire usage 
de ses armes, quand on le veut, quand on y est for- 
cé. C'est un service que vous rendez à tout ce qui 
est honnête* ^ Le trait du ridicule entre vos mains a 
un effet assuré. Comme les rieurs vont être pour 
vous! Ces Diomèdes ne seront plus que l'Ajax qui 
tue des moutons. Il ialloit en vérité qu'ils fiisseot 
, en démence comme lui. Tout est parfait dans votre 
réponse : solidité de raisonnemens, et franche gaieté 
de sarcasme ; il y a là pour tous les esprits : aussi 
entendrez-vous sûrement dire que le succès en est 



DK MADAME D£ GENLIS. 235 

grand.* Les plus indiiFérens ne peuvent que s'atta- 
cher à la défense d'une si bonne cause, à celle d^une 
personne si injustement^ si violemment provoquée : 
jugez donc l'intérêt que peut y mettre celui qui vous 
est si tendrement dévoué. Il me tarde de jouir de 
l'effet général. Je ne vois pas une ligne qui puisse 
l'affoiblir; et votre juste mdignation ne vous a fait 
sortir nulle part deia parfaite mesure. Voilà comme 
le talent écrit, quand il est fort de sa cause. Toute 
mauvaise conscience se trahit :' c'est dans sou ftmç 
qu'on trouve son esprit. Vous annoncez une bro- 
chure sous presse sur les deux volumes qui ont pa» 
ru, et continuation, à mesure des autres. Voila pour 
plaira à tout Xe monde, ,et pour effrayer ceux qui ont 
tiré l'épée. Leur société va leur en vouloir de cette 
agression, qui vous met les armes à la main. Vos 
articles jetteront la division dans le camp : il y a trop 
de bannières différentes pour qu'ils puissent marcher 
long-temps unis, et votre trompette va vous rallier 
les plus braves. Au revoir, madame, le premier 
jour où le temps le permettra ; recevez la vive ex- 

* Malgré ce succès, qui fut si universel quMl fit dire à M. Suard, 
fort critiqué dans ces brochures, que je n'avoi* de talent supérieur 
que pour la critique, je poussai la modération jusqu'à ne vouloir pas 
laisser réimprimer ces brochures qui n?ont jamais été réunies à mes 
œuvres. Dans le dernier de ces petits écrits je menaçois les détrac- 
teurs, sUls né gardoient pas un profond silence, de publier les lettres 
qui prouvoient la vérité parfaite de tout ce que j'avois avancé. Oa 
m'obéit, et la guerre fut ainsi terminée.— ^iVbfe de V Auteur,) 



336 MÉMOIRES 

pression de mon tendre^ respectueux et inaltérable 
attachement.'* 

Je vais terminer cet article par le récit d'une pe- 
tite aventure littéraire d'un genre fort singulier : on 
avoitmis à la tête de làlibrairie^ comme ministre^ un 
philosophe passionné^ M« de Pomereuil ; il proté- 
geoit beaucoup la Biographie, et/ très-indigné de 
mes critiques, il s'avisa de me faire rayer à la cen- 
sure vingt et une pages de mes brochures : comme 
dans cette suppression, il ne s'agissoit que de litté- 
rature, qu'il n'y avoit pas une seule personnalité (je 
ne m'en suis permis d'aucun genre), ce procédé me 
parut bizarre^ j'en demandai l'explication; on me 
répondit qu'on avoit agi d'après les ordres du mi- 
nistre : alors je lui écrivis pour lui demander une au- 

* A Pépoque de la révolution, M. de Poipereuil étoit capitaine au 
corps royal d^artillerie. Etant passé à Naple^ en 1790, pour donner 
anx/ établissemens et aux troupes d^artillerie de ce royaume une 
meilienre direction, il fut porté en France sur la liste des émigrés, 
et sous ce prétexte tonte sa famille fut arrêtée. Après la chute de 
Robespierre il rentra dans Tarmée française et s*éley£ au grade de 
général de division. Il quitta ensuite les ai'mes pour Tadministfa. 
tion, fut d^afoor^ préfet à Tours, ensuite à Lille, et enfin appelé à la 
direction générale de la* librairie. Il exerça ses fonctions de censeur 
avec une sévérité extrême, et souvent injuste. Compris dans l*or. 
donnance du 84 Juillet, 1815, et rappelé, par celle du 18 Novembre 
1819} le général Pomereuil ne rentra en France que pour y monrir^ 
L*exil avoit accru ses infirmités et il étoit déjà dans sa soixante-qua- 
torzième année. Le nombre de ses ouvrages historiques, philoso- 
phiques et scientifiques est considérable.-^ JVbfe de VEdiiewrJ. , 



DE MADAME D£ GBNLIS. 237 

dience^il me l'accorda, et j'y allai. Il s'agissoit d'un 
article sur tTAssoUcy* ce mauvais littérateur accusé 
d'un crime contre nature, et qui, à peu près con- 
vaincu de ce crime, eut beaucoup de peine à échap- 
per à la rigueur de la loi, quicondamnoit alors ces 
espèces de coupables à la peine du feu. L'auteur de 
l'article, dans la Biographie, pour apprendre au lec- 
teur quelle étoit l'espèce de crime dont on soupçon- 
noit d'Âssoucy, dit qu'on Taccusoit d'une chose que 
les dames ont en abomination. ; et moi, dans ma 
brochure, je disois que, sans vouloir expliquer, et 
sans chercher à deviner ce que c'étoit que ce crime, 
j'imaginois seulement que, puisque les lois le punis- 
soient par le feu, non-seidement les darnes^ mais les 
hommes aussi dévoient l'avoir' en oioT^tna^ton ; et on 
avoit supprimé tout ce lùorceau. 

M. de Pomereuil me reçut avec une froideur gla^ 

* D'Assoucy, dît un auteur, avoit choisi le plus pitoyable de tous 
les genres, sans avoir les mêmes talens qneScarronpoarse le faire ptir- 
donner. Sa vie, comme sa prose et ses vers, ne fut qu'un mélange 
de misère, de bnrlcsque et de platitude. Tous les pays où il passa, 
et il en vit beaucoup, furent marqués par ses disgrâces. En effet, il 
faillit,» à Calais, être jeté à la mer comme sorcier ; il s'attira de très- 
méchantes affaires à Montpellier : fut mis, à Rome, dails les cachots 
de l'inquisition ; et de retour en France il fut d^abord epfermé à la 
Bastille et ensuite dans la prison du Châttelet où il resta six mots: 
Cet homme, dont' la vie fut si originale et si souvent menacée, vécut 
jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, et mourut, en 1 679, ^ Paris, 
où il étoit né. Ses poésies ont été recueillies en trois volumes ra-12.— 
(Noie âcV Éditeur. J 



238 



MÉMOIRES 



cîale, qui alloit presque jusqu'à Timpolitesse, je lui 
demandai raison de la suppression "de mes vingt et 
une pages; il me répondit avec brusquerie et une 
sorte d'emportement: ^^ Que diable^ madame^ n'êtes^ 
vous pas lasse de faire, depuis trente-cinq ans, des 
criailleries contre la philosophie ?" Non> monsieur, 
lui disrje, en souriant très-dédaigneusement, et 
l'espèce d'indignation que vous me montrez avec tant 
de franchise ne me fera pas changer d'opinion; mais 
revenons au sujet qui m'amène, pourquoi avez-vous 
donné l'ordre de supprimer les pages que je viens 
d'avoir l'honneur de vous lire, et particulièrement 
celle qui a rapport à d'Assoucy ?" A cette question 
pressante, M. de Pomereuil se gratta l'oreille et dit: 
"C'est une étrange chose que l'intolérance des dé- 
vots ; vouloir que Von brûle un honime parce qu*il 
n^ aime pas les femmes I Cette aversion est une chose 
de mauvais goût, et voilà tout." 

Ce discours dans la bouche d'un ministre, à une 
femme qu'il ne connoissoit pas, me causa tant d'é- 
tonnement, que je restai un moment stupéfaite ; il 
crut apparemment qu'il m^avoit poussée à bout par 
la forcené ses raisonnemens; car il prit un petit sdr 
de satisfaction si comique, qu'il m'auroit fait rire si 
je n'avois pas été aussi indignée. Je repris enfin la 
parole pour lui représenter que, malgré ma dévotion, 
je ne voulois faire brûler personne ; que j'avois même 
déclaré que je ne prétendois point deviner quel étoit 



BS^ MADAME D£ GBNLI8. 239 

le crime en question ; que je disois seulement que^ si 
la Ipi le punissoit dû feu^ 3 deiroit être abhorré de 
tout le monde. " Punir du feu ! punir du feu ! 
s'écria M. de Pomereuil ; voilà des barbaries gôthU 
qûeSy heureusement 'passées de mode. " — " Mais 
encore une fois, Monsieur, ne vous en prenez qu'à 
la Ici ; je n'y suis pour rien ; je vous répète que je 
veux ignorer quelle est cette espèce de crime. '*— 
" Ignorer ! vous saVez fort bien ce que c'est, et moi 
je vous répète. Madame, que ce crime n'est, comme 
je vous le disois tout à l'heure, qu'une chose de mau- 
vais goût, ce qui ne mérite nullement le supplice 
d'être brûlé à petit ^ feu. " — '^ Puis-je espérer, 
Monsieur, la restitution de mes vingt-une p^ges ! "— 
*^ On verra cela. Madame^ j'y penserai." A «es 
mots; je me levai. Jl voulut me bégayer quelques 
excuses sur la peine a>ssez inutile que j 'a vois prise de 
venir chez liù ; je lui répondis que cet entretien étoit 
si curieux, que je ne regrettois point le temps qu'il 
m'avoit fait perdre ; je lui tournai le dos pour m'en 
aller.; je l'entendis faire quelques pas pour me recon- 
duire; je feignis de ne pas m'en apercevoir; je me 
hâtai d'ouvrir la porte, et je disparus. Je ne crois pas 
.que jamais ministre ait montré, dans une audience 
particulière, à une personne honnête, plus d'imper- 
tinence, d'ineptie et de manque de principes. Cette 
réunion ne peut se trouver que dans un philoso-* 
phe moderne plein d'enthousiasme pour sa secte« 



240 MÉMOIBKS 

Je me moquai beaucoup de cette audieace^ ce qui 
me fit encore de nouveaux ennemis; car M. de Po- 
mereuil avoit beaucoup de partisans. On dit qu^il a 
de l'esprit, qu'il est un honnête homme ; maia il n'est 
certainement pas fait pour représenter dads une 
grande place. 

Depuis .quatre ou cinq ans je voyois beaucoup plus 
de monde que je ne le voulois, cédant avec trop de 
complaisance aux désirs qu'on me témoignoit à cet 
égard. Parmi les étrangers, il y en eut" un pour 
lequel je pris une amitié particulière ; ce fut un Po- 
lonois, M. le comte de Kosakoski, et, malgré, ses 
voyages, ses absences, et les révolutions, cette amitié 
est toujours demeurée aussi vive et aussi tendre. M. 
de Kosakoski est également distingué par la noblesse 
de ses sentimens, la pureté de ses principes et l'ori- 
ginalité de son esprit. 11 a fait pour moi une chose 
qui parôitra puérile, et dont je lui ai su un gré ii^uL 
Il m'avoit demandé un échantillon de tous les petits 
ouvrages de main que je sais faire, et je les lui don- 
nai. Il les fit arranger dans les compartimens d'une 
charmante botte faite exprès, grande comme un grand 
nécessaire, et qu'il portoit toujours avec lui dans ses 
voyages. Attaché au service de France, il fit la cam- 
pagne de Russie. Il y perdit tous ses bagage^ ; mais 
il avoit . pris tant de précautions pour la botte qui 
contenoit mes ouvrages, qu'il ne la perdit point, 
et ce fut la seule chose qu'il conserva. On ne re- 
grette pas le temps que Ton a donné à l'amitié, quel- 



/- 



DB MADAME DE GENLIS. 241 

que frivole qu'en puisse être l'emploi, quand il e&t 
apprécié ainsi. La conduite de l'empereur de Russie 
avec lui, à la première restauration, a été si magna- 
nime, que je ne puis m'empêcher d'en rapporter ic^ 
quelques traits. M. de Kosakoski possède de très- 
grands biens en Pologne ; persuadé que Napoléon 
rétabliroit la dignité de son pays, il s'étoit attaché à 
lui par cette seule idée. Après la prise de Paris, il le ^ 
suivit et resta aVec lui tout le temps qu'il passa k 
Fontainebleau; il ne le quitta qu'au moment où il 
monta en voiture pour aller à l'île d'Elbe ; ensuite 
M. de Kosakoski revint à Paris, où on lui déclara 
que tous ses biens étoient confisqués; alors il résolut 
d'aller lui-même en solliciter la restitution de l'em- 
pereur de Russie ; il se présenta à l'audience de ce 
prince, qui, lorsqu'on le lui eut annoncé, lui demanda 
s'il étoit vrai qu'il eut suivi Napoléon à Fontaine- 
bleau : ** Oui, Sire, répondit M. de Kosakoski, et 
jusqu'à l'instant de son départ ; et s'il m'eût demandé 
de le suivre, je l'aurois suivi sans hésiter." L'em- 
pereur loua cette réponse, et demanda à M. de Ko- 
sakoski, ce qu'il désiroit de lui. " Sire, répondit M. 
de Kosakoski, la restitution de mes biens en Polo- 
gne. " — " Ils vous seront rendus," reprit l'empereur. 
Et en effet l'empereur donna sur-le-champ des ordres, 
et tous les biens furent restitués. ' 

Une autre étrangère, bien charmante, et qui a été 
pour moi remplie de bonté, est madame la duchesse 

TOME V. ' n 



242 MÉMOIRE» 

de Courlande; on n'a jamais eu plaide charmes, par 
la figure, le caractère et les manières ; je rapporterai 
à son sujet une anecdote assez curieuse. L'impé- 
ratfiqe ayoit une énorme quantité de lettres de Bona- 
parte, écrites de sa main, et adressées à Joséphine 
(déjà sa femme) durant ses campagnes d'Italie, ^t 
pendant son séjour à Turin; Joséphine, n'y attachant 
apparemment aucun prix, avoit laissé traîner, et avoit 
même oublié la cassette ouverte qui les renfermoit, 
im valet de chambre infidèle les recueillit à son insu; 
et imagina, j|e ne ^^is comment, de les offrir à ma* 
dame de Gourlande. Elle m^e^pfiaces lettres pour 
en prendre copie. Je les lus arec avidité, et je les 
trouvai toutes difféiientes de ce que j'aurois ima- 
giné*. 

Voici un mot charmant que je trouvai dans une de 
ces lettres: Bonaparte reprochoit à Joséphine la 
foiblesse et la frivQlité de son caractère, et il ajou- 
toit : ^^ La "nature t'a fait une âme de defitellè, elle 

— * 

m'en a donné une d'acier. La phittse vulgaire est 
une éme de coton*'' 11 y avoit de la galanterie et du 

N 

bon goût à substituer à cette expression grossière le 
mot dentelle, qui du moins of&e une image délicate 
et jolie. Dans une autre lettre il montroit beaucoup 
de jalousie sur la société de Joséphine, et surtçut sur 

* L^éditear de ces mémoirefl possède une copier de ces lettres ca- 
rieuses, et se propose de les publier mceÊ6amment.^!Sût€ dé V Edi- 
teur.) 



DB MADAME BB GENLIS. 243 

la qtmniiié de jeunes muactxdins qu^elle recevoit jour- 
nellement, et il lui ordonnoit avec sévérité de les 
expulser tous. On voyoit dansi les lettres suivantes 
que Joséphine obéissoit^ mais qu'ensuite elle se plai- 
gnoit continuellement de sa santé et de maux de 
nerfs ] alors Bonaparte imagina que l'ennui causoit 
ce dérangement de santé et il lur manda qu'il aimoit 
mieux être jaloux et souffrir que de la savoir malade 
et qu'il Impermettaii de rappeler tous les mtiscadins. 

Elles étoient d'une écriture fort difficile à lire^ 
mais cependant j'en vins parfaitement à bout; ces 
lettres étoient spirituelles et touchantes. On n'y 
voyoit point d'ambition, et elles exprimoieint une ex- 
tréme sensibilité, elles prouvoieht que Bonaparte 
avoit eu pour sa femme la passion la plus vive et la 
plus tendre, £t que Joséphine ne savoit pas répondre 
à ce sentiuïent exalté. 

Cependant M. Ameilhon me pressoit vivement de 
quitter mon beau logement pour celui contre lequel 
je troquois; et, trouvant que je différois trop, il 
imagina, pour nie faire sortir de mon apathie, un 
expédient à la fois simple et très-extraoi^dinalre« J'a- 
vois avec la bibliothèque publique, dont il disposoit, 
une anti-chambre commune ; et la grande porte 
d'entrée à deux b^ttans de mon appartement donnoit 
dans cette antichambre, que j'étois obligée de tra- 
verser pour entrer et sortir de chez moi. Un jour, 

11* 



244 MÉMOIRES 

après avoir fait quelques courses dans la matinée, je 
rentrai chez moi à deux heures, et j'y rentrai avec 
une facilité à laquelle je ne m'attendois pas, car M. 
Ameilhon avoit fait enlever les deuxbattans de ma 
porte. Après avoir -en l'explication positive de ce 
procédé, et voyant que la bibliothèque étoit encore 
ouverte, j'y entrai : j'y trouvai beaucoup de jeunes 
gens écrivant ou lisant pour leur instruction, et Ra- 
visai M. Ameilhon, assis gravement vis-à-vis une 
grande table sur laquelle il parcouroit un gros vo- 
lume in-quarto ', je suis la personne du monde la 
moins scénique, mais cette étrange aventure me sor- 
tit tout-à-fait de mon caractère ; je m'avançai vers 
M. Ameilhon, et je lui dis: " Monsieur, on viçnt 
de m'apprendre, et j'ai vu que vous aviez fait enle- 
ver la porte de mon appartement; j'imagine que 
c'est un droit de la place d'administrateur de la bi- 
bliothèque de TArsenal, alors je vous prie de me 
montrer récrit qui vous y autorise, et je m'y soumet- 
trai; sinon, ayez la bonté de faire reposer sur-le- 
champ cette porte, sans quoi j'irai, sans aucun dé- 
lai, m'en plaindre au ministre, et, en passant, au 
juge de paix." A ces mots, sans attendre de ré- 
ponse, je m'éloignai précipitamment, et je rentrai 
chez moi, en posant deux sentinelles dans l'anti- 
chambve, afin de voir ce qui s'y passeroit, et en or- 
donnant qu'on m'en rendît compte. En sortant de 



1>£ MADAME DB GBNLIS. 



245 



la bibliothèque, j'avois jeté un coup d'œil sur les 
spectateurs, et j'avois recueilli l'expression de la sur- 
prise et de l'approbation universelles. 

Une action de cette ineptie et de cette violence 
ne se conçoit pas; tout l'Arsenal en a été témoin, et 
je l'explique par l'idée que M* Âmeilhon avoit dé ma * 
bonhomie, et de mon aversion invincible pour toute 
espèce de discussion; j'avôis cédé, en tant de choses, 
à ses fantaisies et à son despotisme, qu'il ne douta 
pas que cet acte de vigueur ne me fit prendre le parti 
d'aller dès le jour même, dans mon nouvel apparte- 
ment, dont j'avois déjà fait meubler deux chambres ; 
mais mou discours avoit produit tout son effet : il 
craignit ma révolte, les portes furent remises sans 
•délai. Il m'écrivit le plus sot des billets pour s'ex- 
cuser, en me donnant de si pitoyables raisons, que 
je ne pourrois même pas me les rappeler. Je restai , 
encore quinze jours dans ces appartemens, et enfin je 
les quittai, à la grande satisfaction de M. Âmeilhon. 
11 avoit été convenu que Ton me donneroit pour mon 
nouveau logement trois belles glaces de l'ancien, et 
jamais je n'ai pu les obtenir de M. Ameilhon ; mais, 
ce qu'il y eut de pis, c'est que je n'obtins pas davan- 
tage le petit jardin, objet de tous mes vœux ; je sup- 
pliai, je menaçai : tout fut inutile. Il auroit fallu 
écrire au ministre et me le faire donner de force ; je 
craignis une suite éternelle de petites méchancetés, 
. comme j'en avois tant éprouvées, et j'y renonçai. 



246 MÉMOIRES 

J^ai oublié de rendre compte d'une fête qu^on me 
donna dans mon ancien appartement^ etquifiitsijchar- 
mante, que j'en^ois parler par reconnoissance. Une 
dame que je n'avois jamais vue, madame du Brosse- 
ron, qui connoissoit mon frère, me fit demander par 
lui la permission de venir passer chez moi la soirée 
du mardi gras avec quelques personnes déguisées : 
j'y consentis ; ce de voit être dans trois ou quatre 
jours; et le mardi gras arrivé, on me demanda seule- 
ment de ne pas entrer dans mon salon de la journée ; 
à huit heures et demie, on vint me dire que je pou- 
vois retourner dans mon salon : je n'y trouvai d'au- 
tre changement qu'un rideau posé et tiré sur lés decix 
battans de la porte d'entrée ; au bout d un moment, 
j'entendis une beUe symphonie, un excellent or- 
chestre : c'étoit la musique du Conservatoire ; alors 
on tira le rideau, et je vis entrer madame du Brosse- 
tpn déguisée avec le costume d'une magicienne te- 
nant une baguette à la main ; elle s'avança vers moi 
et- me demanda la permission de me faire voir les 
plus admirables prodiges que son art eût jamais pro- 
duits. Ce petit compliment fut suivi d'un joli cou- 
plet de chanson, qui m'annonçoit qu'on alloit faire 
passer 'sous mes yeux une longue suite de tableaux 
aussi charmans que variés. Pendant le chant de la 
ma^cienne, on avoit refermé le rideau, elle le fit 
rouvrir^ et je vis à travers un transparent un tableau 
parfaitement groupé et costumé, représentant une 



DE AiADAliS DE GENLIS. 347 

scène A^ Adèle et Thëodorek Les figures, les atti- 
tudesj tout' étoit parfait* Pendant que je l'exami- 
nois, la mi^cienne l'expliqua dan^ un couplet de 
chanson ; ensuite elle fit refermer le rideau^ et tan« 
dis qu'on prép)Mt>it derrière ce rideau un nouveau ta- 
bleau, Forchestre fit entendre de nouvelles isymphof 
nies ; après quoi on r^rit la suite des tableaux tirés 
de tous mes ouvrages, et tous également bien com- 
posés et aussi brillans les uns que les autres. Chaque 
tableau fut toujours expliqué par im couplet chanté 
par madame du Brosseron ; et, entre chaque ta- 
bleau, chaque intervalle fat tou)ouc8< rempli par une 
symphonie. Les personnages des tableaux, chan- 
geant de costumes suivant les sujets, avoient des 
figures qui sembloient fisdtes exprès pour les scènes 
qu'ils représentoient ; par exemple, mademoiselle 
d'Aubanton,* âgée de quinze ans, d'uiie beauté écla- 
tante, couverte de pierreries, et vêtue d'une robe 
brodée d'or, représentent parfaitement la beUe du- 
chesse dé Clèves Béatrix,-- dans les Chevaliers du 
Cygne, CHivier et Isaihbard, avec leurs boucliers et 
leurs devises, étoient fort bien représentés par MM« 
d'Offémont et Désaugiers. Mesdames Du Crest et 
Georgette donnoient uiie idée parfaite de Diana et 

* Mademoiselle 'd'AabentoB a épousé M. Carafa, compositeur de 
musique, connu par plusieurs opéras, donnés avec succès, en Italie 
et en France. Il étoit alors un des écuyers cavalcadours du roi de 
Naple8.^ZVo<« dé PEditeur.) 



248 MÉMOIRES 

Âlphonsine dans le Souterrain (dans la Tendresse 
maternelle, ou TEducaticnr sensitivé). Madame 
4'Aubanton^ très-belle encore, paroissoit être ma- 
dame de M aintenou elle-même. Madame de Sainte- 
Anne, sœur de madame du Brosseron, d'une figure 
très-agréable, étoit véritablement touchante sous le 
costume de religieuse de madame de La Vallière 
dans sa cellule. Madame Delarue, fille de £eu Beau- 
marchais, avoit une grâce infinie dans le rôle d'Ida 
dans /e Jupon Vert, Enfin toils ces tableaux furent 
réellement délicieux, ainsi que les couplets faits ps^r 
M. de La Tremblaye et mon frère ; on me les donna 
et je les ai tous conservés. 

Après cette représentation, qui dura plu& de deux 
heures et demie, M"«. du Brosseron disparut, et, quel- 
ques minutes après, revint avec tous les personnages des 
tableaux, qui tous avoient gardé leurs beaux costumes. 
Madame du Brosseron étoit habillée en Flore ; elle 
tenoit une corbeille de fleurs qu'elle me présenta ; tout 
le reste de la compagnie formoit un groupe tenant un 
ravissant tableau superbement encadré avec une glace 
et recouvrant une couronne des plus belles fleurs ar- 
tificielles, au milieu de laquelle étoit mon chiffre. 
J'embrassai toutes les dames de la compagnie; j'ad- 
mirai de près les costumes, ensuite on s'assit, on 
prit du thé, et l'on causa jusqu'à deux heures du ma- . 
^in. Je n'ai jamais reçu, ni même, vu de fête plus in- 
génieuse. Quelque temps avant,Casimir m'enavoit 



DE MADAME DE GBNLIS. 249 

donné une pour le jour de ma naissance, le 25 janvier : 
cette fête fut moins ingénieuse, mais beaucoup plus 
touchante pour mon cœur : Casimir y fut étonnant 
par la diversité, la perfection de ses talens : sa harpe 
joua le rôle le plus intéressant et le plus neuf ; il 
composa une scène sans paroles dont sa harpe ex- 
primoit seule le sujets ce fut David ôalmant les 
fureurs de Saûl. Michelot, qui venoit de faire de 
brillans débuts à la Comédie Française^ roprésentoit 
Saûl ; Casimir, âgé de dix-sept ans, représentoit 
David : il étoit parfaitement costumé par Talma, 
invité à cette fête, et qui se plut à le draper hii - 
même. Michelot avoit un superbe habit, et l'énergie 
et la vérité de sa pantomime ravit tous les specta- 
teurs. La jolie îBigure de Casimir, sa jeunesse, l'ex- 
pression et la perfection de son jeu, la singulière 
beauté de la composition de sa musique, rendirent 
cette scène ravissante et inimitable; elle fut jouée 
sur un joli petit théâtre portatif poaé dans l'anti- 
chambre. On joua sur ce même théâtre un proverbe 
vaudeville de M. Radet* : Casimir, et Joly^ charmant 

* M. Radet est un des membres de ce triamvirat chantant qui, si 
iong-temps, fit tafortuue et la gloire du théâtre de lame de Chartres, 
Outre MM. I>esfoiitaines et Barré, ses associés ordinaires, il a com- 
posé seul, ou avec MM. Plis, Dupaty, Dieulafoy et Longcbamps, 
un grand ùoinbre de jolis opéras-comiques et de yaudevilles. Eenaud 
éCAity donné en 1787, est, je crois, sa première pièce : VHùtél du 
Grand-Mogol est la dernière: elle a été jouée en 1814. — (Note de 

VEdiieurJ 

11** 



250 siÉMoiuss 

acteur di^ Vaudeville, y jouèrent des rôles avec toute 
la gaieté et la grâces imaginables. M. BrifiEaut^, 
auteur .de la tragédie de Ninus II, y joua, dans une 
autre pièce, une scène en vers faite par lui pour moi, 
qui eut aussi le plus grand succès. Cette pièce de 
vers est si agréable, que je Tai conservée ; et je crois 
que mes lecteurs me sauront gré de l'insérer ici : les 
vanités d'auteur sont passées à moù âge : la publier 
si tard en est une preuve ; je veux'seulement embellir 
ces mémoires par un charmant morceau de littéra- 
ture. 

* Avant Ra tragédie de Ninuê JI, M. Bri0aut avoit fait une tra- 
gédie de Jemme Gray^ qui n'a point en de succès ^ et, depuis, il a 
donné, au thééUre de i*Odéon, une troisième tragédie. Ckarlei de 
iVavarre, mieux accaeiltie du public que ne Pavoit été Jeanne Grapy 
mais reçue avec moins de faveur que Ninue IL M. Brifikut a com- 
~ posé, avec Dieulafoy, l*opéra à^OlympUy dont Spontini a fait la 
musique, et il a publié plusieurs petits poèmes remarquables par la 
grâce et Télégance du style : les plus connus sont Rosenumde et la 
Journée dé VHtpnen,- On a aussi distingué, parmi les poésies de 
M. Brifikut une Ode eur la Naissance du roi de Rome, et des 
Stances sur le Retour de Louis XV Jll.^f Note de V Editeur J 



DS MADAME OS <?SNJLIS. 251 

LA RENOMMÉE ET LA CRITIQUE. 

DIALOGUE, 

Lu à la fête de M"«. de Genlis. 



LA CRITIQUE. 

OÙ vas-tu, déesse aux cent voix? 
Fixe un moment 1*essor de tes rapides ailes ; 
Ecoute. 

LA RENOMMÉE. 

Je ne puis. 

LA CRITIQUE. 

Qui te presse? 

LA RENOMMÉE. 

Tu vois 
Ces lauriers, ces palmes nouvelles. 

LA CRITIQUE. 

De ces lauriers »1 verts quel front doit être orné ? 

LA RENOMMÉE. 

Un front que mille fois jnes mains ont couronné. 

Je vais chez la muse immortelle 
Qui traça Théodore et qui peignit Adèle. 
Tu ne la connois pas. 

LA CRITIQUE. 

Hélas! que trop. 

LA RENOMBIÉE. 

Qui! toi? 

LA CRITIQUE. 

Son nom est un fléau pour moi : 
Je ne peux pas mordre sur elle, 



252 , MéMOIAES 

Moi qui, iprâces au ciel, trouve toujours moyen 
De faire au champ des arts une moisson si belle. 
Chez elle, c^est pitié, je ne récolte rien. 

Et pourtant j*y travaille bien. 

Oh! quelle disette cruelle! 
Entre nous, je Tavoue ici de bonne foi, 
Si tout étoit formé sur un pareil modèle. 

Je serois bientôt sans emploi. . 
Chaque jour, sous sa plume élég^ante et fleurie. 
Voit éclore un-chef-d'œuvre où Tesprit se marie 

A la piquante instruction ; 
Où, sans la comprimer, le goût et la justesse 

Règlent l'imagination \ 

Où tout plaît, égayé, intéresse. 
Par le secret d'un style harmonieux, coulant. 
De verve, d'heureux mots, de trais étincelans. 
Riche de sentiment et de délicatesse ; 
A^dèle universel mieux senti qu'imité ; 
^' Soit que sijr les travers de la société 

Elle attaché, en riant, le trait du ridicule ; 
Soit que sur les erreurs d'une amante crédule 
Elle fasse en secret soupirer la beauté 

Qui rougit, rêve, s'intimide ; ~ 
Et l'œil fixé longtemps sur une page humide. 
Mesure, d'un regard eccore épouvanté. 
Toute la profondeur de l'abîme perfide. 
Dont, en passant, son flambeau si'rapide 

Nous découvre la vérité 5 
Soit qu'au milieu des cours inquiétant le vice. 
Sa main jette, en jouant, les cent masques divers 

Dont il pare son front pervers ; 
Et, de ses faux attraits dévoilant l'artifice, ' 
Oppose à sa difibrme et triste nudité 

L'étemelle et chaste beauté 

D'un cœur oiné de bienfaisance. 



D£ MADAMfi DS GENLIS. • 253 

De candeur et de purpté. 
Et juàqu^en uq cachot place la volupté 
- Sur les lèvres de Finnocence. 

Dans tous ces tableaux enchanteurs, 
Chaque portrait est juste et chaque ton fidèle; 
Le goût tient le pinceau, Tart choisit les couleurs, 

£t la nature est le modèle. 
Que faire? par instinct moi je veux censurer. 
Mais voyez le malheur, je me laisse attirer 
Par un plaisir secret qui, malgré moi, m^enivre: 
Le crayon de mes mains tombe en touchant son livre. 

Et je ne sais plus qu^admirer. 

Je me détourne pour pleurer. 
Ou je perds mon humeur dans un éclat de rire ; 

Le beau profit pour la Satire ! 
Non, elle est sans dC faut pour me ^désespérer. 
Ce qui m^achève encor, sans cesse elle t^évellle. . 

LA RENOMM£e. 

^Avec elle, il est vrai, rarement je sommeille : 
Aussi je me fatigue à' porter en tous lieux 
Le bruit toujours croisifant de son nom glorieux ; 
Elle m'occupe plus que vingt auteurs ensemble. 

Et dans soi seule elle rassemble ' 

Tous les talens, tous les succès. 
Tant qu'on aura du goût, je ne dois point prétendre 

Qu'on puisse se lasser jamais 

De l'applaudir et de l'entendre. 
«..Le moyen que je vive en paix! 
Du moins si je n'avois qu'à prôner ses ouvrage ! 
Mais sur mille autres dons qu'elle sait réunir « 

Il me faut, sans relâche, appeler les suffrages 

De l'Europe et de l'avenir. 
Je la Tois an milieu d'une troupe enfantine : 

Semblable à ce Dieu bienfaiteur, 



254 MÉMOIRES 

Qaî parle par sa bouche et se peint dans son cœur, 
Elle accueille en son aein leur foiblesse orphelin^ 
Et ses bras en tout temps sont ouTerts aa malheur j 
Prévoyante, du haut de son fécond génie, 
Elle épanche sur eux, comme un fleuve opulent, 
Les dons de la vertu, les trésors du talent. 
Et tous ces arbrisseaux dont la tige fleurie 
Sans elle n^eùt point vu ses rameaux verdoyans 
Balancer dans les airs leur masse enorgueillie, 
S^élèventy sons ses yeux, comme autant de présens 
Dont elle dote la patrie. 

LA CRITIQUE. 

Tu ne me contes rien qui n^ait plus de cent fois 
' ^ Excité ma bile et ma haine. 
J^ai beau vouloir, au fond de mon esprit sournois, 
Donner un mauvais tour à tout ce que je vois. 
De son âme sensible, humaifle, 
^ Je suis certaine i^alg^é moi : 
Je le suis, et voilà ma peine. 

. , IiA RElfOMlléE. 

L*aimable caractère ! adieu. Je m*aperçoi 

Que le temps .vole à tire d'aile* 
On s*oublie aisément, sitôt qu*on parle d'elle, 

Ou qu'on lit. un de «es écrits. 
C'est a^ipurd'bui sa fête, et pour tous ses amis ^ 

Ce jour est un jour d'allégresse; 
Je vais m'associer à leur touchante ivresse. 
Le cercle sera court, mais il sera charmant: 
De nos brillans Français c'est l'élite imposante. 

Et tout ce que le Nord présente 

De plus aimable et de plus girand 5 

Je serai dans mon élément : 
Tous les arts lui rendront un hommage fidèle. 

De cette enceinte solennelle. 



D£ MADAME DE GBNLIS. 255 

Comme ta peux penser^ ton visage est banni j 
Adieu. Je plains ton sort ; c^est être assez puni 
De ne pouvoir approcher d^elle. 

Dans Tentr^acte des pièces^ Casimir dansa tout 
seul, à ravir, un pas^ et ensuite il fit entendre un ins-^ 
trument singulier peu connu, dont on joue avec uq 
archet, et qui s'appelle fer harmonique ; il en joua 
comme un ange, et fit un plaisir extrême, et il ter- 
mina cette représentation par une petite sçènë co- 
mique qu'il exécuta tout seul derrière la toile baissée 
du théâtre ; il y joua d'abord de la guitare, et ensuite 
cinq ou six rôles différens, avec diverses imitations 
d'une illusion surprenante. Après le spectacle, il me 
' donna deux ravissans tableaux de son ouvrage, l'un 
représentant un paysage à la gouache, et l'autre des 
fleurs en relief et en cire sculptées avec une perfec- 
tion qui ne laisse rien à désirer. La fête finit par un 
ambigu. Il y àvoit à cette fête une quarantaine de 
spectateurs, qui tous furent ^ dans l'enthousiasme* 
Cette soirée m'en fit demander d'autres ^ j'en donnai , 
plusieurs qui obtinrent toujours les mêmes succès. 

Ma liaison avec M. BriSaut devint d'autant plus 
intime, qu'il montroit à Casimir la plus grande 
amitié, sentiment que Casimir partageoît avec toute 
la sincérité de son caractère. J'avois fait connois- 
sance aussi avec un jeune homme rempli d'esprit et . 
d'excellentes qualités, M. le comte Joseph d'Estôur- 



256 MÉMOIRBS 

mel*, et c'est un deh amis de ce temps que j'ai eu 
le bonheur de conserver. Je vais placer ici une espèce 
de scène qui lauroit fait un fort bel incident dans 
un des romans de madame Radcliff. Un jour, 
madame la princesse de Bauffremont vint me prendre 
pour me mener faire une visite, un matin, à madame 
la duchesse de Courlande ; nous la trouvâmes dans 
son cabinet^ avec huit ou dix personnes; M. de Tal- 
leyrand, madame la vicomtesse de Laval, M. de Nar- 
bonne, etc. On causa pendant une denù-heure, et 
comme je me le vois pour m'en aller, on me retint en 
se disant d'un air mystérieux : ^^ Il faut qu'elle voie 
la chose." Je demandai l'explication de ces paroles, 
on refusa de me la donner; et j'imaginai, par le nom- 
bre de personnes choisies qui se trouvoient là rassem- 
blées, et qui n'avoient pas l'air d'être en visite, qu'il 
s'agissoit d'une petite fête dont on vouloit que je 
fusse témoin. Au bout d'un dehii-quart d'heure, un 
valet de chambre parut et dit : ^* Tout est prêt ;" 
alors on se leva, et la duchesse dit que nous allions 

* M. le comte Joseph d^Estoarmel éioit alors aaditeiir an conseil 
d^état, et composoit de petites pièces de vers remarquables î>ar la 
g^aieté, Tesprit et la finesse. Dans des momens difficiles il s'est 
trouvé préfet d*un des départemens du Midi de la France ; il y dé- 
ploya avec fermeté ce caractère de modération qui n'admet point d'ex- 
cuses aux persécutions, de quelques prétextes qu'on les colore. Cette 
modération lui avoit attiré une espèce de disgrâce : elle a été de 
courte durée, et M. d'Estourmel est encore ai^gourd'hui préfet.— 
(Noie de T Editeur.) 



^> 



DE MADAME DE GBNLIS. 257 

passer dans le salon. Je m'attendois à. une scène 
charmante, et je fus étrangement surprise de celle 
qui s'offrit à mes regards en entrant dans le salon. 
il y avoit, au milieu de cette pièce, une table auprès 
de laquelle étoit un grand homme vêtu de noir, d'un 
aspect sévère, et dont la figure m'étoit inconnue) : on 
me fait avancer; j'approche. Je jette les yeux sur la 
table, et je vois qu'elle est entièrement couverte de 
têtes de morts. C'étoit M. Gall* : c'étoit une dé- 
monstration qu'il faisoit à toutes ces personnes de 
son système sur les crânes humains. On ne lui dit 
point qui j'étois, et il commença' sa leçon: elle me 
parut très-curieuse, et j'en fus fort contente; par 
conséquent je ne trouve pas que ce système puisse 
conduire au matérialisme. M. Gall veut seulement 
prouver, par des faits, que nous naissons avec des 
dispositions et des inclinations diverses ; mais il 
ajoute toujours que la morale et la religion peuvent 
les modifier, les corriger, ou les perfectionner; il n'y 
a à cela de nouveau, et que l'on puisse contester, que 

* Va système, fondé sur des apparences et des analogies, ne re- 
pose pas sur une base assez solide pour repousser toutes les attaques 
et répondre à toutes les objections j dans ce cas, loin de confirmer la 
règle, les exceptions la détruisent ^ mais quel que soit le sort des 
théories du docteur Gall, sur le cerveau et le système nerveux, en 
général, ces théories resteront comme une des plus ingénieuses iu- 
ventions de Tesprit humain, et leur auteur sera toujours compté parmi 
les hommes qui ont fait faire de grands et utiles progrès à la physio- 
logie.— (ZVO/0 de V Editeur.) 



258 



HBMOIRES 



les expériences et les signes qui font connottre ces 
dispositions et ces inclinations différentes. En nous 
montrant sur les têtes les^ différentes protubérances, 
il nous dit que toutes celles qui se trouvoient dans 
le bas de la tête étoient animales et dénotoient de 
mauvaises et basses inclinations, et que toutes celleë 
qui étoient sur le liaut de la tête et sur le front 
étbient spirituelles et nobles; et il finit par nous 
montrer la plus belle et la plus rare de toutes les pro- 
tubérances, parce qu'elle marque, dit-il, trois vertus : 
la religion, l'élévation de l'âme, et la persévérance ; 
elle se trouve sur le haut et au milieu de la tête* 

Cette démonstration me fit en secret un plaisir 
particulier, parce que j'ai cette bosse, à un point de 
grosseur véritablement extraordinaire. Je ne me 
vantai point d'avoir cette glorieuse protubérance, 
mais je me promis bien de la faire connoitre, en temps 
et lieu, à M* ûall, et j'en eus promptement l'occa- 
sion. Il (ut convenu* que toute la société qui se 
trouvoit là rassemblée viendroit le lendemain matin 
chez moi, et que je leur ferois voir la bibliothèque 
de l'Arsenal. Ils y vinrent en effet, et M. Gall fût 
de la partie. Quand on fût rassemblé dans mon 
salon, je le tîi*ai à part dans l'embrasure d'une fenê- 
tre 5 je n'avois goint de chapeau, je lui fis toucher ma 
tête; aussitôt il s'écria avec enthousiasme: ^^ Ah ! 
que cela est beau !" Il expliqua le sujet de son ad^ 
miration ; et M. de Talleyrajid, en parlant de moi. 



DB MAJIAMB i>£ GENLIS. 



2S9 



dit : ^^ Vous voyez^ mesdames, qu'elle n'est pas une 
hypocrite." Je fus fâchée que l'absence de Casimir 
m'empêchât de faire tâter sa tête ; mais je l'ai touchée 
depuis : et il a aussi^ d'une manière très-marquée^ 
cette belle protubérance. Je priai M. Gall d'examiner 
lat tête d'Alfred; il la trouva très-belle, et il dit sur- 
le- champ qu'il avoit les protubérances de la géométrie 
et de la mécanique ; et véritablement il a le génie 
de la mécanique à un degré supérieur; Alfred avoit 
alors neuf à dix ans. 

M. Marigné, auquel je donnai un petit panier de 
graines de melon de mon ouvrage, fit à ce sujet* sur- 
le-champ, cet impromptu : 

Joli panier, don plein de grâce, 
SouTenir cher et précieux, 
N^abandonne plus cette place: 
Reste toujours devant mes yeux. 
Joli panier. 

Joli panier, de ta présence 
J'éprouverai plus d*un effet j 
Déjà je ressens Pin&uence 
De Teffetrare qui t'a fait. 
Joli panier. 

Joli panier, du temps qui passe 
Tu m'apprends comme on doit jouir. 
Comment l'esprit qui se délasse 
N'est pas oisif dans son loisir. 
Joli panier. 

Joli panier, quand je contemple 
Tes réseaux qu'a tissus Genlis, 



t 
-* 



260 MÉMOIRES 

De bon g^ôut j*y vois un exemple. 
Un emblème de ses écrits. 
Joli panier. 

Joli panier, ta transparence } 

De son style peint la clarté : 
Tes contonrs en ont Pélégance, 
Tes liens la solidité. 
Joli panier. 

Joli panier, dans ta texture ' 
Je me trouve aussi retracé, 
Car conmie toi, de ma nature, . 
Hélas ! je suis panier percé. 
Joli panier. 

Joli panier, garde ces lignes 
Qu*à toi seul je veux confier. 
Et puissent mes vers être dignes 
D^étre mis tous dans le panier. 
Joli panier. 

Joli panier, pensant à celle. 
Pensant jusqu'à riqstant dernier, 
A celle que ce don rappelle, ' 
Je dirai, lors, adieu panier. 
Joli panier. 

M. Fiévée, dont la conversation dans Tintimité est 
si animée^ si intéressante et si spirituelle^ me parloit 
souvent des choses qu'il écrivoit à l'empereur, et qui 
étoient toujours sages et bien pensées ; si cette cor- 
respondance étoit imprimée, elle lui feroit beaucoup 
d'honneur. Napoléon lui donna une place d'audi* 
teur qui le fit entrer au conseil > je donnai alors à M. 



DE MADAME DE GENLIS. 261 

Fiévée un avis dont il m'a beaucoup remerciée par 
la suite. Je lui conseillai, lorsqu'il aiuroit au conseil 
une chose importante à proposer, qu'il la réservât 
toujours pour sa correspondance, à moins que l'af-* 
faire ne f(it assez pressante pour ne pas permettre 
d'en différer la proposition d'un jour ou de quelques 
heures. M. Fiévée suivit cet avis : il y gagna deux 
choses : P. que l'empereur lui en sut un gré infini ; 
2*". que, s'appropriant son idée, il devoit s'y intéresser 
davantage et la soutenir mieux. M. Fiévée me dit 
encore dans ce temps qu'il étoit étonné de l'esprit, 
de la finesse et de la bonhomie que l'empereur mon- 
troit au conseil ; on pouvoit l'y contredire et même 
souvent l'interrompre quand il parloit, sans qu'il eût 
l'air de le trouver mauvais j c'est un fait qui rend 
plus coupables ceux qui l'entouroîent d'habitude et 
qui n'osoient presque jamais lui dire la vérité. 

M. Alibert*, médecin, homme de lettres et savant, 

* M. Alibert est auteur d*un poème de ta Dispute des fleurs^ et 
d*un grand nombre dVuvrages de médecine sur les Maladies des 
femmes^ sur les Fiévreux, sur les Maladies de la peau, sur la The'- 
rapeuiique et la Matière médicale, et sur la Physiologie. Ses Elo- 
ges historiques de Galvani, de Roussel, de Spallanzani et de Bichat, 
sont suivis d^un Discours sur Us rapports de la médecine avec les 
sciences physiques et morales. On voit par ce discours que le 
docteur Alibert sait généraliser ses idées, et porter ses regards au 
delà des limites de la science à laquelle il s^est plus particulièrement 
consaci^. Il est médecin du roi, un des collaborateurs du Dic- 
tionnaire des sciences médicales, et médecin en chef de Thôpital 
Saint.Louis. — (Note de V Editeur.) 



262 MEMOIRES 

venoit aussi de temps en tempaà l'Arsenal; j'aimais 
beaucoup . son entreti«a animîé, instruetif et naturel ; 
il y joint d'excellentes qualités,, entre autres celle 
d'être invariable poiur «es an)i& 

Madame la comtesse: de Cboîseul, dont je ne pubr 
me lasser de parler, esl ùâe .personne d'une figure 
aussi charmante que régsliàre, qui réunit aux meil- 
leurs principes les qualités les jplus attachantes. 
EUe est née poëte, et dans un genre très* élevé ; elle 
a fait, à seize ans, des vers qui hc^oreroient un poëte 
de quarante ; elle a toujours. cultivé ce beau talent; 
mais sa modestie en a tenu constamment jusqu'ici 
les product^>ns renfermées dans son portefeuille. 
£Ue épousadepuis M. le comte de Choiseul-Gouffier*, 

« Né en 1753, mort en 181 7» le comte deQKnseul-Cîoiiffier s^em- 
barqna, à Page de 24 ans, sur VAtaianie, commandée par un capi- 
taine de vaisseau, membre de TAcadémie des science^, ponr visiter la 
patrie d^Homère, d^Arlstote, de Platon, de Zeuxis et de Phidias. 
Nous devons le beau Voyage pittoreêque de la Grèce au vif désir 
que, dès sa pins tendre jeunesse, M. de Choiseul éprouvoit de 
commenter la terre sacrée qui fut le berceau de la civilisation de 
l^Europe. I« premier volume de ce grand ouvrage parut en 178^ 
trois ans après la réception de Mv de Cboiseal à TAcadémie des 
inscriptions. Le Voyage pittweêqpe de la Orèee étoit un titre aux 
honneurs littéraires, il en devint un aussi à la confiance du gouverne- 
ment} soû auteur fut nommé membre de PAcadémie française en 
1784, et, en 1789, ambassadeur de Fmiice à la Porte-Ottomaae. 
Cette place, regardée par tant d*antrea comme un moyen de fortme, 
fut pour M. de Cboiseul Toceasion de nouvelles découvertes et de 
nouveaux travaux. La révolution vint bientôt troubler ses douces 
occupations. Son âme honnête et pure ne tarda pav àVindigner des 



DE MAP AME DE (3ENLIS. 263 

si célèbre et si digne de Tétre par son amour pour 
les arts, ses talens, ses voyages et les beaux ouvrages 
qu'il a publiés ; il auroit pu, par son âge, être' le père 
de madame de Choiseul. Elle avôit pour lui un at* 
tachement fondé sur l'eatime et l'admiration; elle 

excès commis au nom de la liberté^ et sMl ne s^en montra pc^s ou- 
yertement Tennemi, il ne fit rien du moins pour diminuer les pré- 
ventions élevées contre lui par les réyolutionnaires. Cependant il 
envoya, en 1790, à rassemblée nationale, de la part de quelques 
Français établis dans les Echelles du Levant, un don civique de 
douze mille francs, et, sous le voile de l'anonyme, y joignit une 
pareille somme qu*on sut bientôt être de lui. Rappelé peu de temps 
après, et nommé en 1791 ambassadeur à la cour de Londres, il 
refusa cette mission, resta à Constantinople, devint Tobjet de dénon- 
ciations journalières, et fut enfin décrété d^arrestation par la Con- 
vention, le 22 octobre 1792, pour avoir eu des relations avec les 
princ^ frères de Louis XVI. ' Sa correspondance avec leurs altesses 
avoit été saisie par les républicains dans la retraite delà Champagne. 
11 quitta alors Constantinople, se rendit en Russie, où IMmpératrice 
le reçut de la manière la plus flatteuse et lui donna une terre ; puis il 
fut nommé, en février 1797, conseiller de Tempereur Paul 1**"., qui 
agouta d'autres terres aux présens de Timpératriee, et qui le nomma 
directeur de l'académie de Saint-Péterebourg. La révolution du 19 
brumaire lui donna le désir de revoir sa patrie : il revint en France 
en 1802, et prit place Tannée suivante à l'Institut en sa qualité' de 
q^embre de l'ancienne Académie française. Depuis ce moment il 
se livra entièrement et plus que jamais à la culture des belles-lettres, 
et évita ainsi l'attention jalouse de l'autorité impériale. Au retour 
du roi, en 1815, il fut nommé ministre d'état, membre du Conseil 
privé et pair de France. Le premier il rappela les Grecs, à l'indé- 
pendance 3 chrétien, il comptoit pour les secourir sur les princes 
chrétiens.— o(^oie de V Editeur. J 



y 



â64 MÉuùinns 

l'épousa pour ,1e soigner dans sa vieillesse, devoir 
qu'elle a rempli de la manière la. plus parfaite ; et 
elle a honoré sa mémoire, non-seulement en lui éle* 
vaut un tombeau, mais surtout par les regrets les 
plus nobles et les plus touchans. 

M. de Fontanes est venu me voir à l'Arsenal, trois 
ou quatre fois. Jamais un homme d'autant d'esprit 
n'en a moins montré dans les conversations. On ne 
peut lui reprocher ce galimatias des nouvelles 
écoles; mais il a je ne sais quelle prétention au ton 
léger d'autrefois, qui me paroît manquer de grâce. 
Comme poëte, il a été au-dessous de sa réputation, 
n'ayant jamais fait un grand ouvrage dans ce genre ; 
comme orateur au sénaf, on doit le louer d'avoir eu 
le bon goût de rejeter les faux brillans et le néolo- 
gisme, d'avoir écrit ses discours avec pureté et 
beaucoup d'esprit, d'élégance et d'agrémens. Il a 
montré, dans tous les temps, des sentimens religieux ; 
et c'est un genre de courage qui, de nos jours surtout, 
ne peut appartenir qu'à un esprit juste ^et à une âme 
ëlevée.* 

Dès les premiers temps de mon retour en France, 
M.. de Cabre me fit faire connoissance avec madame 
Cabarus, jadis madame Tallien', et depuis, madame 
de Caraman.f Je la trouvai ce qu'elle. est, belle, 

* Il est mort depuis que cela est écrit — (iVole de V Auteur. J 
i* Madame, de Caraman, plus célèbre sous le nom de madame 
Tallien, a des droits à la reconnoissance de bien dés personnes qui. 



I)£ MAOAMB J>B GENLI8 2Ô5 

obligeante et aimable. Madame de Valence m'avoit 
mandé, en Allemagne^ qu'elle lui avoit sauvé la vie, 
durant les jours de la terreur, et je vis avec atten- 
drissement sa libératrice; je trouvois aussi, dans 
cette même personne, celle qui a véritablement af« 
ftanchi la France des fureurs de Robespierre ; j'ai 
entendu dire à ce sujet un fort joli mot à M. de 
Valence, ^pendant que nous étions Tun et l'autre à 
Hambourg; quelqu'un contoit que l'on avoit 'donné 
à madame Bonaparte le surnom de Notre-Dame- 
des- Plctoires ; M. de Valence dit qu'il falloit donner 
à madame Tallien celui de Nolre-Z^ame-de-Bon- 
Secoure, 

Le prince Jérôme, depuis roi de Westphalie, vint 
plusieurs fois me voir à l'Arsenal ; je lui trouvai les 
manières l'es plus agréables, une grande politesse, et 
une très-aimable conversation. 

Je venoîs de finir un mivrage commencé depuis 
long-temps, auquel j'avois mis tout le soin qui pou- 
voit faire valoir ce petit talent. C'étoit toutes les 
fleurs de la mythologie peintes à la gouache, et de 
grandeur naturelle ; deux ou trois lignes tracées au 

ponr la plupart, Pignorent, ou se piquent dMngratitude. Elle eut 
une grande influence sur cette révolution du 9 thermidor, an lU^ qui 
Bit fin au régime de la terreur, et qui sauva la vie à tant de prison- 
niers destinés à la perdre sur récbafaud. — {NoU de VEditmrJ 

• Il y avoil à Paris, avant la révolution^ une grande abbaje de ce 
nom } ma mère j a été élevée.^2Vbfo de VAmieur.J 

TOMB V. 12 



266 MEMOIRES 

bas de chaque plante expliqtioient la métamorphose 
on la consécration. Je n'avois point fait de terte 
particulier 5 souvent jAusieurs plantes se trouvôîent 
dans le même tableau peint sur papier vélin, entouré 
d'un encadrement qu'on VL-ppeUe passe-partont. Le 
tout formoitsoixaiïte-dou2e tableaux. Je les montrai 
à plusieurs iartiâtes qui en furent charmés^ entre 
autres Alph. Giroux. Quelque temps après, ayant 
besoin d'argent, j'eus envie de les vendre. J'étoîs 

' bien sûre qu'en les proposant au roi de Westphalie 
il les auroit achetées magnifiquement; mais ne 
voulant abuser,, lii de Ba générosité nattirelle, ni 
de sa bonté pour moi, je trouvai le moyen de lui 
faire parler de ôette collection cotntne étant faite par 
un artiste inconnu. Il eut envie de la voir ; l'idée et 
l'exécution lui plurent,, il en offrit six mille fVancs, 
ce qui fut accepté. Lorsque (liroux apprit ce fait 
il me dit qu'il étoît très-fâché que je ne liri eusse pas 
donné la préférence. Le roi de Westphalie, en ap- 
prenant qu'il avoit acheté mon ouvrage, me fit 
d'obligeans reproches à ce sujet. Je répondis de 
manière à le t;on vaincre que la déK'catesse qui m'avoit 
fait cacher mon nom, ne me permettroit jamais de 

, rien changer au marché conclu. 

Plusieurs années après, la reine de Westphalie, 
quiétok à Meudon,me fit inviter à y ^sdler; j'y ai 
été phfâieuTs fois, et je me léScîte d'avoir pu con- 
noltre cette princesse, charmante à tous égards, et 



DK MABAMR DB 6KNLIS.. 367 

dont la condaite^ comme épouse, a été depuis si 
exemplaire et si parfeite. 

Je ne dois pas oublier dans cette nouvelle nomen- 
clature une personiie si agréable alors par sa figure^ 
• et le charme de son toU) de ses manières et de ses 
talens, madame Delarue, fille de M. de Beaumar- 
chais. M""*. Roger aroit une belle maison de cam- 
pagne près de Paris : yj allai passer huit jourà 
avec madame Kenens j j'y fus touchée de l'union qui 
régnoit entre madame Roger et son mari, qui étoit 
aossi beau qu'elle étoit jolie, et d'une très-aimable 
société. Je vis là M. Canon de Nîsas*, beau-frère 

* M. Carion Nisas, on des Yingt-trois barons d«s états du 
Languedoc, étoit, en 1789, officier de cavalerie. En 1793 il fut 
-accusé de fédérudUme et jeté dans les prisons de Bêziers. Nommé 
sous le consulat membre du tribunat, il y paiia contre Carnot en 
&T6ur de l'emfnre. Il a fait piusiears compagnes avec distiqfjtion, 
et s^est élevé au grade de maréchal de camp, 9fi^ être redesûendu 
de celui. d^adjudant-général, au rang de simple volontaire. Sa vie, 
sous Tempire, fut une succession de disgrâces assez longues que liri 
attirait sa noble franchise, et de ikveura^ peu proportionnées au 
mérite des services quMl rendoit. M. Carion Nisas a composé deux 
tragédies: M&nimot'eneyi Pierre le Oramiây et plusieurs autres 
ouvrages en vers. Il a entrepris une traduction de la. Jértuaiem 
délivrée^ dans laquelle il conserve la forme des stances, que les 
Italiens appellent ottave rime. Les amis des lettres désirât vive- 
ment que M. Carion Nisas achève et publie oette traduction. Outre 
ses discours au tribunat, et quelques opuscules en prose, il a pallié 
un ouvrage sur TOiganisation de Tarmée et un savant Traité sur 
les armées^ depuis les temps anciens jusqu^â nos joùr8.<— >(A^ofe de 
f Editeur J 

12* 



268 MÉMOIRES 

de madame Roger, homme de mérite, qui a fait 
depuis des tragédies dont Tune a été jouée plusieurs 
fois à la Comédie Française, et dont l'autre est com- 
posée sur le sujet de mon invention, dont j'ai donné 
le plan dans mon Journal imaginaire. Cette pièce 
est encore dans son portefeuille ; M. Pieyre, qui eh 
a entendu la lecture, m'a dit qu'elle étoit fort belle. 
11 m'arriva à cette campagne, avec madame Roger, 
une aventure qui me causa un des plus pénibles 
embarras que j'aie éprouvés de ma vie. Je me 
trouvois im soir dans le salon, entre chi^n et loup, 
seule avec elle et madame Kenens : on parla d'une ^ 
femme dont elle fit un grand éloge; je pris la 
parole pour la blâmer d'avoir divorcé, et là-dessus je 
me mis à déclamer contre les divorces i au milieu de 
ce discours si bien placé, quelqu'un entra; nous 
nous levâmes, et madame Kenens m'entraîna dans le 
jardin: là, après m'avoir bien grondée, elle me 
plongea dans un profond étonnement, en m'appre- 
nant que madame Roger étoit divorcée, et qu'elle 
avoit eu pour premier mari M. Bignon. Je ne re- 
vehois pas de ma surprise, en pensant qu'une femme 
si jeune,, avec une physionomie si naïve, et parlant si 
bien sur la vertu et sur la religion, eût deux maris 
vivans !• • • . Je ne pouvois concevoir, dis-je, qu'une 
telle personne eût divorcé ; mais il est vrai qu'elle , 
avoit à peine quinze ans lorsqu'elle fut entraînée 
à divorcer. Je n'osois plus rentrer dans le salon. 



DE MADAMB DB GKNUS. 



269 



j^avois envie de retourner tout de suite à Paria} 
madame Kenens m'en empêcha^ me représentant 
que ce seroit ce qu'il y auroit de plus choquant pour 
madame Roger; qu'il falloit reparoitre; que je ne 
trouverois dans madame Roger qu'un peu d'embarras 
et non du ressentiment^ parce qu'elle ne pouvoit at- 
tribuer ce qui venoit de se passer, qu'à mon igno- 
rance. Je restai: madame. Roger fut obligeante 
pour moi tout comme à son ordinaire. Elle ne m'a 
su aucun mauvais gré de mon étourderie. Ceci 
m'arriva dans les premiers temps de mon séjour à 
TÂrsenal, où je ne connoissois encore aucune des 
Intrigues des gens de la société actuelle. 

Je fis aussi cqnnoissance avec une femme célèbre 
et digne de l'être; madame de Vannoz, aussi esti- 
floable par sa conduite et ses vertus que par ses talens ; 
elle à fait une élégie sur lès Tombeaux de Sainte 
Deni$y qui a été trouvée belFe par tous les connois- 
seurs qui admiroient le plus, celle de M. de Tréneuil 
sur le même sujet; son sort étoit de lutter avec 
succès contre de grands poètes, car elle a fait depuis 
une épltre sur la Conversation^ qui a paru en même 
temps que le poëme de M. Delille, et qui a été 
généralement préférée à ce dernier ouvrage d'un 
homme d'un si grand talent. Le poème sur la 
Conversation de l'abbé Delille, comme tous ses autres 
ouvrages, manque d'imagination, de plan et de 



87^ M£MOIll£S 

pureté de style, et il n'a aucune des beautés qui, dans 
ses autres productions, font excuser ces âéCstuts. Ce 
poëte, rempli de faux brillans, de pensées fausses, et 
de tours bizarres, avoit de la verye et scmmant le plus 
brillaat eoloHs ; il ^toit grand versificateur, et per- 
sonne n'a mieux connu que lui le mécanisme des 
vers alexandrins ; il a perdu tous ces avantages, en 
eemposant son poëme sur la Conversation en vers 
de dix syllabes ; il n'avoit point Tbabitude de cette 
mesure : ce qxà fait qu'il n'est même pas poëte 
dans cet ouvrage, dans lequel il a souvent cofùé des 
cacactères de La Bruyère, en les gâtant. Le meilleur 
ouvrage de M. Delille est son premier, la traduction 
des Géorgigues de Virgile. Son poème des Jardins 
pàcbe d'abord par le défaut de eonnoîssance de son 
sujet ) il n'avoit jamais été en Angleterre, et n'avoit 
janiak vu les plus beaux jardins du genre qu'il a 
décrit f mais la description de la ferme dans cet 
ouvrage pouvoit et devoit seule en assurer le succès. 
ISon Hcnmne des champs est ranpli de morceaux 
cfaarmans, mais c'est un ouvrage manqué; son poëme 
sur rimcigination est dénué d'invention, et c'est 
assurément sur un tel sujet un vice capital. Sa 
traduction de VJEnéide contient de beaux morceaux, 
mais il y a quelque chose de froid et de pénible 
dans l'ensemble ; son poème des TYois Règnes est 
un ouvrage sec et ennuyeux, parce que les sciences 



DB MADAMB DS G£NLIS« 271 

ne (sont pas faites pour la poésie^* Néanmoins ce 
poi^me contient quelques beaux morceaux, entre 
autres les vers sur une tempête dans le désert, les 
vers sur le ccffé, et une grande quantité de traits et 
de rex^ heureux. Il y en a trois qui sont fort re- 
majrquabks dans l'épisode des guerres civiles^ de 
Florence, il dit : 

« Un yain peuple, à la ibis et féroce et volage^ 
^ Après» PaToir formé, détmitit aon ott^ragèi; 
** Et, tojiûoiv* entraîné, croyait toijûoura choisir.** 

Ce dernier vers est excellent, mais aussi cet ou- 
vrege/ourmille de mauvais vers, par exemple, celui-ci: 

** Dodone inconsnltée a perdu ses oracles.**t 

Dans ce même poëme, l'épisode de M ussidor est 
dépourvu d'idées, de grâce, et même d'esprit, et ^n 
tout ce poëme est glacial. J'ai oublié^ dans cette 
énumération, le poëme de la Pitiéy ouvrage qui pQu- 
voit être si touchant, mais dont Fauteur n'a fait 
qu'un poëme décousu, sans intérêt, mais contenant 
néanmoins de fort jolis détails. On peut porter à 

* A rexcc^itîon peaMtre de ta bcMtanIque, en poarroît, avec de 
rimaglnation, faire un poëme agréable sur ce si\)et. Cet ouvrage est 
à faire : celui de Darwin^ CLes Amours det plantes^ est d*one 
assommante monotonie. — (Note de V Auteur.) 

t Un Ters aussi ridicule dans un autre genre est échappé à Tanteur 
dtins VEjiéidey le voici : 

" Né d*nn père persan ei d*uBe mière manre," 

[NoU d$ VAuieur.) 



272 - MÉMOIRES 

peu près le même jugement de son travail sur MîU 
ton. M. Delille fut un grand versificateur, un poète 
spirituel et brillant \ il est fâcheux qu'il' n'ait pas un 
goût plus sévère^ il a gâté celui d'une grande quan- 
tité de jeunes poètes, qui ont pris ses défauts, sans 
avoir ses talens ; mids on ne sauroit trop le louer 
d'avoir, dans tous les temps, montré un profond res- 
pect pour les mœurs et pour la religion. 

Mon frère, dont la femme et la fille étoient en 
Suisse, éprouva un grand dérangement de santé dans 
les premiers temps de mon établissement dans mon 
nouveau logement \ afin de le mieux soigner^ je lui 
demandai en grâce de venir chez moi ; Casimir lui 
donna son logement et coucha dans une anti- 
chambre, sur un lit de sangles, pendant les deux mois 
que mon frère passa ch^z moi \ j'eus le bonheur de 
voir sa santé se rétablir^ alors il jpartit pour aller 
rejoindre sa famille. Durant son séjour à l'Arsenal, 
il me fit part de plusieurs projets qu'il vouloit encore 
proposer au gouvementent ; il y avoit dans tous les 
mémoires qu'il a successivement donnés, des idées 
excellentes et pleines de génie; l'institut même, dans 
plusieurs de ses rapports sur ces ouvrages, l!a re- 
connu, dans les termes les plus honorables pour lui ; 
mais on a toujours déjoué tout ce qu'il vouloit faire, 
par une phrase magique; pour lui nuire auprès de 
tous les goûvernemens^ on répétoit qv!%l est un homme 
à projets ; comme si tous leslnvente^urs, dans quelque 



DB MADAMJR DB GBNLIS. 273 

genre que ce puisse être, n'avoient pas été des 
hommes à projets I Mon frère est incapable d'intri- 
guer ; il s'est contenté de méditer profondément, de 
réfléchir, et de travailler en silence; tout cela ne 
suffit nullement pour réussir. Mou frère auroit été, 
s'il l'eût voulu, un homme de lettres très-distingué : 
il a reçu de la nature la plus heureuse organisation ; 
beaucoup de goût naturel pour les arts, du talent 
pour la composition musicale ; il a fait les airs de 
plusieurs romances, qui ont eu beaucoup de succès 
dans la société ; l'un de ces airs a été trouvé si joli, 
que le fameux Jamovitz en fit des variations sur le 
violon. Mon frère commença un grand ouvrage in- 
titulé Henri Quatre^ dont il voulut faire les paroles 
et la musique ; le poème, qu'il acheva, étoit charmant : 
il en mit en musique les deux premiers actes, qu'il 
montra à Méreau*, (excellent compositeur), qui en 
fut très-étouné, et qui l'encouragea par les plus 

* Méreaa débuta par des nufiets^ des oraiariOi^ et des cantates. 
Celle à^Aliiiey reine de Golconde, publiée en 1767, commença sa ré> 
pntation ; il avoit alors vingt-deux ans. Il composa ensuite ta musi- 
que de trois opéras donnés au Théâtre-Italien, et de deux opéras 
représentés à rAcadémie royale de musique. Il a laissé à ses enfans 
« la musique de trois autres opéras qui n'ont pas été joués. Le 
premier sur un sujet persan ; le second sur un BiOet g^c ; lê4 Ther- 
mopjfUê; et le troisième sur un sujet romain, Scipion, Méreau, bon 
compositeur, excellent théoricien, possédoit de plus le talent de bien 
écrire sur son art. Né à Paris, il est mort dons la même yille en 1797 
à rage de cinquante-deux ans. — {Note de V Editeur) 

12** 



274 MÉMOIRBS 

grands éloges ; mus» d^ns ce moment^ uoe affiitre 
survint : . mon frère bdssa là son opéra ; ensuite, il 
l'oublia tout«à-fait; et enfin, dans ses diSërens 
voyages et déménagemens, il l'a perdu. Il a borné son 
talent poétique à faire de charmans couplets de so- 
ciété, avec une promptitude et une fs^;ilité peu com- 
munes. J'oserai dire que son caractère etjson cœur 
méritent fuitant d'éloges que ses talens : on n'a 
jamais été plus sincèrement obligeant, plus incapable 
de haine ^ de rancune, et plus naturellement com- 
patissant, bon et généreux ; on n'a jamais été d'un 
commerce plus sûr et plus doux ; nous avons beau- 
coup vécu ensemble, et dans le cours de notre longue 
carrière, nous n'avons jamais eu une querelle, ou 
seulenïent une discussion un peu vive; nous avons 
été aussi étroitement unis par l'amitié que par le 
sang.* 

M. de Tréneuil fut attaché à la bibliothèque de 
l'Arsenal, je trouvai en lui le voisin le plus obligeant 
et l'ami le plus aimable ; sa place étoit immédiate- 
ment après celle de M, Ameîlhon : s'il eût eu alors 
la première, je n'aurois jamais quitté l'Arsenal. 

Jç m'étpis tr9,cé à l'Arsenal des occupations qui 
furent toujours très-réglées et très-suivies. La pos- 
sibilité de pouvoir avoir tous les livres que je désirois, 
^ me faîsoit einployer beaucoup de temps à la lecture, 

• J'ai eu le malbevy àe lepeHre en IH^j-^Noie de FAuieur.) 



DE MÀDAMB DB GENLIS. 27& 

quoique je n^enase plus pour cette occupation Tar*- 
deur et le goût passionné que j'avois eu jadis. De- 
puis que M, Stoae m'avoit volé tous les extraits que 
j'avois laissés à ma fiUe et qu'elle lui aroit confiés^ 
je n'avois plus cet attrait puissant qui engage à tout 
£ûre pour augmenter une grande collection que Ton 
a formée avec beaucoup de peine et de travail. D'ail* 
leurs j'avois lu et relu |x)us les bons ouvrages, tous 
nos chefe-d'œuvre : je me jetai dans les livres curieux, 
mais je n'avois plus le plaisir extrême de tâcher de 
faire de bons extraits 3 je manquois de courage en 
pensant que j'en avois perdu la valeur.de plus de 
soixante volumes imprimés et tous écrits dema mainé 
Je me bornois à faire quelques notes qui ont encore 
produit un assez grand nombre de manuscrits. Ce- 
pendant je fis alors une lecture nouvelle l)ien intéres- 
sante, ce fut l'ouvrage de M. de Bonald, intitulé la 
Ziégislation primitive^ ouvrage plein de talent, d'ex- 
cellens principes et de génie, d'un style à la fois 
brillant, piquant et naturel, et qui me fit d'autant 
plus d'impression, que je savois, ainsi que' tout le 
monde, que l'auteur, qui s'y montre si religieux, 
aroit, dans tous les temps, professé les mêmes prin- 
cipes, et que sa noble et vertueuse conduite àvoit 
toiQouTs été en parfaite harmonie avec sa croyance ; 
cet éloge n'est pas suspect. Je n'ai jamais eu le 
moindre rapport direct ou indirect avec M.de^Bonald, 
on m'^ même dit îqu'on lui avoit donné des préven- 



276 MÉMOIRBâ 

tions personnelles contre moi. Mon indolence na^ 
turelle, quand il ne s'agit pas d'un travail sédentaire, 
m'a toujours empêchée de chercher à me justifier 
auprès de lui ; je n'ai nul besoin de son amitié pour 
l'admirer; je trouve même quelque chose de satis- 
faisant à lui rendre une justice tout-à-fait désinté- 
ressée. 

* Quand le livre de M. de Bonald parut. Napoléon 
étoit sur le trône depuis quelques années, et il avoit 
eu la gloire de rétablir la religion et d'abattre la 
fausse philosophie. Les disciples de Voltaire et des 
autres n'osoient plus montrer leurs principes. Vol- 
taire et tous les écrivains de son parti avoient perdu 
plus de la moitié de leur réputation ;^ tous leurs 
ouvrages étoient à un rabais honteux, et la plus 
mauvaise des spéculations eût été d'en faire quelques 
éditions nouvelles; enfin la philosophie moderne 
étoit universellement décriée et méprisée. Ce qui 
achève de le prouver, c'est le paragraphe suivant, 
tiré de la Législation primitivej et que je vais copier 
littéralement. 

n est beaucoup d'hommes qui se piquent de 
raison, qui ne veulent être ni convaincus de cer- 
" taines Vérités, ni entraînés dans certaines voies, et 
" qui prennent le parti très-peu raisonnable de nier ce 
qu'ils n'osent pas approfondir. Ces personnes ont 
pu se donner le titre d'esprits forts \ dans un temps 
'^ où ceux qui vouloient se délivrer d'une règle fâ- 






Ci 



DB MADAME DE GENLIS. 277 

*' cheuse à l'amour-propre, et incommode aux pas- 
'^ sions, se contentoient de quelque chose qui res- 
" semble aux raisonnemens ; mais aujourd'hui que 
" ces matières sont plus approfondies et rendues 
"sensible par des expériences décisives, le titre de 
^^ philosophe sera à plus haut prix ; on ne l'obtiendra 
^^ pas, en répétant les sophismes de J. J. Rousseau, 
"les sottises d'Helvétius, les logogriphes du baron 
"d'Holbach, ou les sarcasmes de Voltaire." 

Tel étoit en effet Tétat des choses à l'époque où M. 
de Bonald s'exprimoit ainsi ; on auroit dÛ croire que 
la restauration auroit achevé d'anéantir la fausse phi- 
losophie, et le contraire est arrivé. C'est un fait 
qui donne lieu à des réflexions bien affligeantes. . 

Le Génie du Christianisme^ de M. de Chateaubriand, 
parut deux ou trois ans avant la Législation primi- 
tive; cet ouvrage fit une grande sensation, et il le 
méritoit^ on y trouve d'admirables morceaux, entre 
autres le défrichement des terres^ le bel épisode d'A- 
tala ; et cet ouvrage a fait beaucoup de bien à la re- 
ligion, et par conséquent à la monarchie; car la 
royauté légitime, ainsi que la morale, n'a de base 
véritablement solide que la religion. Les ennemis 
de M. de Chateaubriand ne se lassent pas de lui re- 
procher de l'affectation «et de l'obscurité dans sa 
manière d'écrire, et ils croient faire la part de la jus- 
tice, en disant que l'on trouve de bettes pages dans 
ses ouvrages ; pour être équitable, il faudroit dire 



278 



MÉMOIRES 



tout le contraire : l'ensemble de ses ouvrages est tou- 
jours digne d'éloges et d'admiration^ la critique la 
plus sévère n'y pourroit reprendre qu'une douzaine 
de phrases hasardées, on en trouveroit davantage dans 
les écrits sublimes de Bossuet ; dans les chefs-d'œuvre 
de Racine (c'est-à^ire, dans toutes les pièces de ce 
grand poëte, qui sont au théâtre) on peut compter 
quinze où seize mauvais vers ; et l'on en reproche 
autant à là Jérusalem délivrée, le plus intéressant 
de tous les poëraes épiques. On n^a pu attaquer M. 
de Châteaubriand^même à cet égard, dans son poëme 
fies Martyrs, dans lequel il semble avoir pris Homère 
pour modèle. Cet ou\Tage contient assurément de 
grandes beautés, mais il me semble qu'en mettant en 
opposition le christianisme et la mythologie, e'est-à- 
dire^ la fable et la vérité, l'auteur auroit dû oflHr k 
tableau des moeurs admiraUes des premiers chrétiens, 
de leur union, de leur charité, ^e leur désintéresse- 
ment, de leurs adoptions, de leurs .solennités re- 
ligieuses, qui auraient formé un contraste si frappant 
avec les fêtes sanglantes de Bellone, les infâmes bac- 
chanales, les orgies, les fêtes de Flore, des païens^ 
dont l'auteur ne parle pas. Celui des ouvrages de 
M. de Chateaubriand que j'admire le plus c'est son 
Itinéraire de Jérusalem ; 11 y a dans ce voyage des 
descriptions délicieuses, et d'un bout à l'autre, un 
sentiment religieux toujours vrai, toujours touchant; 
le& effets différens que {»roduisesA sur le voyageur 



DE MADAME DTB^ GBNLIS. 279 

Taspect des îles de la Grèce et celui de Jérusalem, 
sont d'une vérité parfaite et admirablement décrits. 
Cet ouvrage suffiroit seul pour assurer à son îllusr 
tre auteur la plus brillante et la plus solide renommée. 
Voici les rapports que j'ai eus avec M. de Chàteau- 
briaitd. Je ne le connoissois point du tout^ lorsqu'il 
m'envoya, quand il^ parut, le Génie du christianisTne, 
en m'écrivant le billet le plus obligeant. Xe Génie 
du christianisme fut, à son apparition, le sujet des 
louanges les mieux fondées et du dénigrement le 
plus injuste. Il est vrai que l'on pouvoit citer de cet 
ouvrage un très-petit nombre de phrases hasardées. 
Je défendis M. de. Chateaubriand dans la société, 
avec toute la vivacité dont je suis capable ; il avoit 
contre lui les gens sans religion et les littérateurs 
envieux, qui formoient une multitude d'ennemis ; et 
je puis dire avec vé^té, que je m'en suis fait beau- 
coup en le défendant. Je savois cependant et arec 
certitude, par M. de Cabre, que M. de Ch&teau- 
briand étoit tout le contraire pour moi, ce qui ne m'a 
pas empêchée de me conduire toujours de même à 
son égard et d'écrire dans ce sens à l'empereur, dans 
le temps où il fut si irrité contre Jui. Je fis voir cette 
lettre à M. de Cabre, qui Ja trouva si remplie d'inté- 
rêt pour M. de Chateaubriand, qu'il me demanda de 
la faire voir à madame de Laborde ; je la lui donnai, 
en le priant de lui dire en même temps que je l'avois 
* chargé, ce qui étoit vrid, de cacheter cette lettre. 



280 MÉMOIRES 

quand elle Tauroit lue, et de l'envoyer ensuite chez 
M. de Lavalette, chargé de ma correspondance avec 
l'empereur ; ainsi voilà assurément un procédé bien 
clair. On ne le laissa point ignorer à M. de Cha- 
teaubriand, qui se crut obligé de venir m'en remer- 
cier. Il resta assez long*temps dans cette visite, qui 
fut tête à tète, je le reçus de mon mieux; et, sans 
aucune espèce d'explication, nous parlâmes littéra- 
ture :' il s'exprima avec simplicité et avec le ton 
d'une modestie remarquable; il me parut extrême- 
ment aimable, et il a en effet beaucoup plus d'esprit 
et de talent qu'il n'en faut pour l'être.* J'ai fait de- 
puis son éloge, sans y joindre un seul mot de cri- 
tique, dans plusieurs de^ mes ouvrages ; et j'ai tou- 
jours eu le langage qui s'accordoit avec cette con- 
duite. Je n'ai jamais pu supporter d'entendre ac- 
cuser M. de Chateaubriand d'hypocrisie ; première- 
ment, parce que personne n'a le droit de dire d'un 
auteur qu'il ne pense pas ce qu'il écrit; et ensuite, 
parce qu'il faut n'avoir aucun sentiment du vrai, 
pour n'être pas persuadé, que M. de Chateaubriand 
a écrit de bonne foi ses plus b^aux morceaux sur la 
religion et son Itinéraire tout entier. Celui qui a 

* Quand J*écriyois ceci, tels étoient alors nos rapports respectifs 'y 
M. le yicomte de Chateaubriand m^a montré depuis beaucoup de 
bienveillance, et je conserverai toujours beaucoup d*attachemeDt 
pour celui qui réunit à de grands talens des sentimens religieux.— 
{Neêe de rAnieur,) 



r 



■ 



DE MADAMB db grnlis. 281 

tait Atalay pelui qui, étant sur mer et s'adressant à 
Pieu, dit : Jamais je ne fus plus troublé de ta gran- 
deur! celui qui a décrit si admirablement Timpres- 
sîon qu'il éprouva à Taspect de Jérusalem ; celui-là 
n'est sûrement pas un hypocrite.* 
, Puisque je parle de la littérature dans cet ouvrage, 
je dois y consacrer un article à madame de Staël. Je 
ne Tai critiquée dans mes ouvrages, que parce qu'elle 
a attaquée ouvertement dans les siens la morale et 
la religion ; sans cela, je n'aurois censuré qu'en gé- 
néral l'incorrection et l'obscurité de son style, mais 
je n'aurois jamais cité une partie des phrases ridicules 
qui se trouvent en si grand nombre dans ses écrits. 
Je n-ai jamais fait ces critiques qu'en employant io\xn 
les ménagemens de l'honnêteté sociale, et en parlant 
toujours avec estime de sa personne et de son carac- 
tère. Madame de Staël eut le malheur d'être élevée 
dans l'admiration du phébus, de l'emphase, et du 
galimatias. La diction ampoulée de M. Thomas fut 
pour elle, dès sa première jeunesse, le type de l'élo- 
quence. Elle joignit à ce malheur celui d'avoir tou- 
jours négligé la lecture des grands écrivains du siècle 
de Louis XIV | elle avoit fort peu d'instruction réelle, 
et n'avoit jamais fait une étude sérieuse de la langue 

* Je ne parle point de Tépisode de René; c^est un petit roman, 
dont la conception est fausse et immorale : une jeune personne, par- 
faitement pure^airec de la piété, n^éprouvera jamais une pasuion i^us^i 
monstrueuse;,— /"iVo^e de VAnteur,J 



^ 282 MEMOIEBS 

française, dont eUe a toujours ignoré les règks leit 
plus connues, comme on peut le voir dans ses pre- 
miers ouvrages, et dans beaucoup de passager des 
derniers. C'est ainsi qu'elle écrivoit ; qu'il est doux 
d'aimer et de F être,* et qu'il lui airivoit fréquem- 
ment de féminiser des mots masculins i par exemple, 
c'est moi qui, dans une de mes critiques imprimées^ 
lui ai appris que Ton dit un charmant épisode, et non 
une charmante épisode. Le premier ouvrage qui ait 
commencé' la réputation de madame de Staël, fut 
celui qui est intitulé c De l'influence des payons sur 
les nationé et sur les individus. Le but est de prouver 
l'utUité des passions; c'étoit la doctrine des encyclo- 
pédistes, qui entourèrent l'enfance et la jeunesse de 
madame de Staël.* Il faut pardonner à sa mémoire 
ces principes pernicieux, on les lui avoit inspirés 
dès le berceau. Madame Necker, sa mère, étoit 
philosophe sans le.çavoir; M. Necker étoit anti- 
philosophe par la droiture de son caractère, mais 
philosophe par la fausseté de son esprit : il a combattu 
de bonne foi l'impiété de sa secte, mais en adoptant 
une infinité d'en'eurs qui pouvoient servir de base à 
cette irréligion ; car il est à remarquer que les com- 
plots de la philosophie moderne ont été èi bien ourdis, 
qu'ils ont altéré la raison et les lumières d'une très- 
grande partie de ceux dont ils n'ont pu corrompre le 

* Eloge de J.^. Rouesean»— {iVofe ée VAfÊtHKr.) 



DK MADAUB lUft GENLIS» SSS 

eceur. C'est dans l'ouvrage de niAdame de Staël, 
que je viens de cher, qu'elle fitit le plus grand éloge 
du suicide, et el||e appelle, en propres termes, 
ce crime un 6u:te sublime» C'est' là qu'elle dit: 
^' Qu'il est heureux que tous les scélérats soient in- 
capables de commettre cet acte sublime." Je répon- 
dis alors qu'il étpit étonnant qu'elle eût o'iibUé que 
les plus grands scélérats et les noms les plus dés* 
hoaorés de l'histoire ont été des suicides : Judas, 
Saatdanapate, Messaline, et Néron. Pour l'intérêt 
de la morale, de la religion, et de la littérature, j'ai 
tourné .en ridicule beaucoup de sentimens et de 
phrases des ouvrages de madame de Staël, surtout 
dans ma nouvelle intitulée la femme philosophe | et 
depuis, dans Vh^fbience desfemmies sur la littérature 
française, ces critiques (quoiqu'elles fussent accom- 
pagnées de beaucoup d'éloges), l'ont rendue mon 
ennemië.=*^ Cependant elle en a profité à quelques 
égards : elle a écrit publiquement, depuis la restau- 
ration, qu'elle se repentoit, et qu'elle désavouoit tout 
ce qu'elle avoit dit sur le suicide : ainsi j'espère que 
dans une seconde édition, faîteau bout de vingt-trois 

* Avec une excellente maison^ beaucoup d^esprit et de célébrité, 
il est bien fadle de se faire un g^nd nombre de partisans. Pour 
moi, j^fti toujours été très-choqaée, lorsque j*ai tu qu'on dépris<ût les 
taleas de madame de Staël, avec Intention de me plaire, et Je puis 
dire avec Térité, que Je ne Tai Jamais souffert. J'avoue que la fierté 
avoit autant de part è cette conduite que la générosité.— -(ZVbfe de 
PAuteur-) 



284 BiéMOIRKS 

ans, de V Influence des pcLssions, et qu^on àfaitpa* 
roitre depuis la mort de' madame de Staël^ on a re- 
tranché son panégyrique du suicide. J'ai été utile 
aussi à madame de Staël sous le rapport du style. Il 
est certain que, depuis la publication de la Femme 
philosophe^ il y a eu beaucoup moins d'affectation 
dans sa manière d'écrire. Néanmoins, dans son 
ouvrage sur l'Allemagne il y a plusieurs phrases, et 
même quelques paragraphes, qui sont incompréhen* 
sibles par les idées, l'assemblage étonnant de mots 
qui ne doivent jamais se trouver ensemble, et le 
sens, que l'auteur même n'a certainement pu com- 
prendre, entre autres le passage suivant : 

^^ Il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la 
*^ poésie lyrique, errer, parla rêverie, dans les régions 
" éthérées, oublier le bruit de la teri'C, écouter l'har- 
^^ monie céleste, et considérer l'univers comme le 
'^ symbole des émotions de l'âme. • • • Le poëte sent 
'^ battre son cœur pour un bonheur céleste qui 
" traverse comme un éclair Tobscuriié du sort." 
(Troisième volume.) 

Le premier roman de madame de Staël, Delphine^ 
n'eut aucune espèce de succès : il ne pouvoit en 
avoir à aucun égard. Celui de Corinne^ ainsi que 
tous les ouvrages de madame de Staël, n'eut pas 
davantage le succès du débit ^ car il est remarquable 
que, malgré tous les efforts de ses amis, elle n'a 
jamais pu avoir le succès d'une seule édition enlevée 



DE MADAME DE GENLIS. 



285 



en quelques jours par le public. Son second roman, 
Corinne, avec tous les défauts de style que l'auteur a 
toujours conservés, passe pour être son meilleur 
ouvrage : il manque d'invention, de vraisemblance 
et d'intérêt. L'héroïne, amante passionnée, n'aime' 
ni son pays, ni sa famille | elle brave toutes, les 
bienséances et tous les usages reçus ; elk se livre avec 
fureur à une .passion forcenée, et j'avoue qu'il me 
paroltra toujours inexcusable de créer des héroïnes 
pour les peindre aussi extravagantes, et de nous les 
proposer comme des -modèles dignes de toute notre 
admiration. On voit dans cet ouvrage Corinne se 
prosterner devant son amant sur le rivage de la 
mer, et se relevant avec le front égràtigné. On a 
trouvé que, dans cet ouvrage, elle avoit imité, une 
scène d'un de mes romans, celle où je fais errer mon 
héroïne désespérée dans la campagne et dans les 
bois, et rentrant ensuite pâle, tremblante, glacée, 
et accablée de douleur. Ce n'a pas été sans dessein 
que j'ai mis cette scène en hiver. Si, d^s cette 
situation, mon héroïne eût parcouru la campagne 
en été, sous un soleil brûlant, elle çeroit revenue en 
«ueur, rouge, animée ; elle n'auroit offert à l'imagi- 
nation que ridée d'une bacchante. Madame de 
Staël, en imitant cette scène, a changé la saison ; la 
scène se passe à Naples, au milieu des ardeurs d'un 
été dévorant. On trouve dans son ouvrage, outre un 
manque de goût continuel, les idées les plus étranges ; 



! 

2S5 m4moiiiss 

c'est ^nfii que Ton- voit CôriBne) qui a de temps en 
temps quelques sensations r^gieuses, aller faire une 
priète dans ki ciiapelle de la Vierge, et lui confier les 
tourmens «de sa flafi»ne, "^ parce qée, dk-elle, une 
femme (elle parle de la Saittibe^Vief^ !) doit être 
plus compatissante pour kfi peines «eu coenr/' Ce- 
penilaiit ce même «mvrage «if&e plusieurs morceaux 
(figues d'éloges ; mais les improtisaftions de Corinne 
demandoieiit surto,ut un beau style, ce qu'elles n'ont 
jamais : l'éloqueivce et les idées y manquent égale* 
ment. 

Sur la fin de ^ vie, madame de Staël, à Paris, 
avoift une grande maison, une grande fortuné ; elle 
avoit contribué à la restauration, ce qui lui assixroit . 
équitablement tous les ménagemens et tous les égards 
des royalistes ; elle afficlioit de grands principes 
libéraux, elle recevoit les chefs ée ce parti «à des 
heures particulières. Âitisi, à la fin de sa carrière, 
elle eut des partisans et des prôneurs dans tous les 
pdfrtis { elle les ménage tous ^aus son ouvrs^e pos- 
thume, qui a ^té loué par les libéraux avec la plus 
inconcevable exagération*. Les ouvrages de litté- 

• Hs se sont accordés à louer avec excès la phrase snr Henri IV, 
qai dit qaMl fut iefius PrançaUdetoio» imis rois; phrase prise da 
portrait que j*ai fait de ce prince dans mon JSUiaim de Hmai^ê- 
Grand. J^ose dire que ma phrase, qui exprimoit la même idée, et 
dont aucun journaliste n'ayoit fait Téloge, étoit mieux tournée que 
eeUe^e madame de StaëL-^iVi^fe de V Auteur,) 



OB MADAME DE 6ENLIS. 



287 



rature ne {>a8sent avec gloire à 4a postérité que lors- 

s 

qu'ils ont le mérite incontestable et reconnu du 
style. Sénèque, malgré son esprit supérieur^ éminem- 
ment brilhmt^' et les sentimens les plus élevés, n'a 
jamais été un auteur classique. 

Madame de Staël sera toujours comptée au rang 
des femmes célèbres ; mais ses productions ne seront 
pas rangées parmi les ouvrages classiques^ quoiqu'on 
y trouve souvent un esprit supérieur. J'ai toujours 
regretté qu'un esprit tel que le sien n'ait pas été 
mieux cultivé, mieux dirigé, et qu'elle n^it pas reçu 
ses notions littéraires à une meilleure école: l'en- 
thousiasme sur parole des premières années de sa 
jeunesse a tristement influé sur son existence litté- 
raire. J'ai beaucoup vu madame de Staël chez sa 
* mère avant son mariage : elle annonçoit dès lors 
beaucoup d'esprit ; mais elle montroit une vivacité 
inquiétante. ' 

Madame Necker m'amena plusieurs fois sa fille, à 
Belle- Chasse: elle me témoignoît une amitîé'ex-. 
traordinaire ; il y a voit toujours de l'exagération de 
fait dans ses démonstrations passionnées, mais il 
n'y avoit jamais de fausseté. £Ue a eu de la bonne 
foi dans ses çrreurs et dans son emphase, et rien 
n'excuse mieux les mauvais systèmes et le mauvais 
goût dans la conversation et dans les écrits. Elle 
tn'a inspiré mille fois une idée et un sentiment qu'elle 
n'a jamais soupçonné : souvent, en pensant à elle, 
j'ai regretté sincèrement qu'elle n'eût pas été ma 



288 Mé&ioiRtts 

fille ou mon élève; je lui aurob donné de bons 
principes littéraires^ des idées justes et du naturel; 
et, avec une telle éducation, l'esprit qu'elfe avoit 
et une âme généreuse, elle eût été une personne ac- 
complie et la femme auteur la plus justement célèbre 
de notre temps. 

Lés journaux, dans le temps que j'habitois l'Ar^ 
senal, n'étoient pas aussi nombreux qu'ils le sont 
aujourd'hui, où l'esprit de parti et la politique en 
rendent quelquefois sur les ouvrages nouveaux les 
jugemeus littéraires si peu équitables. Je lisois 
habituellement le Journal de Paris^ et le Journal de 
r Empire. Geofiroy* vivoit : il avoit de l'esprit, mais 

• La critique de GeoStoj, souvent injuste et passionna, étoit 
presque toi^ours spirituelle et piquante. Un g^nd fonds dMnstmctioii 
lui permettoit de soutenir ayec avantage les discussions littéraires les 
plus élevées. Il avoit succédé à Friron dans la rédaction de VAn^ 
née littéraire. Il s^attacha ensuite à qpe autre feuille périodique, 
intitulée Journal de Monsieur ; et lorsque la révolution éclata, il se 
réunit à Tabbé Royox, rédacteur de VAmi dm roi. Pendant la 
terreur GeoflProy se cacha dans un village où il se fit maître d^école. 
Enfin, après la révolution du 18 brumaire an VIII, il revint à Paris, 
et peu de temps après commença dans le Joumai dee Débats la 
longue lutte qu*il a soutenue contre Les auteurs dramatiques et les 
auteurs les plus célèbres de cette époque. Il donna aux lettres 
Texemple d*un scandale que nous avons vu renouveler dépuis d^une 
manière plus hardie encore ^ \\ fit commerce de ses éloges, et déchira, 
•ans pudeur et sans pitié, tous les talens qui i^efusoieut de payer un 
tribut à sa plump. Ses critiques participoient alors de la bassesse 
du sentimeoC qui les inspiroit 5 elles étoient brutales et grossières. 
GeofiVoy, né à Rennes en 1743> est mort à Paris au mois de féi'rier 
nU.-^Note de r Editeur J 



DB MADAM£ DK 6BNLIS. 289 

on Ta- beaucoup trop loué comme critique. Hors 

d'état- de juger des ouvrages dé s^eiitimeilt, il en 

pôâoit mal^ et quelquefois d'unie manière ridicule. 

Il n'a' jamais rien dit contre mbi : ri n'a pai4é de 

meë ouvn^s qti'aTéc bièrivdlîatice 5 ainsi, mon 

jttgèinent sut' hn ii'eytpats éuspect II a donné d'ex- 

cellëns iartidiss dani» de journal, mai^ il en à fait un 

MRsi grimé n'oMitë de réritabteihent mauvais; son 

e^rém^ pïiftiàlité gàtoit sans cesâé ses jugémens. 

St mâlhièi^ eh général étoît piquante ; il avoit dé la 

plaisatiïerie dahis T^sprit, mais il n'y àvoit point de 

variété. Il n'a jamais su être lïolide et ^rieùx avec 

esprit^ ni louer avec bon goût ; il manquoit de mesure 

et de tact. H a souvent parlé de madame dé Staël 

aV«c ifidëefèrioe, et des tragédies dé Voltaire avec 

injustice ; et c'est lui qui a dit de l'empereur, qu'il 

y àvoit de V athéisme à niet ses grandes qualités^ on" 

n'a jamais poussé la fiatterîe plus loin, ni prodigué 

davailtage la critique amère' et dériigtante. 

^ Je n'ai jatùais; danS/toùtè riaà vie, fait autant de mé- 
ditations sur mes lectures, que j'^n fis dans ce temps ; 
je relus tous les anciens auteurs, non-sèùlement 
du siècle de Louis XIV, mais du siècle précédent ; je 
m'attachai particulièrement, en étudiant les progrès 
dé la langue française, & me rendre raison dés motifs 
qui aVoiëût décidé à rëjèter leé vieux mots, les vieilles 
lôtotibns, et à introduire' les nouvelles manières de 
pairler, et* lèà* riouVeaux' toure dont se compose Ta 

TOME y* 13 



290 MÉMOIRES 

• - • ^ 

langue qui a produit tant de chefs-d'œuvre. Je 
n'a?ois jusque-là étudié que l'exacte propriété des 
mots^ et rharinonie de la langue ; Racine^ en vers, 
Massillon et M. de Buffon en pro8e> ont été à cet 
égard mes principaux maîtres ; mais la nouvelle 
étude dont je viens de parler eut pour moi un charme 
tout particulier ; ilfalloit pénétrer, deviner les in- 
tentions des plus grands écrivains que nous ayons 
eus : cet exercice plaisoit à mon imagination, il 
flattoit mon amour-propre, et piquoit ma curiosité. 
Il étoit beau de s'initier dans de tels secrets, et 
dans tout èe que j'en ai pu découvrir, j'ai toujours 
trouvé quelque chose de moral, de délicat, et 
d'ingénieux; par exemple, j'ai cherché pourquoi, 
en bannissant du langage noble une grande quan- 
tité de mots et d'expressions qui n'offrent que 
des locutions familières, et qui n'ont rien de cho- 
quant, on avoit néanmoins conservé plusieurs mots 
ignobles, et qui présentent les images les plus dé- 
goûtantes, tels que boue, fange, fumier ; et j'ai trouvé 
que l'élévation de l'esprit ^et de l'âme avoit dû con- 
server ces mots, afin de pouvoir, par d'odieuses com- 
paraisons, déprécier mieux ce qui est vil, et montrer 
pour toute espèce de bassesses morales le dernier 
degré du mépris* S'il falloit détailler toutes, mes 
remarques sur ce sujet, je serois forcée d'écrire un 
volume ; je me contenterai de dire que cette étude , 
m*a prouvé que la j&xation d'une belle langue est le 



DE MADAME DE GBNLIS. 391 

fruit et .rouvrage des réflexions les plu^ fines^ les 
plus spirituelles, les plus justes^ et du goût le plus 
pur. 

Huit ou dix mois avant mon dëpart de l'Arsenal, 
Casimir alla à Vienne, où il eut les plus grands succès 
dans tous les genres ; il y vit beaucoup le prince de 
Ligne, pour lequel je. lui* avois donné une lettre, et 
qui m'écrivit, en parlant de lui, qu'U le trouvoit 
un Jeune homme cLccomplL Casimir, n'ayant pas 
reçu le sacrement de la confirmation, se fit confirmer 
à Vienne^ et, suivant l'usage du pays, il prit un 
parr^n : ce fut le prince de Ligne.; une autre coutume 
du même pays autorise le parrain à donner à ^on 
filleul un de ses noms de famille, et le prince de 
Ligne donna à Casimir le sien, qui n'est pas celui 
de lÂgne^ mais He la Morald^ et que Casimir a le 
droit de prendre dans tous les actes, .et il fut con- 
firmé, avec beaucoup de pompe, par l'archevêque de 
Viennç., Casimir fit à Vienne une fort jolie action : 
Madame Larcher, une personne intéressante, remplie 
de talens, et jouant du violon d'une force remarqua- 
ble pour une femme et pour un amateur, perdit tout à 
coup une fortune assez considérable, et sans qu'il 
y eût de sa faute j on Im conseilla d'aller à Vienne, 
, pour s'y faire une ressource de ses talens ; mais elle 
n'y connoissoit personne : elle n'y fit rien, et §'y 
trouva dans le plus mortel embarras; dans cette 
extrémité^ elle eut recours à Casimir, qui sur-le- 

13* 



292 BiâMoiiûBs 

ohan^p lui proposa de donner an> concert à son seul 
pcofiit^ ealui prjomettontd'y jouer, et lui permettant 
die le faire annoncer* Cette annonce eut l'effet dé- 
siré j lar salle fixt pleine, et madame Laroher fut tirée 
de: peine»* , " 

Panant T^bsenoe de Casimir^ Je^ pris auprès de 
moi une t personne très^spirituelle et; fort ainmble, 
vamméo madaniie Rousself, que j'employai pEi^iou- 
liàafmeiKt ki l'éducation d'Âlf^ed^ dont j'^tois- tou- 
jours* parfaitement contente, pour s» donceuTy sa 
docilité etiiouiboa* cœur 3 il oommençoità jcmer fort 
jolimeiiKtLde.laiharper son adresse et sondndustrie en 
toutes; cfaoses étoîent déjà extraordinaipes ; Casâmir 
lui avoiti donné une énorme quantité de joujoux : 
lorsqu'ils étoieut crasses, il les- raccommodoit, ou en 
faisoit' de semblable», smssi bien que l'auroitpa faire 
lé meiUeuc ouvrier ; il a depuis cultlvé^eettie adresse, 
qui e^t dér«imei incomparable, a^nsi que son taient 
pour lai mécanique; dès' l'âge de quatorze ou quinze 

• Je. ponrroîft'dABr d» Gafiimtrtnuei infinité idft:tmito.Ul0 ce:, genre. 
Je n?en rtegçioxteraâ. plus x^n^an» Il «ii4 1^ Mnheur de proeoreF} p^ 
le moyen d*ane de ses . amieS| une place ayantagease anf»^ d*ane 
grande dame polonoise, à madame Robadet, dont J*ai déjà parlé. Il 
aittacha tant de prix à cet événement; qti*il crutdevoir recomiot^re 
robUgeancejde aen aiaaie «ucdomaBl .gvatntltenentJ à^su^fllle (ttialnit 
mois de ^çuns de harpe. 

f Je m'en suis sép^urée depuis pour son intérêt, ,en lui fiôsant aToir 
une fort bonne place, en Italie, que les réyolutidns lui ont fiiit 
peitire.— <M)#«t d$ VAuleur,) 



DE MADAMB B3fi GENLIS. 2SS 

BXkSf c'était lui qm raésicomxxfodoitj et parfaitement, 
toiitesmesaerrareBles plu^.clm^{klk{tlées, et quixé^bk 
toutes mes pendules, idont il eonnoissoît ai bien le 
mécanisme qu'il est parvenu à en faire une tout 
seiU (pour son bâte), âa&s avoir jamais pris une 
seule leçon d'aucun horioger^. 

.Pendant mon séjour à T Arsenal, je ftassai- trois 
étés à lacaBB^>agne avec Qasimir et Alfved; Tun chez 
madame de Brady, au château de Bebreckien, «après 
d'Orléans^ le second chez madame du Brosseron, à 
Sorel ; le troisième à Sillery. Je ne revis pas sans 
.une profonde Motion ce lieu où j'avois passé les 
plus heureuses années de ma première jeunesse. Je 
le trouvai bien déplorabkment changé ; les superbes 
bois du Meserâl étoient coupés, aiufsi que les beaux 
arbres de la cour ; une aile du château contenant la 
belle galerie et la chapelle étoit abattue ; les îles dé- 
licietises et leurs charmantes fabriques, si obligeantes 
pour moi, faites par M. de GenE4, étoient détruites, 
et n'offiroient plus que de tristes marécages ; le reste 
du château étoit démeublé ; les beaux parquets du ' 
rez-de-chaussée, qui ^voient été refaits avec magnifi* 
(fence, en bois précieux, par madame la maréchale 
d'£strée, avoient été arrachés par la rage révolntion- 

* n a fût depBîfli sans leçons al conseil, une montre à répétitien * 
etnne belle pendule pour mon petit-fils» dont il ^ doré et bronzé Ini- 
même tous les omemens. — {Note de V Auteur,) 



291 BféMOIRBB 

naire^ parce qu'on y avoit vu représentées- des ar- 
moiries avec le bâton de maréchal de France. Je 
n'y retrouvai avec plaisir que la cbambre où Henri 
IV avoit couché trois nuits ;, tous les vieux meubles 
y étoient encore ; le dama» cramoisi qui les formok 
étoit si usé qu'il n'avoit pu tenter la cupidité des^ 
révolutionnaires. Enfin je ne pouvois que m'attrister 
dans cette habitation, jadis si brillante et si belle, 
qu'un Anglais célèbre (M. Young)^ dans son voyage 
de France fait avant la révolution, dit qu'il n^à rien 
vu en France qui lui ait plu autant que Sillery. Je 
fis faire, dans l'église de la paroisse, un service 
funèbre pour mon mari, aussi magnifique qu'il est 
possible de le faire dans un village; tous les curés 
des environs s'y trouvèrent, et, pour les y rassembler, 
il fallut célébrer le service un jour ouvrier. Il 
iut annoncé au prône, et pas un seid paysan ne 
manqua de s'y rendre ; on y vit même des vieillards 
infirmes s'y faire porter, et des malades sortir de 
leur lit pour la première fois, afin de rendre cet 
hommage de la reconnoissanee à la mémoire du 
seigneur bienfaisant qu'ils avoienttant aimé ! L'église 
&t tellement remplie, qu'une partie des paysans ne 
put y entrer, et resta sous le porche et autour de 
l'église. Tous ces paysans, et sans exception, 
donnèrent à la quête, et ils perdirent une demi- 
joùrnée de travail : il n'y a point de discours acadé- 
mique qui puisse valoir un tel élpçe !. 



ÛE MAtiAME DE GENLIS. 2^5 

Cependant, à l'Arsenal, Teau s'étant infiltrée dans 
les vieux murs de mon appartement, il arriva plusieurs 
accidens qui auroient pu être bien funestes: pre- 
mièrement cette infiltration causoit dans ma cbambi'e 
à coucher une excessive humidité; ensuite plusieurs 
parties du mur, se détachèrent, et entre autres tout le 
lambris d'une fendre, qui tomba sur madame Roussel^ 
et qui pensa l'écraser ; mais, par un bonheur inouï, 
elle ne fut point blessée, et il est tout aussi heureux 
et tout aussi surprenant que, pendant les six derniers 
mois que j'ai passés dans ce logement, je n'aie pas 
pris de rhumatisme. Enfin je demandai qu^ou y fît^ 
les réparations nécessaires ; mais M. Ameilhon, avec 
sa bonne volonté accoutumée, persuada aux ministres 
^ue cette dépense monteroit à plus de quinze miEe 
francs! On auroit pu la faire pour cent louis. On 
me répondit que la Bibliothèque n'avoit pas les fonds 
nécessaires : il fallut bjien se résoudre à quitter l'Ar- 
senal. Comme le gouvernement s'étoit engagé à me 
loger toute ma vie, et qu'il n'y avoit pas de logement 
vacant à sa disposition qui pût me convenir, j'imagi- 
ne que j'étois autorisée à demander une indemnité 
et, par l'effet de ma modération naturelle, je ne la 
demandai que de huit mille francs, sachant bien que 
je ne pourroismelogerunpeu convenablement qu'en 
donnant douze ou quinze cents francs. J'obtins sur- 
le-champ ces huit mille francs, et mon logement de^ 
venant tous les jours plus menaçant et plus périlleux^ 



996 ' MÉHOIRB5 

j^en sortis à la hâte. La sensation .que j'épiottVïai en 
quittant l'Arsenal me fit bien comprendre ccHobifin 
le sentiment qui nous attadi^ à la patrie est natiutfil. 
L'Arsenal^ que j'habitois depuis ^euf ans^ medgjBé 
tou3 les désagrémens que j'y ayois éprouiréa^ <étoit 
devenu pour moi une espèce de patrie. Toutes tes 
âme^ ^nsibles.^'attacher^njt^toujoucs^ plus4^u.moiiiS5 
aux lieux qu'elles ont habités long-temps; l'hal»- 
tude, 4ans de certaiaes choses n'est insipide que 
pour les mauvais cœurs et le^ esprits frivoles^ qui se 
flattent toujours de trouv^er quelque arautage dans le 
changement. Je quittai donc l' Arsenal av^c un sea- 
timent pénitde, dont l'amertume fut encore Pigmentée 
par ma séparation d'avec madame Roussel, qui^ à 
cette époque, partit pour l'Italie ; Alfred, qui s'éUât 
vivenient attaché à elle^ fimdken lurmesen lui êàaaxkt 
adieu.' Je fus exigée de prendre, faute d'autre, un 
appartement très-incommode dan» le même qu^iier, 
rue des Lions : il était assez .grand, au premier, mais 
gothique, ridiculement distribué et foiÉ malsain par 
l'humidité. 

Je passai là cependant de fort agréables aokées, 
gr&ces à MM. 4'Estourmel, Briffimt et de Treneuil, 
qui se rendoient' régulièrement ehez moi tous, les 
samedis ^au soir; chacun d'eux me Usoit un petit 
fragment inédit toujours en vers. Je leur liaois de 
mon côté quelques morceaux de prose. Ces lectures 
tauJQuœ suivies d'une conversation tris-animée qai 



DE MABAMB Blf 6ENLIS. 29? 

se proloi^eoit souvent jusqu^i minuit^ ce qui dura 
tout rhîver. 

J'étois encore à la rue des Lions^ lorsque M. Ameil- 
hon fit une chute affreuse sur le grand escalier de 
TArsenaly car^ malgré les instances d'une femme 
aussi attentive que vertnense, 11 vouloit toujours alfer 
seul; il étoit très^vieur, on accourut à son secours^ et 
' on le porta mourant dans son lit ; on désespéra bien-* 
tât de sa vie. J'envoyai avoiv tous les jour» de ses 
nouvelles ; il le sut^ y parot senrible f et «n jour il 
fit entrer ma femme de chambre et la chargea de me 
dire qu'il se rappeloit avec peine nos petites querelles 
de l'Arsenal^ et qu'il m'en demandoit pardon j cette 
espèce de repentir me toucha sensiblement : il mourut 
peu de jours après. C'étoit un homme humoriste ft 
morose, mais qui avoit beaucoup d'instruction et 
d'excellentes qualités» 

J'ai fait un ouvrage sur les plantes usuelles, à 
l'usage des jeunes personnes, car il est impossible de 
mettre entre leurs inains ceux qui sont dans le com- 
merce, parce qu'il» sont remplis de détails sur les 
plus infâmes maladies. J^avois supprimé dans le 
mien tous ces détails, et j'avois tâché d'y mettre de 
l'agrément et de la morale; enfin je n'avois négligé 
aucunes des recherohés et des soins qui pouvoient 
donner de l'intérêt à ce Hvre et le rendre titOe aux 
mères de famille et aux jeunes personnes.^ 

* Je Hmi cet oavTage à M. Barroia mois fidre ancun eilgk|^ei!t 

13** 



298 MJSMOIRB9 

J'ai éprouvé, en arrivant à Paris, un procédé étcn^ 
nant d'un libraire que m'amena mon ami, M. Piejrre : 

par écrit. Je n*en ai rien tonchéy mais Touvri^ n*a point paru ; 
j^gnore Pâsage qn*en veut faire M. Barrois. , J'ai quelques lettres de 
lui qui prouvent qu*{l y a plusieurs années il deyoit le faire parottre 
incessammentr. Comme J'ai beaucoup de raisons d'estimer M. Bar« 
Koii^ dene lui faire aucune peine, je n*ai point donné de suite à cette 
afiaire ; mais Je reg^rette cet ouvrage, que M. Corréa,^ un très-grand 
botaniiste portugais, avoit Jugé très-utile à la Jeunesse, sous tous les 
rapports. M: Corréa avoit même eu la bonté d'y faire deux oa 
trois additions de plantes exotiques qjui m'étoient inconnues. Je 
n'en aj point de. C0pie,je n'en ai. gardé que quelques fragmens. Le. 
manuscrit remis à M. Barrois étoit écrit de la main d'un Jeune Corse 
de mes amis, neveu de M. le comte de Brady, qui avoit copié les 
fragmens que j'ai conservés, et le reste est écrit sous ma dictée.—. 
ÇNoie de r Auteur;)^ 

• Joseph François Cbrréà de Sèrpa, hè vers Tàn 175Q ; en Portii^ 
gai, fut élevé en Italie, et compta parmi ses maîtres le célèbre abbé 
Génovesi. De retour dans sa patrie il contribua puissbmmi^nt à la 
fondation de l'académie royale dea sciences de Lisbonne.. H en fut 
nommé secrétaire perpétuel en 1779. Sous le titre de Monumewto^ 
ineditosy M. Corréa publia la collection dés Mémoires, fournis par les 
académiciens, sur l'Histoire du Portugal. Il passe pour être l'homme 
le plus BaYanifééVEvLrd^^ûanBh: Botanique Phjfsiologique. Objet 
des persécutions 4e tons les ennemis, des lumières, pour s'y sous- 
traire a fut forcé de s'éloigner de Lisbonne: il vint à Paris en 1786, 
A la mort de Pierre III il retourna en Portugal, et peu de temps 
après il se vit obligé de s'en éloigner une seconde fois, pour échapper 
à, l'inquisition : il se réfugia en Angleterre. L'honorable M. Banks le 
fit nommer membre de la société royale de Londres. Dès que la 
Raix fut signée, Corréa passa e^n France où il fut reçu membre cor- 
respondant de l'Institut. Après^ onze années de s^our à Paris, M. 
Corréa s'embarqua. pour l'Amérique, et, en 18l6, le roi de Bottu- 



ÛE MADAME DE 6ENLIS. ' 299 

Ce fut au sujet d'une nouvelle édition des Mères 
rivales j avec l'augmentation d'un volume tout nou- 
veau ; l'édition fut enlevée en huit jours. Je n'avois 
pas fait d'engagement par écrit, et Iç libraire m'en a* 
refusé tout nef le paiement ; et je n'avois aucun 
moyen de le forcer juridiquement à tenir sa parole. 
Je n'ai jamais rien éprouvé de semblable avec Mara-^ 
dan : je lui ai toujours trouvé Beaucoup dé diroiture et 
d'exactitude ; il est vrai qu'il a fait de bons marchés 
avec moi, mais c'est parce que j'avois de l'amitié pour 
lui et que je le voulois. Je fis dans la rue des Lions, 
mes Notes sur Labruyère; cette première édition, 
dont je négligeai de revoir les épreuve, fut défectueuse 
en tout: on laissa les mauvaises notes de Lacoste, 
que l'on mit au* bas du texte, on plaça les miennes à 
la fin du volume, et Ton supprima tOus' les titres si 
piquans des chapitres de cet ouvrage. Ces gaucheries 
nuisirent au débit de ce livre, qui ne se vendit pas 
avec la même promptitude que mes autres ouvrages. 
Cependant on convint généralement que mes re- 
marques étoient justes et pouvoient être* utiles à la 
jeunesse. Je fis encore, dans lar me des Lions, le 
plan de mon petit poème intitule la Jeunesse de Mmse^ 
ou les bergères de Madian. Ce fut M. Alibert qui me 
conjura de traiter ce sujet; je le fis paroître quelques 
mcHs après : le cardinal Maury, qui se connoissoit 

g^l le -nomma son ministre plénipotentiare près le congrès des. Etat». 
¥nis.— <2Voie cfe VEditeur. 



en rtyle^ fut enthouBJ^o):^ de ce |tetili poëme y il me 
disoit que c'est de tous me^ ouvrji^es le mieux écrite 
et je le pense aussi.* 

Je np donfffu point cet ouyi^age ,à Iliarnd^^ pa^ce 
qae> pour ob%er madamie 4^ ^ion^ j'accordai la pfét? 
fiérençe à un libraire avec leqi^l elle étpit en marçbj^ 
pour la traduption d'un roijo^ anglais, Je lui donnai 
Jlfoue ^ Bfu Bf es pfii;r rî/B% à con4ifip5i qu'il prep-, 
drpi|; la traducl^o^ ^e i^ia^qfie de 3oa ppiiyr. le prix 
qu'elle çîi deœ^i^oit^ 

^'i\m ^mv.w^^ <\'Htt ftn à^^M we-^» Mçofti 

Uu-^quç Çasifflic f e¥m|i de Yieijaifi^ Ce fat ^qrs q^ig 
je lui ^61*4^ ^pp^pRété al)aq]|^e ^IjOH» «}Pf!.flWra|gç% 
prapriété 49ny^pp^vc4ai çex^i^mgiitiiqptospf ^l^o^ 
gré san^ ^qun genre 4^ sçtupijlfî, pHiMPS j'awis 
abi^n4Pi)né, 9$ng resi^riction^ ^ ma fa^nilte e\ dçpm^ 
l'ipstant de mon TOyage, mon dpWî^ et^i^fis q^fts 
l'éprises sans en avoir jai^ais tpucbé ^ne fît)ql£.. 

Quelques mois* aprèf^ son rftto^ iifi Vienne,, nqu^ 
allftnfieçi noys établir dans un très-bel, appi^rt^ipept 
rue. Heluétius, et^ ^'S^^. ^ ^^^<4^^ifi9>; ^^ 'Sqi^çn 
Ann^ J'^ eu lasa^is^fion^dès^e; l^ndem^^ ^ la 
re«itottr^t^ofl, 4e %ire effi|ç^r 4w^. cette rue ^e x^qqti 4u 

• M. Horace Vernet eut la bonté de faîré> à la seconde édition de 
cet onvrage,. le deann d^one estampe qui rqurésentanne des ploa !n- 

térçivpa^tfft ^^^9^. ^^ poeiji?*. Op y«ât tçn^ ¥>n talent dans cette 
charmante graTnre, et j*y trouvai de plas une preuve d*amîtié qui me 
toncba soisiblement. La mienne tknu* lui et pour son aimable 
compagne» n*a jamais varié.-- (iVb/« de VAuiaiwt.) 



DB BiADAMB J}^ GENUS. 30i 

p/dh^opAe, ejb d'y vét^\>\Ui celui de la sainte M. de 
ehj^rbppnièreg, mon açai, r^tqijt wssi du préfet de 
Paris ; ma preooièrp p^iijsée^ au inQfO^Qot de la rentrée 
du voi, fut d'e^pfiui^ h M« de ChArbpnni^re» le désir 
qua j'éprQU^oid de baç^ir Helvéti^a de notre rue; 
M. de Cl^arboniiière^ obtint Bur^Je-rcb^mp cette grâce 
du jir^t,.et j'ftHQ le pl^î^ e^^rém^ de voir gratter 
le nom de Tauti^iiw 4'i^ Jw^ y^mmi^ et 4éte»table 
sous t&a^ If» rapports i je descsmdît â§>m 1^ l'ue tout 
exprès pauyjouûr de ç^ doux ^f^t^li^ et depuis je 
n'ai jamab, jeté h& yeux sur qe ooiri 4e rm, je n'ai 
jamais lu le nom pur et sacré qufij'y^^^^ ^ttraçer5 
sans épT'Ouver la sensation la plu« agréable» 

J['avot8 donné ma Botunique hiatonque et lUt&r 
Toire, ouYfage rempli de recherche^^ de tjpente aps^ et 
eoBune je n'y avois parlé qu'en géaéî»! de^ plwt^« 
de la Bibk et de cellea qui portent les nov^ de per^ 
sonnagie&qui ont existé^ je fis, paur mon amu^ftmentt 
particuUer, un ouvrage manuserit mt ces plautçs^ 
sous le titre de& huit Ihrbimrs : en conséquence, je 
fis relier en maroqum un gros livre blani; in^4*^», imn 
lequel j'ai peint quatre hm^er^ formait le p^Quiie^ 
volume des hait, que je voulois. fair^^ ces quatre 
herbiers sont : V Herbier saoré^ eelui 44 h re€ipnno^-^ 
scmce et - de V amitié^ V Herbier hérétUiqu^, ^ui ooi9r 
prend toutes les armoiries des famifles fransa^se^ 
dans lesquelles se trouvent des. végétaux ; j!ai a^asi 
placé dans ce même herbier des devises antiques don 



302 MÉMOIRBS 

les végétaux forment le corps ; enfin, V Herbier d^or} 
dans lequel j'ai placé toutes les plantes d'or dont 
il est parlé dan» Thistoire. C'étoit, dans l'antiquité, 
une coutume, et une magnificence très-commune 
parmi' les souverains et les grands personnages, 
d'avoir dans son palais une galerie ou un jardin arti* 
ficiel rempli de plantés d'or; et de s'en envoyer réci- 
proquement en présent. On a fait mille dissertations 
pour deviner le sens allégorique de la fable des pom- 
mes d'or, dé Vsl fable des Hespérides; les uns ont pré- 
tendu que c'étoient des oranges,* leb autres des mou- 
tons, dont les pommes d'or exprimoient le profit 
lucratif y je crois avoir prouvé, dans une petite dis- 
sertation, que j'ai fait imprimer il y a long-temps, 
que tout simplement les pommes des Hespérides 
étoient des potnmes d'or ; j'ai donc peint en or dans 
mon Herbier d/6r toutes les représentations de végé- 
taux faites de ce métal, dont j'ai troavé le détail dans 
l'histoire, et le nombre en est considérable. Dans ce 
livre, j'ai écrit dans chaque herbier le texte expli- 
catif, et je l'ai orné de vignettes et de culs-de-lampe ; 
j'ai peint toutes les plantes avçc un soin et une 
vérité qui ont été loués par tous les artistes qui l'ont 
vu ^'il y a même des vers inédits de moi. Ce gros 
livre, magnifiquement relié, est certainement l'ua 
des plus curieux et des plus précieux manuscrits qui 
existent^ Comme il né m'a pas été possible d'y 
travailler tous les jours, j'ai mis plusieurs années à 



I DE MADAME D£ GBNLIS^ 303 

It faire ; je Tai fini un jour très-remarquable : ce fut 
celui où les alliés entrèrent à Paris, et où tout le 
monde étoit dans le plus terrible ef&oi*. Je m'occupe, 
dans ce moment, à faire le second volumef, qui fera' 
suite à cet ouvrage; j'en rendrai compte un peu plus 
tard. Outre l'ouvrage dont je viens de parler, je me 
suis amusée à composer et à peindre cent soixante 
devises tirées du règne végétal J.- J'ose dire que ces 
devises sont d'une justesse parfaite : il n'y a point de 
sentimens et de situations qu'elles n'expriment, etleà 
objets qu'elles représentent mériteroient Thonneur 
d'être gravés en recueiL Ekifin, depuis la restaura* 
tion, j'ai fait sur le joli jeu de cartes de M. Athalin |] 

environ cinq cents vers ; je les ai écrits de ma main 

• 

sur le revers des cartes ; je n'ai point fait, à mon gré, 
de vers plus liEkciles et plus agréables f j'ai donné ce 
jeu de cartes à Casimir. Ce fut dans ces appartemens 

** Ce livre aujourd'hui appartient au roi, et se trouve dans sa 
bibliotliéque particulière. 

•f* Ce volume est en effiet commencé sous le titre de suite ou sûp- 
plément, mais je n*ai pas encore pu le finir. 

X Ouvrage qui est maintenant en Angleterre —(2Vb<£ff de 
r Auteur,) 

Il M. le colonel Athalin» nn des aides-de-camp de S. A«ll. monsei- 
gneur le duc d'Orléans, a consacré ses loisirs à Texécution des plus 
jolis dessins qui se trouvent dans le Voilage romaniique, en Norman- 
die, publié par M. Charles Nodier et Taylor. Il est sans contredit 
un de ceux qui réussit le mieux à dessiner sur la pierre lithographique, 
et dont les heureuses productions font le plus d'honneur à cette 
ingénieuse découverte — (iVbfe de V Editeur,') 



304 MÉMOIASS D8 MÂDAMK DK GENLIS. 

.de la rue Seinte-Anoe ^e «e fit le mariage de Casi- 
mir : il épousa la fille de M* Carret^ maître des comp- 
tes i Casimir aimoit mademoiselle Carret^ et elle le 
méritoit, par sa xioble et belle figure^ son esprit et ses 
vertus. 



TABLE DES MATIÈRES 



DU TOAIE Ci^QUIÈIf j^ 



A bon entendeor salut, ouvrage de madame de Genlii^ pa^t 50. 

Alfred, Voyez Lemaire. 

Alibert (le docteur), 26I9 ^09. 

Alphonse, on le Fils naturel, ffi9fX9iigfàM nadane de Ganlii^mS. 

Altona (la ville d') 48, 64, 66. 

Alyon (M.), 106, 202, 203. 

Alyon (mademoiselle), 106, 200^ 206. 

Ameilhon (M.), 171, 186 H #tftv., 843, 245, 274 ; «a mort, 297. 

Amenbl(^eD% ftvabt et depuis la révolatioB, 85 ^ nc<«. 

Ami des arts et des talens (P), ouvrage de madame de GenHs, 20. 

Anatole. Vùyêz Lawoestine. 

Ancillon (M.), 123, 188. 

Angevillers (M. d*), 108. 

Annales de la vertn, ouvrage de madame dé Geslis, 106. 

Anne d'Autriche, 178. 

Antonin, cité, 216. 

Arabesques mythologiques, ouvrage de madame de Geidis» 220. 

Arabesques peintes par madame de Genlie^lOS» 220. 

Arbre des réfugiés en Prusse, 33. 

Arnoult (mademoiselle), 108. ' 

Arsenal (F), 108, 153, 170, 1«7» 1S4, 203, 207, 225, 243, 274, 205> 

296. 
Arts. Etat des beaux-arts depuis. la révolution, 141. 
AssoiV^y (d*>, le poete^ 237. 
Athalin(M.),303. 
Aubantoo ^aoedome d^, 248. 
Anbanton (mademoiselle d*), 247. 
Auger (M.), 226, 227. 

Bals champêtres, avant et depuis la révolution, 89. 
JBaolui, présâdenft de la société royale de Londres, 298. 
Barré (M.) poète, 194, 24^. 
Barrois (M.), libraire, 297, 298. 
Bauffremont (la princesse de), 256. 



306 TABLE. 

Bayane (le cardinal de), 144, 146, 148. 
B€ai]0<>loi* 0^ comte de), 60, 61. 
Beaulieu (Hyacinthe de), 199, 200. 
Béliiaire, onvrage de madame de Genlis, 117, 211,212. 
Béliiaire, ouvrage dé Marraontel, 212 et tuiv. 
Bellegarde (madame de), 155. 

Bergères de Madian, ouvrage de madame de Genlis, 299* 
Berlin (la ville de), 1, 7^8, 37,44, 54,. 64, 123, 165. 
Bemadotte (le maréchal^ roi de Suède),.152. 
Bemadotte (la maréchale, refne de Suède), 150, 152, 219. 
^ Bernard (madame), 40. 
Beurnonville (le général), 52. 
Bibliothèque des Romans, ouvrage périodique auquel madame de- 

Genlis travaille, 93, 109. 
BigniMi (M.), 268. 
Biron, Voifet Lauzun. 

Bocquet (madame^, 14, 15, 17, 18, 19, 33, 54, 63. ^ 
Bocquet (mademoiselle), 11 et euiv. 19, 28. 
Bon (madame de), 112, 155, 300. 
Bonald (M. de), 134, 135, 275, 276. 
Bonaparte (madame). Voyez Joséphine. 
Boasuet, cité, 160, 217. 

Botaiiique historique, ouvrage de madame de Genlis, 302, 303. 
Bouquets d^église, 3, 4. 
Bourbon (madame la princesse de), 121. 
Brady (le comte de), 298. 
Brady (madame de), 195, 196, 293. 
Brifiaut (M.), 155, 250, 255, 296. 
Brochures de madame de Genlis, 233« 235. 
Brosseron (madame dd), 112, 154, 246, ^47, 248, 293. 
Bureaux d^esprit, 74, 163, 164. 
Bussy (M. et Mme. de), 85. 
Bruxelles (la ville de), 68. 

Cabarus, ou Tallien (madame), l.'>5, 264, 265. 

Cabre (M. de), 94, 146, 150, 152, 157, 190, 218, 219, 279. 

Calvinistes, 166> 

Campagnes de Napoléon. Il manquoit un historiographe pour les 

écrire, 141, 143. 
Cantique des fleurs, ouvrage de madame de Genlis, 209, 210. 
Caractères. Manière fautive d*en Juger, 2. 
Carafa (M.), compositeur de musiquç, 247 . 
Canon de Nisas (M ). 1Ç2, 267. 
Carret (mademoiselle), 304. 
Casimir, 38, 50, 54, 68, 198, 200, 203, 204, 206, 208, 222,223, 224,. 

249, 255,291,292, 293, 303, son mariage, 304. 
Celle (Pnlchérie à^,209. 
Champfort,228. 



TABLE. 307 

Çhaptal (M), 108. 

Charbonnières (M. de), 157> 3(H. 

Charlottembourgf, 53. 

Chateaubrîant (M. de>, 140, 277 et êuiv. 

Châteanjt, avant et depuis la révolution, 80. 

Chfttenay (madame de), 153. 

Châtenay (Victorine de), 153. 

Chénier (André), 226. 

Cherubini, compositeur de musique^ 137, 

Chevreuse (madame de), 196, I97. 

Chimay (la princesse de), 155. 

^oiseuil (madame de), 153, 195, 256, 262. 

Choiseuil-Gouffier (M. de), 140, 162, 262 eisuiv, 

Choisy (l»abbé de), 173, 185, 186 . 

Cohen (madame), 40, 41, 49, 53, 55, 56, 63. 

Conscrits (Dialogrues de), 135. 

ConsCTvatoire de Musique; opinion de madame de Genlis sur cet 

établissement, 136, 137, 246. 
Conti (madame la princesse de), 58. 
Cariolis (M. de), 157. 
Correa(M.), botaniste portugais, 298. 
Correspondance de madame de Genlis avec Napoléon. 121, 124, 128, 

131, 138, etsuiv. !-»>>> 

Cottin (madame), 118. 

Cour 5 lettre de madame de Genlis sur la cour, 128, 130s 
Courchamp (M. de), 158. 
Courlande (madame la duchesse de) 242, 256. 
Cours d^Histoire et de Littérature, ouvraee de madame de Genlis» 

220. 

Courtanveau(M. de), 182*. 

Crawfurd (M.), 112, 159 

Crest (M. du), 189, 194, 221, 272, 273, 274. 

Crest imadame du), 247, 272. 

Crest (César du), 39, 69, sa mort, 107, 108. 

Dangeau (le marquis de), 171, 180, 181. 

Dangeau (les Mémoires ou le Journal de) 167, 169, 173, 177, 187. 

Dangeau (l'abbé de), 181, 183, 186. 

David (le peintre), 141, 149, 150. 

Davis (M.), 142. 

Deiiànt (madame du), 42^ 74. 

Delagarde libraire, 35. 

Delagarde (Mademoiselle), 36. 

Delille (l'abbé), 22y 140, 154, 269, 270, 272^ 

Denon^ 163. 

Desaugiers (M.), 247. 

Deeoherny (M.)> 157. 

Desfontaioes (M.), 194, 249. 



306 T A B L E^ 

m 

Desprez (M.), 1&9. 

Destoarnel (M.)» 18d* 

Dialogues ou Itînéreires ; ouvrage de Madame de GealiSy 20» 38. 

Distraites, 160. 

Dubos (Pabbé), 183. 

Buchcsse de la Vallière, ouvrage de Madame d&Genlis, 1^ 111, llb* 

Dnclos, 189. * 

Dupaty (M.), 117, 249. 

Daport, Violoncelle, 7, 8. 

Dussàalt (M.), 140, 143, 159. 

Duval (M. Alexandre), 117, 140. 

Ecrits de Madame de Genlis, 11,. 20, 31, 32, 36, 50, 53, 93, 109^ 
110, 115,116, 117, 143, 166r209,211, 218, 220, 230» 233, 2^7, 
268,297,299,301. 

Emploi du Temps (1') ouvrage de madame de Genlis, 128. 

Encyclopédie, èrfeurs qvHl contient, 217. 

Ennemis de la France, leurs projets contre ce pays j^ e^ets de leur 
haine^ 142. 

Ermites des Marais Pontins, ouvrage de madame de GenUs» 94* 

Espagne (la reine d') 149> 150, 151, 159, 219, 220. 

Esterimsy (M.), 224. 

^tourmel (le comte Joseph d*) 161, 255, 256, 296, 

Estrade (le comte d*), 175. 

Etienne (M.), 117, 140. 

Etiquette, 80, 81, 82. 

Felétz, (M. Tabbê), 210, 211. 

Femmes (les), ouvrage de madame de Geivlis, 230. 

Femmes Françaises avant, pendant et après la révoUiUco, 72, 77> 

80, 83, 86. 
Fêtes données à madame de Genlis, 246. 
Fiévée (M). 32, 103, et *uiv, 109, 113, 143, 170, 260, 261. 
Filhon (mademoiselle), 32. 
Fmguerlin (M). 53. 
FIahaut(M.), 108. 
Fleurs Funéraires (les), ou la Mélancolie, ouvrage de madame de 

Genlis, 32. 
Fleurs de la Mythologie (les), ouvrage de madame de GenUs, 265. 
Folliculaires et diécoureurs littéraires, 232. 
Fontanes (M.), 100, 112, 115, 116, 140, 264. 
Fontenelle, cité, 180, 184. 
Foumel (M.), avocat, 92. 
Frédéric II, roi de Prusse, 1 , «, 5, 7, 106, 107. 
Fressinous (M. Pabbé), 145. : 

Gall (le docteur), 257, et suiv, 
. Gay (madame), 118. 



TABLE. 309 

tGenlis (M. de), 91. 

Geoffiroy (le critiqne), 288, 289. 

Georgrette, nièce de madame de Genlis, 190, 247. 

Qerlach (mademoiselle), 31. 

Gérard, peintre, 27, 141. 

Girodet, peintre, 27, 141. 

Girond (AlphoMe;, 266. 

Gosaec, compositeur de Musique, 137. 

Gros, peintre, 27. 

Grotbus (la baronne de), 50. 

Guérin, peintre, 27, 141. 

Guimbarde, perfection dont cet instrument est susceptible, 7. 

Guiugené (M.), 227, 228, 229, 230, 232. 

Haingruerlot (madame), 154. . f,^ 

Hambourg^ (la ville' de), 3, 4, 64. ^f / 

Harbourg (la ville de), 66. ^^^ • / 

Harpe (M. de la), 20, 95, 97, ei miv, 120. 

Harpe, effets produits avec cet instrument, 204, 205, 249. 

Hanrille (jttadame d*), 153, 190. 

Haugeom (mademoiselle), 51. 

Helmina, jeune Allemande qui fiiisoit des vers, 106y 200. 

Helvétius, 300, 301, 

Helyétius (madame), 119. 

Hénaut (le président), 173. 

Henricbs, libraire, 93. 

Henri (la princesse), 43. 

Herbiers (les Huit), ouvrage de madame de Oenlis, ZOlieiMiiv. 

Herz (madame), 40. 

Hespérides (pommes d'or des), explicaition de cède fable, . 302 . 

Heures, à l'Usage des jeunes personoess ouvrage de madame de 

Genlis, 11, 106. 
Histoire de Henri le ^rand, ouvrage de maitoine de- Gealis, 165^ 

167, 286. 
Hofiman (M.), 167. 
Hôtel Rambouillet, 73, 74. 
Hôtel de Genlis, 71. > 
Hydropisie, maladie coanBunc-à Ber4iii^ 55. 

Ida ou le Jupon vert, ouvrage demadame deGenlis,,31,.117,/248. 
Iffland, 51, 

Influence des Femmes sur la Littérature Française, <mvrage de- ma- 
dame de Genlis, 230, 231. 
Itzig (mademoiselle), 18, 31| 32» 35, 43« 

Jamoritz, 273. 

Javary(M.),201. 

Jeanneton, lettres écrites sous ce nom à madama de Genlis;. 196. 



310 



TABLE. 



Jenoy, voyez Riquet. 

Jérôme^ le prince, 265, 266. 

Joly, acteur du YaDdeyiHe, 24d, 250 

Jordan (M.), ami de Frédéric II, 5. 

Joséphine (riœpératrice), 90, 150, 242, 243, 265. 

Journal des Débats (le), cité, 210, 288. 

Journal imaginaire, ouvragée de madame de Genlis, 268. 

Jouy (M. de), 69. 

Karschia (madame), poète allemand, 106. 
Kénnens (madame), 154, 194, 267, 268. 
KIopstoc](, 64. 
Kosakoski (M.), 91, 240, 24 K 

Laborde (M. de), 160, 161. 

Laborde (madame de), 279. 

La Borie (M. de), 156, 225, 226, 229, 231. 

La Bruyère. Voyez Notes. 

Lalande (M. de), 146, 147. 

Langue, cbaogemens opérés dans le langage par la révolution, 75, 

76, 77, 78. 
Langue française, études de madame de Genlis sur cette lang-ue, 

76, 289, 290. 
Larcher (madame;, 291. 
Lame (madame de), 248, 267. ^ 

Lascours (M. de), 161. ^ 

Lascours (madame de), 132, 153, 195, 197. 
Lauzun (le duc de), 233. 
Laval (la vicomtesse de), ,256. 
LavaletteXM. de), 118, 169, 280. 
Lawoestine{M. de), 66^ 67, 68. 
-Lawoestine (Amable de), 222. 
Lawoestine (Anatole de), 199. 

Lebrun, 158, 159. ( 

Lép^lation primitive (la), 275 ei suiv, 
Leipsick (libraires de), 49. 
Le Loup et PAgneau, fable, 208, 209. 
Lemair (Alfred), 205, 208, 222, 259, 298, 296. 
Lenoir (M. Alexandre), 91, 92. 
Lesneur, compositeur de musique, 137. 
Lettre» d^une dame de province, à madame de Genlis, 201, â02. 
L*Hôpftat ^le marquis de), 184. 
Ligne (le prince de), 291. 
Littérature (de la), après la révolution, 140. 
Lits de Loulais, fondés à Thôpital de Stockholm, 10> 
Lits sur le théâtre, 8, 9. 
Lombard (M.), 40, 41, 44, 51, 52, 53, 57, 63. 
Longueme^rabbé de), 183. 



T A B L £. 311 

Louis XIV, 110, 139, 168, 173 et ntiv. 

Louis XYIII, 103,166. 

Lutins de Kernosi (les), comédie de madame de Genlis, ÔO. 

Luynes (la duchesse de), 168. 

Madame de Maintenon, ouvrage de madame de Genlis, 115, 120. 

Mademoiselle de Clermont, ouvrage de madame de Genlis, 94, 117. 

Maintenon (madame de), 112, 171,172, 173, 177, 179. 

Mairan, 185. 

Maison rustique (la), ouvrage de madame de Genlis, 220. 

Malencontreux (le), conte de madame de Genlis, 93. 

Mallet du Pan,' 142 

Maradan, libraire, 93, 95, 103, 197,300. 

Marc-Aurèle, cité, 216. 

Marcieu (mademoiselle de), 205. 

Marigné (M.), 1 12, 163, 259. 

Marmontel, 10, 212 «# «Ktv. ^ 

Mathiessen (madame), 64. 

Maury (le cardinal), 133, 162, 299, 300. 

Mayet (M.), 14, 63. 

Méhul, compositeur de musique, 137. 

Mémoires de Dangeau. (Voyez Dangeau.) 

Mémoires du comte d^Estrades (Koyes Estrades.) 

Mémoires historiques, conditions que doivent réunir ces sortes 

d'ouvrages, 179, 180. 
Mémoires de madame de Motteville, 180. 
Mémoires de madame de Nemoui^ 180. 
Mémoires du cardinal de Retz, 178. / 

Mémoires du siècle de Louis XIV, 180. 
Mémoires de Tourville, 180. 
Méreau, compositeur de musique, 273. 
• Mères rivales (les), ouvrage de madame de Genlis, 3», 36, 38, 93. 
Meude Monpas (le chevalier), 27, 28. 
Michaud (M,), 225, 226. 
Michelet (madame), 37, 38. 
Michelot (Pacteur), 249. 
Millevoye (le poète), 156. 
Mœurs (état des), sous la régence ; 139, 140; â la fin du règne de 

Louis XV, 80, 84 j après la révolution, 83. 
Monot, sculpteur, 91. 
Monsigny, compositeur de musique, 190. 
Montesquieu (madame de), 132. 
Montesquiou (Anatole de), 197. 
Montesson (madame de), 89, 90, 93, 95, 100, 220 ; sa mort, 221, 

222. 
Montholon (madame de), 154, 267. , 

Monumens religieux, ouvrage de madame de Genlis, 143, 145, 146. 
Morean (M.), 194. ^ 



312 TABLE. 

Naples (la reine de)j 149 voyes I^Épagnè. 

Napoléon (l'emperenr), 109, 110, 112, 119, 121, 129, 14SF, 162, 166, 

169, 170, 188, 190, 194, 219, 241, 242, 248, 261, 276. 
Narbonne (M. de), 85, 256. 
Necker (M:), 282. 
Necker (madame^ 283, 287. 
Noallles (M. de), 90, 9I> 92. 
Nodier (M. Cbarles),l9&, 303. 
Notes sur lia Bruyère, par madame de Genlis, 299. 
Nuits d'Young (les), 14. 

Octane ; tragédie allemande, 8, lO. 

Octavie, tragédie de Marmontel^ 10. 

Offémont (M. d') 247. 

Orléans (la duchesse d*), 94 . 

Orléans (mademoiselle d*), 58, 59, 123. 

Oarrages de madame de Genlis, abandon 'qti*enë'ehfatt à Casimir, 

300. 

Paesiello, compositeur de musique, 137. 

Page (vengeance d^un), 5, 6. 

Palais-Royal, 89. 

Paméla (Lady Fitagerald), 47, 48,^ 66, 154, 223, 224 . 

Parandier (M.), 32. 

Parvenus de la révolution, 72, 85. . . > 

Petit La Bruyère, ouvrage de madame de^ânlîs, 106. - 

Petits Emigrés (les), Ouvragede madame dé GthlvSj 11. 

Peuples, ouvrages et chansons pouif lepettple, 136, 136, 

Picard (M.), 804. 

Pie VII (le pape) 143, 145, 146, 147. 

Pierre (la), maladie commune à BerKb, 55, 56. 

Pieyre(M.) 156, 204,233, ei *«*t?.268. 

Pitcaim (M.), mari de Paméla, â24. 

Plantes usuelles (les), ouvrage de madame de'Oeiitis; 301-^ 

Ploetz(M.), 41,42, 43. 

Poésie, ce qui Palimente, 159. 

Polignac (le cardinal de), 183, 184. 

P^mimereuil (le général de), 236, ei iUiv. 

Pontécoulant (M. et Mme. de), 68. 

Potsdam, 29, 33. 

Prusse (le roi dé), 165. 

Radet (M.), 31,50, 159, 192, 193, l94j5M9i 
Ràdzivîl (la princesse), 53. 
Raguenet (Pabbé), 184, 185. 
Ramdor (le baron), littérateur allemand, 66. 
R£éânlier(mâdame), 200.' 
. Réfugiés Français, 33. 



T A B I. JB. 313 



Religion (lettre deiMiduM de Gcalk ottIb), m. 

Réiiiiisat(M. de), 109» 110, 170. 

Rénrasat (ondMK de), 1 11. 

Renommée (la) et fai critiqa^ dmlogMi en vert de M. Bnllkvt, «51, 

et nûv. 
Retz, (MémoHcs dm é>mwMm^i ^^^ 17g, 
Riqnet (Jemiy), lô, Ifi, ». 
Robadet (madame) 298,992 
Robe^iene, 21. 
Roeer(madaBe) 154, 967, 909. 
Rois, 215^ 216 

Romao, défiintioii de cette espèce de co mp omlioit, 217, 218. 
Rooaaeaii (J.J.) 27,217,818,277,202. 
RousmI (madame), 292, 296, 296. 
Royon (Pabbé) 288. 

Rosse (petite fille) presque SMiette, 11, 12. 
Russie (l'emporenr de) 241. 

Sabran (M. de), 160. 

Saiote-Amie (madame de), 248. 

Sainte-Anne (la rue}, 300, 301. 

Saint-Lambert, 49. 

Saint-Piérre (1*abbé de), 184. 

Saignes (M.), 228, 229. 

Saugrin (M.) 194. 

Sans-Soncy, 1,2,8. 

Schmalensée (madame de), 29, 36. 

S^nr (le comte de), 114, 140. 

Sennovert(H.de),162, 163. 

Sberidan, 142. 

Siège de la Rocbelle, ouTrage de madame de Genlls, 11?» 209. 

Sieik, 60, 64 

Sillery, 90, 92, 293,ef rato. 

Sonnettes harmoniques des tronpeanx, en Allemagne, 33. 

Soupers ayant la rérolntion, 80. 

Sonyenirs de Félicie, ouvrage de madame de Genlis, cité, 63, 94, 

118, 177, 210. 
Staël (madame de), 140, 196, 281, et nUv, 
Stockholm (la ville de), 10. 
Stone (M.), 275. 
Suard (M.), 20, 226, 235. 
Suard (madame), '211. 
Talma, 249. 

TaUeyrand (le prince de), 44, 85, 119, 164, 165, 170, 256, 258. 
Temps passé, temps présent 3 critique qu^en fidt madame de Genlis, 

138. 
Tendresse maternelle (la), on Péducation sensitlve, ouvrage de 

madame de Genlis, 209,248. 



314 TABLE. 

Thadden (madame de), 18; 

Thomas (M.)» 281, j r^ i ..« 

Tombé Hannomease (la), ouvrage de madame de Geûlis, 42. 

Tragédies Allemandes, 8, 9, 10* 

Tremblaye(M. de la), 248. 

Trencoil(M.de), 131, 132, 158, 169, 194, 169, 274,296. 

Usages changés par la révolution, 79, 80, 83, 8&« 

Usages mtroduits par la révolution, 84, 87, 88. 

Un trait de la vie de Henri IV, ouvrage de madame de Genlis, H 6. 

Valence (M* de), 90, 221, 265. 

Valence (madame de), 68, 69, 85, 1 14, 266, 

Vannoz (madame de), 154, 269. 

Vaudreuil (M. de), 85. 

Vengeance (la) et Tinnocence, conte, 32. 

Vernet (Horace), 300 

Vers de madame de Genlis, 107, 198. 

VersmUes, 105, 107. , ^ , ^ 

Vie Pénitente de madame de la Valliére, ouvrage de madame de Oen- 

lis, 116, , . .,1- t^A -lAA 

Vieillesse 5 lettre de madame de Genlis sur la vieillesse, 124,. 128. 

Villeterque (M.), 211 212. 
Viole d'amour, instrument, 41. 

Viotti,42. 

Voitures avant et depuis la révolution, 87. 

Volney, 2, 

Voltaire, 5, 101, 173, 179, 210, 215,218,277,289. 

VosB (le comte de), 33. , . « * 

Voyageurs, manière dont ils jugent des hommes et des choses, 2, et 

ntiv. 
Westphalie (la reine de), 266. 
Young (Arthur), 294. 
Zell (M ) médecin, 13. 



PIN DU TOME CINQUIÈME. 



De nmprimcrte de G. Schulze, 13, PoUnd Strtet 



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